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OEUVRES COMPbÈTES DB^BALZAG
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LA FEMME DE TRENTE ANS
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LA FEMME
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LE MEBBAOe — GOBSECK.
PARIS
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LA FEMME
DE TRENTE ANS
IL4FËMUE ABANDONNÉE — LAIÎIIENA
LE MESSAGE— GOBSECK
PARIS
JliCHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
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A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
Is ds raproductiOB, et da Iraduct
LA FEMME DE TRENTE ANS . 131
qui verse le sang d'un homme pour sauver tout un peuple,
et 4ean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie,
Hélène ne souhaitait plus d'aller au bal. Jamais elle n'avait
été si caressante pour son père, surtout quand la marquise
n'était pas tc'moia de ses cajoleries de jeune fille. Néan-
moins, s'il existait du refroidissement dans l'affection d'Hé-
lène pour sa mère, il était si finement exprimé, que le gé-
néral ne devait pas s'en apercevoir, quelque jaloux qu'il pût
être de l'union ((ui régnait dans sa famille. Nul homme
n'aurait eu l'œil assez perspicace pour sonder la profondeur
de ces deux cœurs féminins : l'un jeune et généreux, l'autre
sensible et fier; le premier, trésor d'indulgence; le second,
plinn de finesse et d'amour. Si la mère contristait sa fille
par un adroit despotisme de femme, il n'était sensible qu'aux
veux de la victime. Au reste, l'événement seulement fit
naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu'à cette nuit,
aucune lumière accusatrice ne s'était échappée de ces deux
ftmes ; mais entre elles et Dieu certainement il s'élevait
quelque sinistre mystère.
— Allons, i^oel, s'écria la marquise en saisissant un mo-
ment où silencieux et fatigués Moïna et son frère restaient
inunobiles; allons, venez, mon fils, il faut vous coucher...
Et, lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement
sur ses genoux.
— Comment, dit le général, il est dix heures et demie, et
pas un de nos domestiques n'est rentré? Ah! les compères.
Gustave, ajouta- t-il en se tournant vers son fils, je ne t'ai
donné ce livre qu'à la condition de le quitter à dix heures;
tu aurais dû le fermer toi-même à l'heure dite et t'aller cou-
cher comme tu me l'avais promis. Si tu veux être un homme
remarquable, il faut faire de ta parole une seconde religion,
et y tenir comme à ton honneur. Fox, un des plus grands
orateurs de l'Angleterre, était surtout remarquable par la
beauté de son caractère. La fidélité aux engagements pris
est la principale de ses qualités. Dans son enfance, son père»
un Anglais de vieille roche, lui avait donné une leçon assez
vigoureuse i)our faire une éternelle impression sur l'esprit
à'un jeune enfant. A ton tœ^ Fox venait^ pendant les vu-*
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LA FEMME
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LA FEMME ABANDONNÉE — LA GRENADIÊRK
LE MESSAGE — GOBSECK
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MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
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A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
4868
V Droits do reprodacUon, et do tradaetioa résonrés
hl ihiUf.
LA
FEMME DE TRENTE ANS
A LODIf BOULANGER
Première* fautes.
Au commencement du mois d'avril 1813, il y eut un di-
manche dont la matinée promettait un de ces beaux jours
où les Parisiens voient pour la première fois de l'année
leurs pavés sans boue et leur ciel sans nuages. Avant midi,
un cabriolet à pompe attelé de deux chevaux fringants dé-
boucha dans la rue de Rivoli par la rue Castiglione, et s'ar-
rêta derrière plusieurs équipages stationnés à la grille nou-
vellement ouverte au milieu de la terrasse des Feuillants,
Cette leste voiture était conduire par un homme en appa-
rence soucieux et maladif; des cheveux grisonnants cou-
vraient à peine son crâne jaune et le faisaient vieux avant
le temps; il jeta les rênes au laquais à cheval qui suivait sa
voiture, et descendit pour prendre dans ses bras une jeune
fille dont la beauté mignonne attira Tatlention des oisifs en
promenade sur la terrasse. La petite personne se laissa coin-
plaisamment saisir par la taille quand elle fut debout sur le
))ord de la Voiture, et passa ses bras autour du cou de son
guide, qui la posa sur le trottoir, sans avoir chiffonné la
garniture de sa robe en reps vert. Un amant n'aurait pas eu
tant de soin. Uinconnu devait être le père de cette enfant
qui, sans le remercier, lui prit familièremoat le bras el l*ca«
2 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
traîna brusquement dans le jarcjin. Le vieux père remarqua
les regards émerveillés de quelques jeunes gens, et la tris-
tesse empreinte sur son visage s'effaça pour un moment.
Quoiqu'il fût $ffiVÔ dèpuîâ lôftgterfipsr^ l'âg6 oft ïeS^oïiftnes
ilôivent se résîgiler mi'x l^dhifreuseè joùîssancés que la Vanillé
leur laisse pour dernière pâture, il se mit à sourire.
— On te croit ma femme, dit-il à l'oreille de la jeune
personne en se redressant et marchant avec une lenteur qui
la désespéra.
Il semblait avoir de la coquetterie pour sa fille, et jouis-
sait peut-être plus qu'elle des œillades que les curieux lan-
çaient sur ses petits pieds chaussés de brodequins en pru-
nelle puce, sur une taille délicieuse dessinée par une robe à
guimpe, et sur le cou frais qu'une collerette brodée ne ca-
chait pas entièrement. Les mouvements de la marche rele-
vaient par instants la robe de là jeune fille, et permettaient
de voir, au-dessus des brodequins, la rondeur d'une jambe
fiiîement moulée par un htà de ëoié à Jour. Âuâ£(i, t)los d'un
promeneur défJa$sà-t-il le couple pour admirer ou pour re-
voir la jemie figuré autour de laquelle se jouaient quelques
r(>uleaux dé chévetfx bruns, é^dotitla blahéheur et l'incàr-
niat étaient reli(ènssés auUiit par les reflets dti taffetas rose
qui doublait une élégahte capote qtié par le déâir et Timpa-
tience qui pctilldént dans tous les traita de céité jolie per-
sonne. Une douce malice anîrtiait ses beaui yèuk noirs, fen-
dus en amande, strrmûnlés de sourcils bien arqués, bordés
d'e longs cilâ et qui nageaient daùs un fluide j!)ur. Là vie et
fa jeunesse étalaient leurs trésors sur ce visage mutin et siir
tn busle charmant et gracieux en dépit de là ceinture alors
placée sous lé sein. Insensible aux hommages, la jeune fille
tegardait avec une espèce d'ânXiété le château des Toileries,
sans doute lé but de sa pétulante promenade. Il était midi
litioins un quart. Qbélqne matinale que fût cette heure, plu»
sieurs femmes, qui toutes avaient voulu se montrer en toi-
lette, revenaient du château, non sans retourner la tête d'un
àir boudeur, comme si elle* se repentaient d'être venues
trop tard pour jouir d'un spectacle désiré. Quelqfties mots
échappés A la mauvaise homeor de ces belles promeneuses
LA FÉAlllÉ DE TRENTE ANS 3
[ désappointées et saisis au vol par la jolie inconnue, l'avai. Ai
lingulièremeni inquiétée. Le vieillard épiait d'un œil plus
cuiieux que moqueur les signes d'impatience et de crainie
qui 80 jouaient sdr le charmant visage de sa compagne», ot
• Vubservait peut-être avec trop de soin pour ne pas avoir
quelque arrière-pensée paternelle.
Ce dimanche était le treizième de l'année 1813. Le sur-
/findemain, Napoléon partait pour celte fatale camp.ii^no
pendant laquelle il allait perdre successivement Bessièn^s et
Daroc , gagner les mémorables batailles de Lutzen et de
fiaiit/.en, se voir trahi par l'Autriche, la Saxe, la Bavière,
jKir Bernadette, et disputer la terrible bataille de Leipsick.
La magnifique parade commandée par l'empereur devait être
la dernière de celles qui excitèrent si longtemps l'admira-
tion de» Parisiens et des étrangers. La vieille garde allait
exécuter pour la dernière fois tes savantes manœuvres dont
la pompe et la précision étonnèrent quelquefois jusqu'à ce
péaiit lui-mèfne, qui s'apprêtait alors à son duel avec l'Eu-
rope. Un sentiment triste amenait aux Tuileries une bril-
lante et «urieuse population. Cliâcun semblait deviner Tave-
■ nir, et pressentait peut-être que plus d'une fois l'imaginalion
aurait à retracer le tableau de cette scène, quand ces tCMips
héruïqucs de la Frauce contracteraient, comme aujourd'hui,
des teintes presque fabuleuses.
— Allons donc plus vile, mon père, disait la jeune fille
avec un air de lutinerie en entraînant le vieillard. J'entends
l'js tambours.
j — Ce sont les troupes qui entrent aux Tuileries, répon-
dit-il.
L — Ou qui défilent, tout le monde revient! répliqua-t-elle
' a:\'ec une enfantine amertume qui fit sourire le vieillard.
— La parade ne commence qu'à midi et demi, dit le père
qui marchait presque en arrière de son impétueuse fille.
t A voir le mouvement qu'elle imprimait à son bras droit,
TOUS eussiez dit qu'elle s'en aidait pour courir. Sa petite
main, bien gantée, froissait impatiemment un mouchoir, et
rcss<'nibiait à la rame d'une barque qui fend les ondo^. Lo
Mciilard souriait par moments; mais parfois aussi du u::-
k SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
pressions soucieuses attristaient passagèrement sa figure
dessdchée. Son amour pour cette charmante créature lui
faisait autant admirer le présent que craindre Tavenir. 11
semblait se dire : — Elle est heureuse aujourd'hui, le sera-
t-elle toujours? Car les vieillards sont assez enclins à dotCi
de leurs chagrins l'avenir des jeunes gens.
Quand le père et la fille arrivèrent sous le péristyle du
pavillon au sommet duquel flottait le drapeau tricolore, et
par où les promeneurs vont et viennent du 'jardin des Tuile-
ries dans le Carrousel, les factionnaires leur crièrent d'une
voix grave : — On ne passe plus! L'enfant se haussa sur la
pointe des pieds, et put entrevoir une foule de femmes pa-
rées qui encombraient les deux côtés de la vieille arcade en
marbre par où l'empereur devait sortir. — Tu le vois bien,
mon père, nous sommes partis trop tard. — Sa petite moue
chagrine trahissait l'importance qu'elle avait mise à se trou-
ver à cette revue. — Eh bien! Julie, allons-nous-en, tu
n'aimes pas à être foulée. — Restons, mon père. D'ici je puis
encore apercevoir l'empereur. S'il périssait pendant la cam-
pagne, je ne l'aurais jamais v«. — Le père tressaillit en en-
tendant ces paroles, car sa fille avait des larmes dans la
voix; il la regarda, et crut remarquer sous ses paupières
abaissées quelques pleurs causés moins par le dépit que par
un de ces premiers chagrins dont le secret est facile à de-
viner pour un vieux père. Tout à coup Julie rougit, et jeta
une exclamation dont le sens ne fut compris ni par les sen-
tinelles ni par le vieillard. A ce cri, un officier qui s'élan-
çait de la cour vers l'escalier se retourna vivement, s'avança
Jusqu'à l'arcade du jardin , reconnut la jeune personne un
moment cachée par les gros bonnets à poil des grenadiers,
et fit fléchir aussitôt, pour elle et pour son père, la consigne
qu'il avait donnée lui-même ; puis, sans se mettre en peine
clcs murmures de la foule élégante qui assiégeait l'arcade,
il attira doucement à lui l'enfant enchantée. — Je ne m'é-
tonne plus de sa colère ni de son empressement, puisque
lu étais de service, dit le vieillard à l'officier d'un air aussi
sérieux que railleur. — Monsieur, répondit le jeune homme,
cl vous voulez être bien placés, ne nous amusons point 4
I
T
Julii:
b ien
m
LA." niMME DE TRENTE ANS 5
laer. L'empereur n'flime pns k aUcnilrc, et jî suis chargiî
le maréchal d'aller Taveriir.
Tout en parlant, il avait pris avoc une sorte <le famlliarilâ
le bras de Julie, et VcnlralnaitrapiilEmeot vers le Carrousel.
Julie aperçut avec étoanemenl une Foule immense qu
issiiJt dans le petit espace compris entre les murnillcs
ses du palais el les burnes réunies par des chaînes qui
winenl de grands carre's sablés au milieu de la cour des
lilerios. Le cordon de sentinelles, établi pour laisser un
passage libre à l'empereur et à son ëtat-major, avail beau-
coup de peine à ne pas être débordé par celte foule empres-
sée et bourdonnant comme un essaim, — Cela sera donc
bien beaoî demanda Julie en souriant. — Prenez donc
s'écria l'officier qui saisit Julie par la taille et la sou-
cc autant de vigueur que de rapidité pour la trau<
prôa d'une colonne. Sans ce brusque enlôvemenl, i
;e parente allait f Ire froissée par la croupe du ehnval
Wano, harnaché d'une selle en velours vert el or, que le
mameluk de Napoléon lenail par la bride, presque sous
l'arcade, il dix pas en arrière de tous les chevaux qui ait
daicni les grands ofiîciers, compagnons de l'empereur.
Jeune homme plaça le p^re el la fille près de la première
borne do droite, devant la foule, el les recommanda par u
signe de tête aux deun vieux grenadiers entre lesquels ils se
troiivèrenl. Quand l'officier revint au palais, un air de bon-
heur el de joie avait succédé sur sa figure au subit effroi que
la reculade du cheval y avait imprimé; Julie lui avail serré
mj'sléricusemenl la main, soit pour le remercier du petit
service qu'il venait de lui mndre, aoil pour lui dire : — en-
fin je vais donc vous voiri Elle inclina mGme doucement la
léle en réponse au siilut respectueux que l'oliicier lu:
atnai qu'A son père, avant de disparaître avec ])restesse. Lft
''Icillard, qui semblait avoir exprès laissé les deux jeunes
ensemble, restait dans une allilude grave, un peu en
de sa fille, mais il l'observait S la dérobée, eiUcfiait
lui inspirer une fausse sécurité en paraissant absorbé dans
coDlempIulion du magndiqiie speclaele qu'offrall le Car-
isel. Quand Julie reporta sur son père le regard d'iuiéco-
6 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
lier inquiet dô son maître, le vieillard lui réppndit môme par
un sourire de gaieté bienveillante; n)^s spn œil perçant
avait suivi l'officier jusque sous l'arcade, et aucun événement
de cette scène rapide pe lui avait échappé.
— Quel beau spectacle ! dit Julie ^ voix basse en pres-
sant la main de son père. L'aspect pittoresque et grandiose
que présentait en ce moment le Carrousel faisait prononcer
cette exclamation par des milliers de specta/eufs dont tou-
tes les figures étaient béantes d'admiration. p»e autre ran-
gée de monde, tout^ussi pressée que celje où le vieillard et
sa fille se tenaient, occupait, sur une ligne parallèle au
château, l'espace étroit et pavé qui longe la grille du Car-
rousel. Cette foule achevait de dessiner fortement, par la
variété des toilettes (Je femmes, l'imipense carrfS lonj:; que
forment les bâtiments des Tuileries et cptte grille alors nou-
vellement posée. Les régiments de \^ vieille garde qui
allaient être passés èp. revui? remplissaient ce vaste terrain,
où ils figuraient en face du palais d'imposantes li};^nes
bleues de dix rangs de profondeur. Au dçl^ de l'enceinle,
et dans le Carrousel, se trouvaient, sur d'aulres lignes pa-
rallèles, plusieurs régiments d*infanterie et de cavalerie prêts
à défiler sons l'arc triomphal qui ornç le rpilieu de la grille,
et sur le faite duquel se voyaient, à celte époque, les ma-
gnifiques chevaux de Venise. L^ musique des régiipcq's, pin-
cée au h^s des galeries du Couvre, 0tait masquée par les
lanciers polonais do service. Une grande partie du cari é sa-
p\é restait vide comme une arène préparéo pour les mouve-
inents de ces corps silencieux dont les masses, disposées
avec la symétrie de l'art militaire, réflrchissaicnt les rayons
du soleil dans les feux triangulaires dq dix mille baïon-
nettes. L'air, en agitant les plumets des solfjafs, les faisait
ondover comme les arbres d'une forêt courjjés sous un vent
impétueux. Ces vieilles bapdes, nmeltes e\> brillantes, of-
fraient mille contrastes de couleurs dus à la diversité des
|iniformcs, des parements, des armes pf de^ aiguilleUes. Cet
immense tableau, miiolature d'ui^ champ de bataille avant Ip
combat, était poétiquement encadré, avec tousses accessoirefi
e^ ses accidents bizarres, par Ips bauts b$iifi[)ppt8 pj^
tA FEMME DE TRENTE ANS 7
jcstvjeu^ doni YlmxfipWité ^enriblaitimitiESie par Iqs c^cfs et ]c9
soldai^. Le spectateur qoo^parait ipyoloqtairenrieot ces murs
d'hpipme;^ ^ ces mur^ de pierrie* te soleil du printemps, qui
jciait profusémeni ^a lumière ^ les murs blaocçbAtis de 1;^
veillent sur l/çj^m^r^ ji^ci^lai;res, ^cla^rait pleinement ce|^ in^
Qomprables figures b^^t^aju^es qip^ ^ulé$ raconta]Le^t des p,é«
rils pa^s e( a^pdaiept gravement les p<îrils à vepir. Lef •
colpnels ,de chaqjiie Ngipicnt allaient et vcpaicnt seuls de-:
van^ Jjcs jffpnts que fprn^aient ces hommes héroïques. Puis,
dcrrièri? les ipas^es de ces troupe? bariolées d'argent, d'azur,
de pourpre et d'or, les curieux pouvaient apercevoir le^
banderole^ tricolores attachées aux lances de sh infatigables
cavaliers polonais, qui, semblables aux chiens conduisiiqt ui(
troupeau le long d'up champ, voltigeaient sans cesse cntr^
les troupes ejt les curieux, pour empêcher ces derniçr? dp
dépasser le pctjt espace de terrain qui leur était concédé au*
près de la grjll.e impériale. A ces ipouvemenls prè^^ oji au^
rait pu se croire dans le palais de .a Belle au bois dor^uant.
La brise du printemps, qui passait sur le? j^Qpn^ts à longs
poils des grenadiers, attestait l'ijT^fpo^ilité des soldats, de
ménie que le sour4 piurpiure de la foule accusait l,enr si-»
li?uiL-ê. Parfois seulement le retentissement d'un cliapea^
cliinois, ou quelque léger cQup frappé par inadvertance sur
une grosse caisse et répété par les échos du palais impérial,
ressemblait à ces .coups de tonnerre Ipintain? qui apnonccut
un orage. Un entbqusiasme indescriptible éclatait dans l'at-
tente de la multitude. La France allait fy\rQ ses adieux à Na-
poléon, à la veille d'une campagne dpn^ les dangers étaient
prévus par Je moindre citoyen, fl s'agissait, cpttjé fois, pour
i'enipire français, d'être pu de ne pas être, petto pensée
8t?ml)lait animer la population citadine pt la population ar-
mée qui se pressaient également snencieuses dans l'cncointe
où planaient l'aigle q^ le génie de N^polép}?. Ces çpldais,
espoir de la France, ces soldats, sa dcrniqe goutte do sang,
entraient aussi pour beaucoup dans l'iîiquièle curiosité des
spectateurs. Entre la plupart cjes assjst^nf§ e^ «les militaires,
il sc'cjjsait des adieux peut-C'tre éternels; ipâi^ tous les
coeurs, niêine |çs plus boçtilçs ^ l'p»ipi{fieuf-, .^(frv^eiit 9"
8 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
ciel des vœux ardents pour la gloire de la patrie. Les hom-
mes les plus fatigués de la lutte commeucée entre l'Europe
et la France avaient tous déposé leurs haines en passant
sous Tare de triomphe, comprenant qu'au jour du danger
Napoléon était toute la France. L'horloge du château sonna
*ine demi-heure. En ce moment les bourdonnements de la
foule cessèrent, et le silence devint si profond, que Ton eût
entendu la parole d'un enfant. Le vieillard et sa fille, qui
semblaient ne vivre que par les yeux, distinguèrent alors un
bruit d'éperons et un cliquetis d'épées qui retentirent sous
le sonore péristyle du château.
Un petit homme assez gras, vêtu d'un uniforme vert,
d'une culotte blanche, et chaussé de bottes à l'écuyère, pa-
rut tout à coup en gardant sur sa tète un chapeau à trois
cornes aussi prestigieux que l'homme lui-même ; le large
ruban rouge de la Légion d'honneur flottait sur sa poitrine,
une petite épée était à son côté. L'homme fut aperçu par
tous les yeux, et à la fois, de tous les points dans la place.
Aussitôt les tambours battirent aux champs, les deux or-
chestres débutèrent par une phrase dont l'expression guer-
rière fut répétée sur tous les instruments, depuis la plus
douce des flûtes jusqu'à la grosse caisse. Â ce belliqueux ap-
pel, les âmes tressaillirent, les drapeaux saluèrent, les sol-
dats présentèrent les armes par un mouvement unanime et
régulier qui agita les fusils depuis le premier rang jusqu'au
dernier dans le Carrousel. Des mots de commandement s'é-
lancèrent de rang en rang comme des échos. Des cris de
Vive l'Empereur ! furent poussés par la multitude enthou-
siasmée. En6n tout frissonna, tout remua, tout s'ébranla.
Napoléon était monté à cheval. Ce mouvement avait imprimé
la vie à ces masses silencieuses, avait donné une voix aux
instruments, un élan aux aigles et aux drapeaux, une émo-
tion à toutes les figures. Les murs des hautes galeries de
ce vieux palais semblaient crier aussi : Vive l'Empereur! Ce
ne fut pas quelque chose d'humain, ce fut une magie, un
simulacre de la puissance divine, ou mieux une fugitive
ige de ce règne si fugitif. L'homme entouré de tant d'a-
ur, d'enthousiasme, de dévouement, de vœux, pour qii|
LA FEMME DE TRENTE ANS 9
le soleil avait chassé les nuages du ciel, resta sur son che-
val, à trois pas en avant du petit escadron doré qui le sui-
vait, ayant le grand maréchal à sa gauche, le maréchal de
service à sa droite. Au sein de tant d'émotions excitées par
lui, aucun trait de son visage ne parut s'émouvoir.
— Oh I mon Dieu, oui. A Wagram au milieu du feu, à
la Moskowa parmi les mctts, il est toujours tranquille comme
Baptiste, lui!
Cette réponse à de nombreuses interrogations était faite
par le grenadier qui se trouvait auprès de la jeune fille. Ju-
lie fut pendant un moment absorbée par la contemplation
de cette figure dont le calme indiquait une si grande sécu-
rité de puissance. L'Empereur aperçut mademoiselle de Cha-
tillonest et se pencha versDuroc, pour lui dire une phrase
courte qui fît sourire le grand maréchal. Les manœuvres
commencèrent. Si jusqu'alors la jeune personne avait par-
tagé son attention entre la figure impassible de Napoléon et
les lignes bleues, vertes et rouges des troupes, en ce mo-
ment elle s'occupa presque exclusivement, au milieu des
mouvements rapides et réguliers exécutés par ces vieux sol-
dats, d'un jeune officier qui courait à cheval parmi les li-
gnes mouvantes, et revenait avec une infatigable activité
vers le groupe à la tête duquel brillait le simple Napoléon.
Cet officier montait un superbe cheval noir, et se faisait dis-
tinguer, au sein de cette multitude chamarrée, par le bel
uniforme bleu de ciel dos officiers d'ordonnance de l'empe-
reur. Ses broderies pétillaient si vivement au soleil, et l'ai-
grette de son shako étroit et long en recevait de si fortes
lueurs, que les spectateurs durent le comparer à un feu
follet, à une âme invisible chargée par l'empereur d'ani-
mer, de conduire ces bataillons dont les armes ondoyantes
jetaient des flammes, quand, sur un seul signe de ses yeux,
ils se brisaient, se rassemblaient, tournoyaient comme les
ondes d'un gouffre, ou passaient devant lui comme ces
lames longues, droites et hautes que l'Océan courroucé di-
rige sur ses rivages.
Quand les manœuvres furent terminées, l'officier d'ordon-»
nance accourut à bride abattue, et s'arrêta ^devant Tempe-
10 SCÊNJES DE JLA YI?: PR^VJ^E
reur pour en attendre les ordres. En cç Tppmept, îl dtait I
vingt pas de Julie, en face du groupe impérial) dans une
attitude assez semblable à celle que Gérard a donnée au g6
néral Rapp dans le tableau de la Bataille d*Austerlitz. Il fui
permis alors à la jeune fille d'admirer son amant dan? toute
sa splendeur militaire. Xe colonel Victor d'Aiglemont, à
peine âgé de trente ans, était grand, bien fait, svelte, et ses
heureuses proportions ne ressortaient jamaîg miçu? que
quand il employait sa force à gouverper un cheval dqnt le
dos élégant et souple paraissait plier sous lui. Sa figure mâle
et brune possédait ce oharine puissant, irrésistible, qu'uije
parfaite régularité de traits communiqne à de jeui^es vi-
sages. Son iront était large et haut. Ses yeux de feu, oipbr^-
gés de sourcils épais et bordé? de lopgs cils, se dessinaient
comme deux oyalps blancs entre deux lignes noires. Son nez
offrait la gracieuse courbure d'un bec d'aigle. La pourpre
de ses lèvres était rehaussée pa^ les singosités de l'inévitable
moustache noire. Ses joues larges et forteipenj colorées
ojîraiei|t des tons bruns et jaunes qui dénotaient unç vigueur
çxtraordinaire. Sa figure, une de celle? que 1^ bravoure a
marquées de son cachet, offrait le ty^e qye cb.cr(;heîiujour-
d'huï l-'artiste qijand il son^e à rçpréspntpr un des hérpç de
la France impériale. Le cheval trempa dp su,e|ar, et dont la
tète agitée exprimait une extrême impatience, les deux
pieds de devant écartés et ^rrêtés sur ujie même lign.e sans
que l'un dépassât Fautre, faisait fl.otfer les Ipng? crij/s de sa
queue fournie ; et son dévouement offrait urjc ipatérjeliç
image de celui que son maître fivqit pcjur l'epipereur. j&ii
voyant son amant si occupé de rffsir Ips regard^ de Napo-
léon, Julie éprouva un moment de jalousie pn pepsani
qu'il ne l'avait pas encore régardée. Tout à coup un mot
est prononcé par le souverain, Vi Uor presse le? (lapes de
son cheval et part au galop ; n)ais l'opribre d'une bprpe pro-
jetée sur le sable effraye l'animal qui s'pjpfarouche, reculp, s($
dresse, et si brusqi|einent quç le cÀya)|er semble en dan-
ger. Julie jette un cri, elle pâlit ; chacun la rçgarde ^yec curio-
sité, elle ne voit personne ; sps ypux spn|. attachés sup ce
cheval t^qpfouguc^x î^up J'j?f§çiçr ÇJ^^f p tO)}i gç çpmm^ r§^
IS' TT.\p^ THE TREVTO ANS 'ft"
■mite les ordres de Napoléon. Ces di ourdissants labJeaiix ab-
W*oibaieni si bien Julie, qu'à son insu elle s't'Uil crampon-
ni^c au bras de son (lËreA qui dlurûvëluil iavolu nui renient
ses petiïiiesparia jjressipn plus ou moins yivo de sus doigts.
«jMiiad Victor fut >ur le point d'être renversé par le cheval,
elle s'accrpplia plus violqmmcnl encore à son pfre, eomme
si clh-mime eût él6 en danger de tomber. Le vieillard
conietiipîait avec oae sombre et douloureuse ioquiiïtude le
vi^iicje épapoui de sa lille, cl des senlinienls ie piliË, de ja-
lousie, des regrcls même, se glissi^rcni dans toutes ses ride;
I' nli'actiios. Mais quand l'i^clat inaccouiumti des yeux de
Me, le cri qu'elle venait de pousser et le mouvemonl con-
Jsir de ses doigts, acficvèreat do lui dévoiler un amour
Bfel; certes, il dut avoir quelques tristes nivûlationa de
lenir, car sa figure offrit alors une expression sinistre. En
Knoment, l'âme de Julie se[|)^'3>t avoir pas^fi dans c
ni'ofûcier. yne pçpsée plus cmelle que fouies celles qui
çyaieul efl'royé le vieilja;d crispa Içs irails de son visage
souffrant, quand il vit d'Aiglemonl Écliangeaut, en passaot
(levant eux, un regard d'iptqiligrace avec Julie dont les
yi'ux i!(aienl humides, et dont le teint avait contracté uitP
vivacité extraordinaire. Il ojiinicna brusquement sa lillç dans
le jardin des Tuileries.
— M^'s, mon pfre, disait-elle, il y a encore sur la placq
I Carrousel des riigjmools qui vont manœuvrer.
— Non, mon enfant, toutes les troupes diîÉileni.
r- Je peiise, mon père, que vous vous trompez. Hons
iglemoni a dû les faire avancer...
-Mais, ma fille, je souffre et ne veux pas rester.
aU« n'eut pas de peine ft croire son p^ro quand elle eut
les yeux sur ce visage, auquel de paternelles inquii^ludcs
initient un air abattu.
— ^uffpGï-voMs heancoim? domanda-1-ellc avec lijdiffiV
ri'ncei lani elle i^iait jiriîoccuifi'c,
— Cfiqqucjour nVsl-ii pas no jour t\e ([r^eq pnuj*]!
Wndii le vjeillard. . > . ■ _a
- Yoiis allpï donc encore m'affliger en me f
12 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
votre mort. J'étais si gaie 1 Voulez-vous bien chasser vos
vilaines idées noires.
— Ah 1 s'écria le père en poussant uii soupir, enfant gâté !
les meilleurs cœurs sont quelquefois bien cruels. Vous con-
sacrer notre vie, ne penser qu'à vous, préparer votre bien-
être, sacrifier nos goûts à vos fantaisies, vous adorer, vous
donner même notre sang, ce n'est donc rien ? Hélas 1 oui,
vous acceptez tout avec insouciance. Pour toujours obtenir
vos sourires et votre dédaigneux amour, il faudrait avoir la
puissance de Dieu. Puis enfin un autre arrive ! un amant,
un mari nous ravissent vos cœurs.
Julie étonnée regarda son père qui marchait lentement, et
qui jetait sur elle des regards sans lueur.
— Vous vous cachez même de nous, reprit-il, mais peut-
être aussi de vous-même...
— Que dites-vous donc, mon père?
— Je pense, Julie, que vous avez des secrets pour moi.
Tu aimes , reprit vivement le vieillard en s'aperccvant
que sa fille venait de rougir. Ah ! j'espérais te voir fidèle à
ton vieux père jusqu'à sa mort, j'espérais te conserver près
de moi heureuse et brillante ! t'admirer comme tu étais en-
core naguère. En ignorant ion sort, j'aurais pn croire à un
avenir tranquille pour toi ; mais maintenant il est impossible
que j'emporte une espérance de bonheur pour ta vie, car tu
aimes encore plus le colonel que tu n'aimes le cousin. Je
n'en puis plus douter.
— Pourquoi me serait-il interdit de l'aimer? s'écria-t-elle
avec une vive expression de curiosité.
— Ah ! ma Julie, tu ne me comprendrais pas, répondit le
père en soupirant.
— Dites toujours, reprit-elle en laissant échapper un
mouvement de mutinerie.
— Eh bien ! mon enfant, écoute-moi. Les jeunes filles se
créent souvent de nobles, de ravissantes images, des figures
tout idéales, et se forgent des idées chimériques sur les
hommes, sur les sentiments, sur le monde ; puis elle» allri-
buenl innocemment à un caractère les perfections qu'elles
ont rêvées, et s'y confient ; elles aiment dans l'hommç de
LA FEMME DE TRENTE ANS 13
leur choix celle créature imagiDaire ; mais plus tard, quand
il n*est plus temps de s'affranchir du malheur, la trompeuse
apparence qu'elles oni embellie, leur première idole enfin,
se change en un squelette odieux. Julie, j'aimerais mieux
te savoir amoureuse d'un vieillard que de te voir aimant le
colonel. Ah ! si tu pouvais te placer à dix ans d'ici dans la
vie, tu rendrais justice à mon expérience. Je connais Victor:
sa gaieté est une gaieté sans esprit, une gaieté de caserne,
il est sans talent et dépensier. C'est un de ces hommes que
le ciel a créés pour prendre et digérer quatre repas par
jour, dormir, aimer la prei^ière venue et se battre. Il n'en-
tend pas la vie. Son bon cœur, car il a bon cœur, l'entrat-
nera peut-être à donner sa bourse à un malheureux, à un
camarade ; mais il est insouciant, mais il n'est pas doué de
cette délicatesse de cœur qui nous rend esclaves du bon-
heur d'une femme ; mais il est ignorant, égoïste... Il y a
beaucoup de mais*
— Cependant, mon père, il faut bien qu'il ait de l'esprit
et des moyens pour avoir été fait colonel...
— Ma' chère, Victor restera colonel toute sa vie. Je n'ai
encore vu personne qui m'ait paru digne de toi, reprit le
vieux père avec une sorte d'enthousiasme. Il s'arrêta un mo-
ment, contempla sa fille, et ajouta : — Mais, ma pauvre
Julie, tu es encore trop jeune, trop faible, trop délicate pour
supporter les chagrins et les tracas du mariage. D'Aigle-
mont a été gâté par ses parents, de même que tu l'as été
par ta mère et par moi. Comment espérer que vous pourrez
vous entendre tous deux avec des volontés différentes dont
les tvrannies seront inconciliables? Tu seras ou victime ou
tyran. L'une ou l'autre allernative apporte une égale somme
de malheurs dans la vie d'une femme. Mais tu es douce et
modeste, tu plieras d'abord. Enfin tu as, dit-il d'une voix
ailcTée, une grâce de sentiment qui sera méconnue, et alors...
— Il n'acheva pas, les larmes le gagnèrent. — Victor, re-
pril-il après une pause, blessera les naïves qualités de ta
jeune âme. Je connais les militaires, ma Julie ; j'ai vécu aux
armées. II est rare que le cœur de ces gens-là puisse triom-
pher des habitudes produites ou par les malheurs au sein
ik SCèiNES D£ LA VIE Ï>ÈIVÉÊ
ties(facls lie vivôuÉ, ou par leâ ha'sârds de lent vie dvéiilà^
rière.
— Vous voulei donc, mon père, répliqua Julie d'un ton
qui tenait le milieu entre le séri'^uk et la plaisanterie, con-
tî'arter mes sentiments, mé niarîer pour vous et ndn pour
moi?
— Te marier pour moi î s'écria le pêrè avec tin mouve-
ment de surprise, pour moi, ma fille, de qiû tu iï'eritendras
bientôt plus là voix si amical eniènt grondeuse, /ai toujours
tu les enfants attribuait à un sentiment personùel fès sa-
crifices cfué leur font les parents"! Épouse Vi'cto'i^, ma Julîè'.
Un jour tù déploreras amèrement sa nu illlié, ^6h défaut d'or-
dre, son égoïsme, son indélicatesse, son iiiepti'e eVi àmouf;
et mille autres chagrins qui te Viendront par lui. Alors, soii»
Tiens-toi que, sous ées arbres, la voix pVopliétique de idn
viéiux père â retenti vainement èi les oreilles I
Le vieillard se tut, il avait surpris sa fille agitaà't la tété
d'une manière mutine. Tons deux fîretit quelques pas vers
la grille où leur voiture était arrêtée. Pendant cette marché
silencieuse, la jeune fiîle examina furtivement le visage de
son père et quitta par degrés sa mine btiadeuse. La pro-
fonde douleur gravée sur ce front penché vers là ferre lui
fit une vive impression.
— Je vous promets, mon père, dit-elle d'une voix douce
et altérée, de ne pas vous parler de Victor avant que vous
rie soyez revenu de vos préventions contre lui.
Le vieillard regarda sa fille avec élonnement. Deux larmes
qui roulaient dans ses yeux tombèrent le long de ses
joues ridées. Il ne put embrasser Julie devant la foule qui
les environnait, mais il lui pressa tendrement la main.
Quand il remonta en voiture, toutes lés pensées soucieuses
qui s'étaient amassées sur son front avaient complètement
disparu. L'attitude un peu triste de sa fille Tinquiétait alors
bien moins que la joie innocente dont le secret avait échappé
pendant la revue à Julie.
Dans les premiers jours du mois de mars 1814, un peu
moins d'un an après cette revue de l'empereur, une calèche
voulait sur la route d'AniboL^e à Touis. En quittant le dôme
f
lA FBMMË DÉ TRENTE ANS 15
têft dès noyers sous lesquels se cachait la poste de la Fril-
iïêré, cette vo^ttf^B fut érrtraînée avec une telle rapidiir-,
qifetï ttd mCTtieni elle âriivâ; au pont bâti sur la Gise, à
Pémbcftiéhtirè de cette riVrèré dans là Loire, et s^y arrôla.
tJn trait venait de se brîsér par suite du mouYcment tmpé-
tueilx qnè, sur Tordre de son maître , un jeune postillon
avait impHmé à quatre des plus vigoureuit chevaux du
réTais. OTïSi, piar un eèfet du hasard, le* deux personnes
qui se trouvaient dafts ta calèche eurent le loisir de con-
\erhp\ér i léhr réveil un des plus beaul sites que puissent
préséttCer leâ âédiïisàntes rivés dé la Loire. À sa droite, le
TôyagÉfUf eiâbrasse d'un regard toutes les sinuosités de la
Gsé, qtiï se roulé, comme un Serpent argenté, dans l'herbe
(les prairies auxquelles les premières pousses du printemps
donnaient alors les couleurs dé Témeraude. À gauche, la
Loîrâ apparatt dans tonte sa magnificence. Les mnom-
Lrablés facettés de quelques roulées^ produites par une brise
matiihale un p^eu froide , réfléchissaient les scintillements
du soleil Sur lois vastes nfappcs que déploie cette majestueuse
rivière. Çà éi là des îles verdoyantes se succèdent dans i'é-
féndue des eaux, comme les chatons d'un collier d'éme-
raudes. De l'autre côté du fleuve, les plus belles campagnes
de la Touraine déroulent leurs trésors à perle de vue. Dans
le loiûtaiù, l'œil ne rencontre d'autres bornes que les col-
lines du Cher, dont les cimes dessinaient en ce moment des
figues lumineuses sur le transparent azur du ciel. A travers
le tendre feuillage des îles, au fond du tableau. Tours sem-
ble, comme Veuisé, sortir du sein des eaux. Les campaniles
de sa vieille cathédrale s^ élancent dans les airs, où ils se
confondaient alors avec les créations fantastiques de quel-
ques nuages blanchâtres. Au delà du pont sur lequel la voi-
lure était arrêtée, les voyageurs aperçurent devant eux, le
long de la Loire jusqu'à Tours , une chaîne de rochers qui,
par une fantaisie de la nature, paraît avoir été posée pour
encaisser le fleuve dont les flots minent incessamment la
pierre. Le village de Vouvray se trouve comme niché dans
les gorges et les éboulemcnts de ces roches, qui commeu-
CCQI à décrire un coude devant le pont de la Gisc. Puis, de
16 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
Vouvray jusqu'à Tours, les effrayantes anfracluosités de cett "•
colline déchirée sont habitées par une population de vigne --
rons. En plus d'un endroit, il existe trois étages de maisons . ^
creusées dans le roc et réunies par de dangereux escaliers
taillés à même la pierre. Au sommet d'un toit, une jeune
fille en jupon rouge court à son jardin. La fumée d'une che-
minée s'élève entre les sarments et le pampre naissant d'une
vigne. Des closiers labourent des champs perpendiculaires.
Une vieille femme, tranquille sur un quartier de roche ébou-
lée, tourne son rouet sous les fleurs d'un amandier, et re-
garde passer les voyageurs à ses pieds en souriant de leur
effroi. Elle ne s'inquiète pas plus des crevasses du sol que
de la ruine pendante d'un vieux mur dont les assises ne
sont plus retenues que par les tortueuses racines d'un lierre
s'étalant comme un tapis vivace, sur les pierres disjointes
de la vieille muraille. Le marteau des tonneliers fait reten-
tir les voûtes des caves aériennes. Enfin, la terre est par-
tout cultivée et partout féconde , là môme où la nature a
refusé de la terre à l'industrie humaine. Le triple tableau
de cette scène, dont les aspects sont à peine indiqués, pro-
cure à l'àme un de ces spectacles qu'elle inscrit à jamais
dans son souvenir; et, quand un poète en a joui, ses rêves
viennent sans cesse lui en reconstruire les effets romantiques.
Au moment où la voiture parvint sur le pont de la Cise,
plusieurs voiles blanches débouchèrent entre les lies de la
\,oire, et donnèrent une nouvelle haranonie à ce site harmo-
ieux. La senteur des saules qui bordent le fleuve ajoutait
ses pénétrants parfums à ceux de la brise humide, les oi-
seaux faisaient entendre leurs amoureux concerts, le chant
monotone d'un gardeur de chèvres y joignait sa sauvage
mélancolie, tandis que les cris des mariniers annonçaien
une agitation lointaine. De molles vapeurs, capricieusement
arrêtées autour des arbres épars dins ce vasto paysage, y
imprimaient une dernière grâce. C'était la Touraine dans
toute sa gloire, le prinlemps dans toute sa splendeur. Cette
partie de la France, la seule que les armées étrangères ne
devaient point troubler, était en ce moment la seule qui fût
iranquille, et l'on eût c'it qu'elle déliait Tinvasiou.
ii fflMB Tii îfl&rtl' w!
Rie tflc coiffiie d'un bonaei Jo police ao montra Iiora de
I Celle aussi lui qu'elle ne roula plas; bienlûl un mili-
taire iiïniaiieal on ouvrit Im-méiiie la porliÈre, et sauta sur
]^ rouLe comme pour aller quereller le postillon. L'intelli-
^i.'iico avei.' laquelle ce Tourangeau raccommodait le trait
c.tssi5 rassura (e colonel comte d'Âiglemont, qui revint vers
la portltre en Étendant ses bras comme pour ddtirer sea
muscles endormis; il bâilla, regarda le paysage, et posa.Ia
m.iin sur le bras d'une jeune femme soigneusement eu ve^
loppL'e dans un vilchoura.
— Tkms, Julie, lui dit-il d'une voîx enrouiîe, réveille-loi
donc pour puaminer le pays I II est maf^nifiquc.
Julie avants la tète hors de la caîfclic. Un capuclion
doublé de luurtrelui servait de coiffuro, ei les plis dumau-
li^;m fourni jj^s ie([uel elle était enveloppée di*guisaient si
l^t'U ses rormcs qu'on ne pouvait plus voir que sa fîguri-.
Julie d'A|a|cinont ne ressemblait déjà plus à la jeune iillQ
qui courait nagu&re avec joie el bonheur à la revus des Tui-
leries. Son ïisage, toujours délicat, était privé des couleurs
roses qui jadislui donnnient un si riche éclat. Les loulTes
noires de quelques cheveux défrisés par l'humidité de la
nuit faisaient ressortir là blaodicui' mate de su leie, dont là
vivucllé scnililaii engourdie. Cependant ses yeux brillaient
d'un ft^n surnaturel; mais uu-dessous de leurs paupiCrcs,
quelcfues teinles violettes se di'stinaieul sur ses joues fati-
guées, Ello examina d'un œil indilTéreut les campagnes du
Cher, lu Loîre el ses ties, 'Fouis et les longs roiihcrs di^
Vouvray; puis, sans vouloir regarder la ravissante vallée de
la Cise, elle se réjeta promjileiiieol dans le fond de 11 ca-
h'die, cl dit d'une voïx qui en plein air paraissait d'une
(■iirCmp faiblesse : — Oui, c'est admirable. Elle avait, comme
0" le voit, i^ioor son malheur, triomphé do son père.
— Julio, n'ftimerais-tu pas à \h re ieiî
— Oli! \1 ou ailleurs, dit-elle avec insouciance,
— Souffrc5-mt lui demanda le colonel d'Aîglcn^oni.
— Pas du tout, riîpondit la jeuuc femme avec une \ ivn-
Ëi momenliinée. Elle cpnlemjjla son mari en sooi'iani et
lula: — J'ai euvio Je dornûr.
L . '_^
18 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
Le ii^aîop d'un cheval retentit soudain. Victor d'Aiglemont
laissa la main de sa femme, et tourna la tête vers le coude
que la route fait en cet endroit. Au moment où Julie ne fut
plus vue par le colonel, l'expression de gaieté qu'elle avait
imprimée à son pâle visage disparut comme si quelque
lueur eût cessé de l'éclairer. N'éprouvant ni le désir de re-
voir le paysage, ni la curiosité de savoir quel était le cava-
lier dont le cheval galopait si furieusement, elle se replaça
dans le coin de la calèche, et ses yeux se fixèrent sur la
croupe des chevaux sans trahir aucune espèce de senlimenl.
Elle eut un air aussi stupide que pcul l'être celui d'un pay-
san brclon écoutant le prône de son curé. Un jeune homme,
monté sur un cheval de prix, sortit tout d'un coup d'un bos-
quet de peupliers et d'aubépines en fleurs.
— C'est un Anglais, dit le colonel.
— Oh! mon Dieu oui, mon gc'néral, répliqua le postillon.
Il est de la race des gars qui veulent, dit-on, manger la France.
L'inconnu était un de ces voyageurs qui se trouvèrent sur
le continent lorsque Napoléon arrêta tous les Anglais en re-
présailles de l'attentat commis envers le droit des gens par
le cabinet de Saint-James lors de la rupture du traité
d'Amiens. Soumis au caprice du pouvoir impérial, ces pri-
sonniers ne restèrent pas tous dans les résidences où ils
furent saisis, ni dans celles qu'ils eurent d'abord la liberté
'je choisir. La plupart de ceux qui habitaient en ce moment
la Tourainc y furent transférés de divers points de l'empire,
nù leur séjour avait paru compromettre les intérêts de la
politique continentale. Le jeune captif qui promenait en ce
moment son ennui matinal était une victime de la puissance
bureaucratique. Depuis deux ans, un ordre parti du minis-
tère des relations extérieures l'avait arraché au climat de
Montpellier^ où la rupture de la paix le surprit autrefois
cherchant à se guérir d'une affection de poitrine. Du mo-
ment où ce jeune homme reconnut un militaire dans la per-
sonne du comte d'Aiglemont, il s'empressa d'en éviter les
regards en tournant assez brusquement la tête vers les prai-
ries (le la Ciso.
— Tous ces Anglais sont insolents comme si le globe
LA FEMME DE TRENTE ANS 19
leur appartenait, dit le colonel en murmurant. Heureuse-
ment Soult va leur donner les élrivières.
Quand le prisonnier passa devant la calèche, il y jeta les
yeux. Malgré la brièveté de son regard, il put alors admirer
l'expression de mélancolie qui donnait à la figure pensive
de la comtesse un attrait indéfinissable. Il y a beaucoup
d'hommes dont le cœur est puissamment ému par la seule
apparence de la souffrance chez une femme ; pour eux la
douleur semble être une promesse de constance ou d'amour.
Entièrement absorbée dans la contemplation d'un coussin
de sa calèche, Julie ne fit attention ni au cheval ni au ca-
valier. Le trait avait été solidement et promplemcnt rajusté
Le comte remonta en voiture. Le postillon s'efforça de re-
gagner le temps perdu, et mena rapidement les deux voya-
geurs sur la partie de la levée que bordent les rochers sus-
pendus au sein desquels mûrissent les vins de Vouvray,
d'où s'élancent tant de jolies maisons, où apparaissent dans
le lointain les ruines de cette si célèbre abbaye de Mar-
moutiers, la retraite de saint Martin.
— Que nous veut donc ce milord diaphane ? s'écria le
colonel en tournant la tôle pour s'assurer que le cavalier
qui depuis le pont de laCise suivait sa voiture était le jeune
Anglais.
Comme l'inconnu ne violait aucune convenance de po-
litesse en se promenant sur la berne de la levée, le colo-
nel se remit dans le coin de sa calèche après avoir jeté un
regard menaçant sur l'Anglais. Mais il ne put, malgré son
involontaire inimitié, s'empêcher de remarquer la beauté
du cheval et la grâce du cavalier. Le jeune homme avait
une de ces figures britanniques dont le teint est si fin, la
peau si douce et si blanche, qu'on est quelquefois tenté de
supposer qu'elles appartiennent au corps délicat d'une jeune
fille. Il était blond, mince et grand. Son costume avait ce
caractère de recherche et de propreté qui distingue les
fashionables de la prude Angleterre. On eût dit qu'il rou-
gissait plus par pudeur que par plaisir à l'aspect de la com-
tesse. Une seule fois Julie leva les yeux sur l'étranger; mais
elle y fut en quelque sorte obligée par son mari qui voulcit
20 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉè
lui faire admirer les jambes d'un cheval de race pure. Leî
yeux de Julie rencontrèrçnt alors ceux du timide Anglais.
Dès ce moment le gentilhomme, au lieu de faire marcher
son cheval près cfe la calèche, la suivit â quelques pas çlé
dislance. A peine la comtesse regarda-t-elle Tincônnu. Elle
n'aperçut aucune des perfections humaines et c/ievaluies
qui lui élaieAt signalées, et se rçjéta au fond c(ë la voiture
après avoir laissé échapper un léger mouvement de sourcils
comme pour approuver son mari. Le cotohel se fendormït,
et les deux époux at-rivèrênt à 'l''ours sans s'étrè dit iihe
seule parole, et sans que les ravissants paysages dé la chan-
geante scène au sein de laquelle ils voyageaient altiràssont
une seule fois l'attention de Julie. Quand son màfi som-
meilla, madame d'Âiglemônt lé contempla à plusieurs re-
prises. Au dernier regard qu'elle lui jeta, un cahot fit tom-
ber sur les genoux de la jeune femme un médaillort
suspendu à son cou par une chaîne de deuil, et le portrait
de son père lui apparut soudain. À cet aspect, des larmes,
jusque-là réprimées, roulèrent dans ses veux. L'Anglais vit
peut-être les traces humides et brillantes que ces pleurs
laissèrent .un montent sur lès joues pâles de la comtesse,
mais que l'air sécha prôniptement. Chargé par l'empcreuf
de porter des ordres au maréchal Soult, qui avait à dé-
fendre la France de l'invasion fai^e par ïés Anglais âfalàs le
Béarn, le colonel d'Aiglemônt profitait de sa mission jpbtlr
soustraire sa femmç aux dangers qui menaçàtcnt alors Parfs^ •
et la conduisait à Tours chez une vieille parente à iul*. ftiêti-
La comtesse de Lislomère-Landçn était une dé ces belïeis
vieilles femmes au teint pâle, à cheveux blancs, qui ont un
«ourire fin, qui semblent porter des paniers, et sont coinces
d'un bonnet dont la mode est inconnue. Portraits septuagé-
naires du siècle de Louis XV, ces femmes sont presque
toujours caressantes, comme si elles aimaient encore; moins
pieuses que dévotes, et moins dévotes qu'elles n'en ont l'air;
toujours exhalant la poudre à la marécWei contant bicui
LA FEMME DE TRENTE ANS 21
causant mieux, et riant plus d'un souvenir que d'une plai-
santerie. L'actualité leur déplaît. Quand une vieille femme
de cliaml)re vint annoncer à la comtesse (car elle devait
bientôt reprendre son titre) la visite d'un neveu qu'elle
n'avait pas vu depuis le commencement de la guerre d'Es-
pagne, elle ôta vivement ses lunettes, ferma la Galerie de
Vanrienne coury son livre favori; puis elle retrouva upç sorte
d'agilité pour arriver sur son perron au moment où les deux
époux en montaient les marches.
La tante et la nièce se jetèrent un rapide coup d'œil.
— Bonjour, ma chère tante, s'écria le colonel en saisis-
sant la vieille femme et l'embrassant avec précipitation. Je
vous amène une jeune personne à garder. Je viens vous
confier mon trésor. Ma Julie n'est ni coquette ni jalouse f
elle a une douceur d'ange... Mais elle ne se gâtera pas icit
j'espère, dit-il en s'interrompant.
— Mauvais sujet ! répondit la comtesse, en lui lançant un
regard moqueur.
Elle s'offrit, la première, avec une certaine grâce aima-
ble, à embrasser Julie qui restait pensive et paraissait plus
embarrassée que curieuse.
— Nous allons donc faire connaissance, mon cher cœur?
r<*prit la comtesse. Ne vous effrayez pas trop de moi, je
tâche de n'être jamais vieille avec les jeunes gens.
Àvan\. d'arriver au salon, la marquise avait déjà, suivant
rhabitûde des provinces, commandé à déjeunei* pour ses
deux hôtes ; mais le comte arrêta Téloquence de sa tante en
lui disant d'un ton sérieux qu'il ne pouvait pas lui donner
plus de temps que la poste n'en mettrait à relayer. Les trois
parents entrèrent donc au plus vite dans le salon, et le co-
lonel eut à peine le temps de raconter à sa grand'tante les
événements jpolitiques et militaires qui l'obligeaient à lui
Icmànder' un asile pour sa jeune femme. Pendant ce récit
h tahtê regardait alternativement et son neveu <}ui parlai
«ans Are interrompu, et sa nièce dont la pâleur et la tris
tesse lui parurent causées par cette séparation forcée. Elle
avait Faîr dé se dire': — I|é I hél ces jeunes gens-là s'ai-
ment»
22 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
En ce moment, des claquements de fouet rctenl iront dans
la vieille cour silencieuse dont les pavés étaient dessinés par
des bouquets d'herbe. Victor embrassa derechef la com-
tesse, et s'élança hors du logis.
— Adieu, ma chère, dit-il en embrassant sa femme qui
l'avait suivi jusqu'à la voiture.
— Oh ! Victor, laisse-moi t' accompagner plus loin en-
core, dit-elle d'une voix caressante; je ne voudrais pas te
quitter...
— Y penses- tu?
— Eh bien! répliqua Julie, adieu, puisque tu le veux.
La voiture disparut.
— Vous aimez donc bien mon pauvre Victor? demanda
la comtesse à sa nièce en l'interrogeant par un de ces savants
regards que les vieilles femmes jettent aux jeunes.
— Hélas î madame, répondit Julie, ne faut-il pas bien
aimer un homme pour l'épouser?
Celte dernière phrase fut accentuée par un ton de naïveté
qui trahissait tout à la fois un cœur pur ou de profonds
mystères. Or, il était bien difficile à une femme amie de
Duclos et du maréchal de Richelieu de ne pas chercher à
deviner le secret de ce jeune ménage. La tante et la ni(^ce
étaient en ce moment sur le seuil de la porte cochère, oc-
cupées à regarder la calèche qui fuyait. Les yeux de la com-
tesse n'exprimaient pas l'amour comme la marquise le com-
prenait. La bonne dame était Provençale, et ses passions
avaient été vives,
— Vous vous êtes donc laissé prendre par mon vaurien
de neveu? demànda-t-elle à sa nièce.
La comtesse tressaillit involontairement, car l'accent et le
regard de cotte vieille coquette semblèrent lui annoncer une
connaissance du caractère de Victor plus approfondie peut-
être que ne l'était la sienne. Madame d'Aiglemont, inquiète,
s'enveloppa donc dans cette dissimulation maladroite, pre-
mier refuge des cœurs naïfs et souffrants. Madame de Listo-
mère s** contenta des réponses de Julie; mais elle pensa
joyeusement que sa solitude allait être réjouie par quelque
secret d*amour, car sa nièce lui parut avoir quelque intrigue
LA FEMME DE TRENTE ANS 23
amusante à conduire- Quand madame d'Aiglemont se trouva
dans un grand salon, tendu de tapisseries encadrées par des
baguettes dorées, qu'elle fut assise devant un grand feu,
. abritée des bises fenestrales par un paravent chinois, sa
tristesse ne put guère se dissiper. Il était difficile que la
Igaieté naquît sous de si vieux lambris, entre des meubles
séculaires. Néanmoins, la jeune Parisienne prit une sorte de
plaisir à entrer dans cette solitude profonde, et dans le si-
lence solennel de la province. Après avoir échangé quel-
ques mots avec cette tante, à laquelle elle avait écrit na-
guère une lettre de nouvelle mariée, elle resta silencieuse
comme si elle eût écouté la musique d'un opéra. Ce iic fut
qu'après deux heures d'un calme digne de la Trappe qu'elle
s'aperçut de son impolitesse envers sa tante; elle se souvint
de ne lui avoir fait que de froides réponses. La vieille femme
avait respecté le cai'rice de sa nièce par cet instinct plein
de grâce qui caractérise les gens de l'ancien temps. En ce
moment la douairière tricotait. Elle s'était, à la vérité, ab-
sentée plusieurs fois pour s'occuper d'une certaine chambre
verte où devait coudier la comtesse et où les gens de la
maison plaçaient les bagages ; mais alors elle avait repris sa
place dans un grand fauteuil, et regardait la jeune femme à
la dérobée. Honteuse de s'être abandonnée à son irrésis-
tible méditation, Julie essaya de se la faire pardonner en s'en
moquant.
— Ma chère petite, nous connaissons la douleur des veu-
ves, répondit la tante.
Il fallait avoir quarante ans pour deviner l'ironie qu'ex-
primèrent les lèvres de la vieille dame. Le lendemain, la
comtesse fut beaucoup mieux; elle causa. Madame de Lis-
tomère ne désespéra plus d'apprivoiser cette nouvelle ma-
riée, qu'elle avait d'abord jugée comme un être sauvage et
tupide; elle l'entretint des joies du pays, des bals et des
liaisons où elles pouvaient aller. Toutes les questions de la
marquise furent, pendant cette journée, autant de pièges
que, par une ancienne habitude de cour, elle ne put s'em-
pêcher de tendre à sa nièce pour en deviner le caractère.
Julie résista à toutes les instances qui lui furent faites pcn-
24 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
(jiant quelques jours d'aller chercher des distractions au de-
iors. Aussi, malgré Tenvip qu'avait la vieille dame de pror
mener orgueilleusement sa jolie nièce, finit-elle par renoncer
à vouloir la mener dans le monde. La comtesse avait trouvé
un prétexte à sa solitude et à sa tristesse dans le chagrin quQ
lui avait causé la mort de son père, de qui elle portait en-
core le deuil. Aii bout de huit jours, la douairière admira U
douceur angélique, les grâces modestes, Tesprit indulgOQl
de Julie, et s'intéressa, dès lors, prodigieusement à la mys?
térieuse mélancolie qui rongeait ce jeune cœur- ta comle^f^
était une de ces femmes nées pour être aimable?, et qui sem-;
blent apporter avec elles le bonheur. Sa société devint si
douce et si précieuse à madame de Listomère, qu'elle s'af-
fola de sa nièce et désira ne plus la quitter. Un mois suffit
pour établir entre elles une éternelle amitié. La vieille damé
remarqua, non sans surprise, les changements qui se firent
dans la physionomie de madame d'Aiglcmont. Les couleurs
vives qui embrasaient le teint s'éteignirent insensiblenient,
et la figure prit des tons mats et pâles. En perdant son éclat
primitif, Julie devenait moins triste. Parfois la douairière
réveillait chez sa jeune parente des élans de gaieté ou des
rires folâtres bientôt réprimés par une pensée importune.
Elle devina que ni le souvenir paternel, ni l'absence de Vic-
tor, n'étaient la cause de la mélancolie profonde qui jetait un
voile sur la vie de sa nièce; puis elle eut tant de mauvais
soupçons qu'il )ui fut difficile de s'arrêter à la véritable •
cause du mal, car nous ne rencontrons peut-être le vrai que
par hasard. Un jour, enfin, Julie fit briller aux yeux de sa
tante étonnée un oubli complet du mariage, une folio de
jeune fille étourdie, une candeur d'esprit, un enfantillago
digne du premier âge, tout cet esprit délicat, et parfois si
profond, qui distingue les jeunes personnes en France. Ma-
dame de Listomère résolut alors de sonder les mystères de
cette âme dont le naturel extrême équivalait à une impéné-
trable dissimulation. La nuit approchait, les deux dame^
étaient assises devant une croisée qui donnait sur la rue,
Julie avait repris un air pensif, un homme à cheval vint 4
passer.
LA FEAJME DE TRENTE ANS 25
«— Voilà une de yos victimes, dit la vieille dame.
Madame d*AigIcmonl regarda sa tante en manifestant un
dtonncment môl3 d^inquiélude.
— C'est un jeune Anglais, un gentilhomme, l'honorable
Arthur Ormond, fils aîné de lord Grenville. Son histoire est
iméressanle. Il est venu à Montpellier en 1802, espérant
que l'air de ce pays, où il était envoyé par les médecins, le
guérirait d'une maladie de poitrine à laquelle il devait suc-
comber. Gomme tous ses compatriotes, il a été arrêté par
Bonaparte Iprs de la guerre, car ce monstre-là ne peut se
passer de guerroyer. Comme distraction, le jeune Anglais
s'est donné le plaisir d'étudier sa maladie, que l'on croyait
mortelle, insensiblement, il a pris goût à l'analomie, à la
médecine; il s'est passionné pour ces sortes d'arts, ce qui
est fort extraordinaire chez un homme de qualité, mais Iç
Régent s'est bien occupé de chimie I Bref, monsieur Arthur
a fait des progrès étonnants, même pour les professeurs de
Montpellier; l'étude l'a consolé de sa captivité, et en môme
temps il s'est radicalement guéri, On prétend qu'il est resté
deux ans sans parler, respirant rarement, demeurant couché
(|ans une étable, buvant ()u lait d'une vache venue de Suisse,
et vivant de cresson. Depuis qu'il est à Tours, il n'a vu per-
sonne, il est fier comme un paon, mais vous avez certaine-
ment fait sa conquête, car ce n'est probablement pas pour
moi qu'il passe sous nos fenêtres deux fois par jour depuis
que vous êtes ici... Certes, il vous aime.
Ces derniers mots réveillèrent la comtesse comme par
magie. Elle laissa échapper un geste et un sourire qui sur-
prirent la marquise. Loin de témoigner cette satisfaction in-
stinctive ressentie même par la femme la plus sévère quan4
ell: apprend qu'elle fait un malheureux, le regard de Julie
fol terne et froid. Son visage indiquait un sentiment de ré-
pulsion voisin de l'horreur. Celte proscription n'était pas
«•lie qu'une femme aimante frappe sur le monde entier au
profil d'un seul être; elle sait alors rire et plaisantei ; non,
Julie était en ce moment comme une personne à qui le sou-
venir d'un danger trop vivement présent en fait ressentir
encore la douleur. La tante, bien convaincue que sa nièce
26 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
n'aimait pas son neveu, fut stupéfaite en découvrant qu'elle
n'aimail personne. Elle trembla d'avoir à reconnaître en
Julie un cœur désenchanté, une jeune femme à qui l'expé-
rience d'un jour, d'une nuit peut-être, avait suffi pour ap-
précier la nullité de Victor. j
— Si elle le connaît, tout est dit, pensa-t-elle, mon ncj
veu subira bientôt les inconvénients du mariage.
Elle se proposait alors de convenir Julie aux doctrines
monarchiques du siècle de Louis XV; mais, quelques heures
plus lard, elle apprit, ou plutôt elle devina la situation assez
commune dans le monde à laquelle la comtesse devait sa
mélancolie. Julie, devenue tout à coup pensive, se retira
chez elle plus tôt que de coutume. Quand sa femme de cham-
bre l'eut déshabillée et l'eut laissée prête à se coucher, elle
resta devant le feu, plongée dans une duchesse de velours
jaune, meuble antique, aussi favorable aux affligés qu'aux
gens heureux; elle pleura, elle soupira, elle pensa; puis elle
prit une petite table, chercha du papier, et se mit à écrire.
Les heures passèrent rapidement, la confidence que Julie
faisait dans cette lettre paraissait lui coûter beaucoup, cha-
que phrase amenait de longues rêveries; tout à coup la
jeune femme fondit en larmes et s'arrêta. En ce moment les
horloges sonnèrent deux heures. Sa tête, aussi lourde que
celle d'une mourante, s'inclma sur son sein; puis, quand
elle la releva, Julie vit sa tante surgir tout à coup, comme
un personnage qui se serait détaché de la tapisserie tendue
sur les murs.
— Qu'avez-vous donc, ma petite î lui dit sa tante. Pour-
quoi veiller si tard, et surtout pourquoi pleurer seule, à
votre âge ?
Elle s'assit sans autre cérémonie près de sa nièce e*. dé-
vora des yeux la lettre commencée.
— Vous écriviez à votre mari î
— Sais-je où il est? reprit la comtesse.
La tante prit le papier et le lut. Elle avait apporté ses lu-
nettes, il y avait préméditation. L'innocente créature laissa
prendre la lettre sans faire la moindre observation. Ce n'é-
tait ni un défaut de dignité, ni quelque sentiment de culpa-
lA FEMME m THEKT8 IKS 27
bilité sccrî^lc qui lui ûtait ainsi toute Cnergie-, non, sa tanle
se reoconirn là dnns un de ces ninmenia <iR crise où l'âme
est sans ressort, où. tout est indifférent, le bien comme le
mal, le silence aussi bien que la confiance. Semblable k une
jeune fille vertueuse qui accable un amanl de dSdains, mais
tjui, le soir, se trouve si triste, si abandonnée, qu'elle le
fiéâire, el veut ua coiur où déposer ses souffrances, Julie
laissa violer sans mot dire le cachet que la dillicatessc im-
prime à une lettre ouverte, et resta pensive pendant que ta
marquise lisait
a Ma cliOre Lnuisa, pourquoi demander tant de fois l'ac-
eomplissement de la plus imprudente promesse que puissent
se faire deux jeunes filles ignorantes? Tu te demandes sou-
vent, m'écris-lu, pourquoi je n'ai pas répondu depuis six
mois à Irs interrogations. Si tu a as pas compris mon silence,
aujourd'hui tu en devineras peit-étrcla raison en appre-
nant les myslftres que je vais trahir. Je les aurais à jamais
ensevelis dans le tond de mon crenr, si lu no m'avertissais
de ton prochaÎQ mariage. Tu vas te marier, Louisa. Cette
pensée me fait frémir. Pauvre petite, marie-toi; puis, dans
quelqi^es mois, un de tes plus poignants regrets viendra du
souvenir de ce que nous étions nagu&re, quand un soir,
à Écouen , parvenues toutes deui sous les plus grands
cliËnes de la montagne, nous contemplâmes la belle vallée
<(ue nous avions à nos pieds, et que nous y admirimes tctj
rayons du soleil couchant dont les reflets nous enveloppaient.
Nous nous assîmes sur un quartier de roche, et tombâmes
dans un ravissement auquel succéda la plus douce mélan-
colie. Tu trouvas la première que ce soleil lointain nous
parlait d'avenir. Nous étions bien curieuses et bien folles
alors I Te souviens-tu de toutes nos extrava^anees? Noua
nous embrassâmes comme deux amants, disions-nous. Noui
nous jurâmes que la premiiVe mariée de nous deux racon-
terait fidèlement i l'autre ces secrets d'iiyménéc, ces joici
que nos Ames enfantines nous peignaient « délicieuses.
Celle soirée fera ton désespoir, Louisa. Dans ce tumps, lu
étni« jeune, belle, insouciante, sinon heureuse; un mari te
rendra, en peu do jours, ce que Je suis dtSji, laîdc, souf-
28 SCENES DE Lf y;^ ppv^E
frante et vieille. Te dire combien Vêtais fiôrç, vaînç et
joyeuse d'épouser le colonel Victor à'Aiglemont, ce serait
une folie 1 ^t même comment te le dirais-je? je ne me sou-
viens plus de moi-même. En peu d'instants mon enfance est
devenue comme un son^e. Ma contenance pendant la jour-
née solennelle qui consacrait un lien dont l'étendue m'était
cachée n'a pas été exempte de reproches. Mon père â plijs
d'une fois tâché de réprimer ma gaieté, cat je témoîgnds
des joies qu'on trouvait inconvenantes, et mes discours ré-
vélaient de la malice, justement parce quSls étaient sans
malice. Je faisais mille enfantillages avec ce voile nuptial,
avec cette robe et ces fleurs, feestëe seulç, le soir, dans la
chambre où j'avais été conduite avec apparat, je méditai
quelque espièglerie pour intriguer Victor ; et, en attendant
iqu'il vint, j'avais des patpitaliops de cœur semblables à
çellçs qui me sâisissiaîent autrefois en ces jours solennels du
3i décembre^ quand, sans être apêrçuo, je me glissais dans
le salon où les étrenncs étaient entassées. Lorsque mon
mari entra, qu'il me chercha, le rire étoute que je fis en-
tendre sous les mousselines qui m'cnveloppiiicni a été le
dernier éclat de cette gaieté douce qui anima les jeux de
notre enfance... »
Quand la douairière eut achevé de lire cette lettre, quj,
commençant ainsi, devait contenir de bien tristes observa-
tions, elle posa lentement ses lunettes sur la table, y remit
aussitôt la lettre, et arrêta sur sa nièce deux yeuic verts
dont lé feu n'était pas encore affaibli par son ^6.
— Ma petite, dit-elle, une femme mariée ne saurait écrire
ainsi à une jeune personne sans manouernnx convenances. ••
— C'est ce que je pensais, répondit Julie en interrom-
pant sa tante ; et j'avais honte de moi pendant que vous la
lisiez...
— Si à table un mets ne vous semble pas bon, il n'en
faut dégoûter personne, mon enfant, reprit la vieille avec
bonhomie, surtout lorsque, depuis Eve jusqu'à nous, le ma-
riage a paru chose si excellente.!. — Vous n'avez plus do
mère ? dit la vieille femme.
La comtesse tressaillit ; puis elle leva doucement la têto
. I !■ • .'. Il il !■ , I' I
LA FEBUlB DE TfiExNTE AKS 29
el dit: -— J'ai déjà recette plus d'une fois ma mère depuis
un an; mais f ai eu tort de ne pas avoir écouté la répugnance
de inon père qui ne voulait pas de Victor pour gendre.
Bfla re|(arda sa tante, et un frisson de joie sécha ses
Urmes quand elle aperçut Pair de bonté qui animait cette
Tieiile figure. Elle tendit sa jeune main à la marquise qui
lemblait la solliciter; et quand leurs doigts se pressèrent,
ces deux femmes achevèrent de se comprendre.
— Pauvre orpheline I ajouta la marquise.
Ce mot fut un dernier trait de lumière pour Julie. Elle
cnit entendre encore la voix. prophétique de son père.
— Vous avez les mains brûlantes! Sont-elles toujours
tibsi? demanda la vieille femme.
— La fièvre ne m'a quittée que depuis sept ou huit jours,
répondit-elle.
— Vous aviez la fièvre et vous me le cachiez \
— Je l'ai depuis un an, dit Julie avec une sorte d'anxiété
pudique.
— Ainsi, mon bon petit ange, reprit sa tante, le mariage
l'a été jusqu'à présent pour vous qu'une longue douleur?
La jeune femme n'osa répondre; mais elle fit un geste
iffirmatif qni trahissait toutes ses souffrances.
— Vous êtes donc malhepreuse ?
— Oh ! non, ma tante. Victor m'aime à ridol&trie, et je
fadore, il est si bon !
— Oui, vous l'aimez; mais vous le fuyez, n'est-ce pas?
•^ Oui... quelquefois... il me cherche trop souvent.
~ N'étes-vous pas souvent troublée dans la solitude par
h crainte qu'il ne vienne vous j surprendre t
^ Hélas 1 oui, matante. Mais je l'aime bien, je vou^
iKore.
~~ Ne vous accusez-vous pas en secret vous-même ne ne pas
■voir on de ne pouvoir partager ses plaisirs? Parfois ne
, pRuezFVons point que l'amour légitime est plus dur à porter
^ |w ne le serait ni/e pasaion criniinclie ?
— Ohl c'est cela, ditrelle en pleurant. Vous devinez
Amè tout, là où tout est énigme pour moi. Mes sens sont
tsgourdîs, je suis sans idées, enfin je vis difficilement. Mou
30 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
âme est oppressée par une indéfinissable appréhension qui
glace mes sentiments et me jette dans une torpeur conti«
nuelle. Je suis sans voix pour me plaindre et sans paroles
pour exprimer ma peine. Je souffre, et j'ai honte de souffrir
en voyant Victor heureux de ce qui me tue.
— Enfantillages, niaiseries que tout cela ! s* écria la tante
dont le visage desséché s'anima tout à coup par un gai sou-
rire, reflet des joies de son jeune âge.
— Et vous aussi vous riez ! dit avec désespoir la jeune
femme.
— J'ai été ainsi, reprit promptement la marquise. Main-
tenant que Victor vous a laissée seule, n'êtes-vous pas rede-
venue jeune fille, tranquille; sans plaisirs, mais sans souf-
frances?
Julie ouvrit de grands yeux hébétés.
— Enfin, mon ange, vous adorez Victor, n'est-ce pas?
mais vous aimeriez mieux être sa sœur que sa femme, et le
mariage enfin ne vous réussit point.
— Hé bien t oui, ma tante. Mais pourquoi sourire?
— Oh I vous avez raison, ma pauvre enfant. Il n'y a, dans
tout ceci, rien de bien gai. Votre avenir serait gros de plus
d'un malheur 8i je ne vous prenais sous ma protection, et si
ma vieille expérience ne savait pas deviner la cause bien
innocente de vos chagrins. Mon neveu ne méritait pas son
bonheur, le sot! Sous le règne de notre bien-aimé Louis XV,
une jeune femme qui se serait trouvée dans la situation
où vous êtes aurait bientôt puni son mari de se conduire en
vrai lansquenet. L'égoïste I Les militaires de ce tyran impé-
rial sont tous de vilains ignorants. Us prennent la brutalité
pour (V* la galanterie, ils ae connaissent pas plus les
femmes qu'ils ne savent aimer ; ils croient que l'aller à la
mort le lendemain les dispense d'avoir, la veille, des égards
et des attentions pour nous. Autrefois, on savait aussi bien
aimer que mourir à propos. Ma nièce, je vous le formerai. Je
mettrai fin au triste désaccord, assez naturel, qui vous condui-
rait à vous haïr l'un et l'autre, à vous souhaiter un divorce,
si toutefois vous n'étiez pas morte avant d'en venir au dé»-
LA FEMME DE TRENTE ANS 31
Julie écoutait sa lanle avec autant d'étonnement que de
stupeur, surprise d'entendre des paroles dont )a sagesse
était plutôt pressentie que comprise par elle, et très-effrayéa
de retrouver dans la bouche d'une parente pleine d'expérience,
mais sous une forme plus douce, l'arrêt porté par son père sur
Victor. Elle eut peut-être une vive intuition de son avenir,
et sentit sans doute le poids des malheurs qui devaient l'ac-
cabler, car elle fondit ec larmes, et se jeta dans les bras de
la vieille dame en lui disant : — Soyez ma mère! La tante
ne pleura pas, car la Révolution a laissé aux femmes de
l'ancienne monarchie peu de larmes dans les yeux. Autre-
fois l'jimour et plus tard la Terreur les ont familiarisées
avec les plus poignantes péripéties, en sorte qu'elles con-
servent au milieu des dangers de la vie une dignité froide,
une affection sincère, mais sans expansion, qui leur permet
d'être toujours fidèles à l'étiquette et à une noblesse de
maintien que les mœurs nouvelles ont eu le grand tort de
répudier. La douairière prit la jeune femme dans ses bras,
la baisa au front avec une tendresse et une grâce qui souvent
se trouvent plus dans les manières et les habitudes de ces fem-
mes que dans leur cœur ; elle cajola sa nièce par de douces
paroles, lui promit un heureux avenir, la berça par des pro-
messes d'amour en l'aidant à se coucher, comme si elle eût
été sa tille, une fille chérie dont l'espoir et les chagrins deve-
naient les siens propres ; elle se revoyait jeune, et se retrouvait
inexpériente et jolie en sa nièce. La comtesse s'endormit heu-
reuse d'avoir rencontré une amie, une mère à qui désormais
elle pourrait tout dire. Le lendemain matin, au moment où la
tante et la nièce s'emt)rassaient avec cette cordialité profonde
et cet air d'intelligence qui prouvent un progrès dans le senti-
ment, une cohésion plus parfaite entre deux âmes, elles en-
tendirent le pas d'un cheval, tournèrent la tête en même
temps, et virent le jeune Anglais qui passait lentement, se-
lon son habitude. Il paraissait avoir fait une certaine étude
de la vie que menaient ces deux femmes solitaires, et ne
manquait jamais à se trouver à leur déjeuner ou à leur dt-
ncr. Son cheval ralentissait le pas sans avoir besoin d'être
>erti ; puis, pendant le temps qu'il mettait à franchir Tes-
S2 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
pace pris par les deux fenêtres de la salle à manger, Arthur
y jetait un regard mélancolique, la plupart du temps dédai-
gné par la comtesse, qui n*y faisait aucune attention. Mais
accoutumée à ces curiosités mesquines qui s'attachent aux
plus petites choses afin d'animer la vie de province, et dont se
garantissent difficilement les esprits supérieurs, la marquise
s'amusait de l'amour timide et sérieux, si tacitement ex-
primé par l'Anglais. Ces regards périodiques étaient deve-
nus comme une habitude pour elle, et chaque jour elle si-
gnalait le passage d'Arthur par de nouvelles plaisanteries.
En se mettant à table, les deux femmes regardèrent simul-
tanément l'insulaire. Les yeux de Julie et d'Arthur se ren-
contrèrent cette fois avec une telle précision de sentiment,
que la jeune femme rougit. Aussitôt l'Anglais pressa son
cheval -et partit au galop.
— Mais, madame, dit Julie à sa tante, que faut-il faire?
Il doit être constant pour les gens qui voient passer cet An-
glais que je suis...
— Oui, répondit la tante en l'interrompant.
— Hé iDien ! ne pourrais-je pas lui dire de ne pas se pro-
mener ainsi?
— Ne serait-ce pas lui donner à penser qu'il est dange-
reux ? Et d'ailleurs pouvez-vous empêcher un homme d'aller
et venir oCi bo.i lui semble? Demain nous ne mangerons
plus dans cette salle ; quand il ne nous y verra plus, le jeune
gentilhomme discontinuera de vous aimer par la fenêtre.
Voilà, ma chiure entant, comment se comporte une femme
qui a l'usage du monde.
Mais le malheur de Julie devait être complet. A peine les
deux femm'^ s se levaient-elles de table, que le valet de cham-
bre de Victor arriva soudain. Il venait de Bourges à franc
étrier, par des chemins détournés, ot apportait à la comtesso
une lettre de son mari. Victor, qui avait quitté l'empereur,
annonçait à sa femme la chute du régime impérial, la prise
de Paris, et l'enthousiasme qui éclatait en faveur des Bour-
bons sur tous les points de la France ; mais ne sachant cou)
mont pénétrer jusqu'à Tours, il la priait de venir en touît
hûle à Orléans où il espérait se trouver avec dés passc-poris
LA FEMME DE TRENTE ANS 33
pour elle. Ce valet de chambre, ancien militaire, devait ac-
compagner Julie de Tours à Orléans, route que Victor croyait
libre encore.
— Madame, vous n'avez pas un instant à perdre, dit le
valet de chambre; les Prussiens, les Autrichiens et les An-
Mais vont faire leur jonction à Blois ou à Orléans...
En quelques heures la jeune femme fut prête, et partit
dans une vieille voiture de voyage que lui prôtasa tante.
— Pourquoi ne viendriez-vous pas à Paris avec nous? dit-
elle en embrassant sa tante. Maintenant que les Bourbons se
rétablissent, vous y trouveriez...
— Sans ce retour inespéré j'y serais encore allée, ma pau-
vre petite, car mes conseils vous sont trop nécessaires, et à
Victor et à vous. Aussi vais-je faire toutes mes dispositions
pour vous y rejoindre.
Julie partit accompagnée de sa femme de chambre et du
vieux militaire, qui galopait à côté de la chaise en veillant
à la sécurité de sa maîtresse. A la nuit, en arrivant à un re-
fais en avant de Blois, Julie, inquiète d'entendre une voiture
qui marchait derrière la sienne et ne l'avait pas quittée de-
puis Amboise, se mit à la portière afin de voir quels étaient
ses compagnons de voyage. Le clair de lune lui permit d'a-
percevoir Arthur, debout, à trois pas d'elle, les yeux atta-
chés sur sa chaise. Leurs regards se rencontrèrent. La com-
tesse se rejeta vivement au fond de sa voiture, mais avec nn
seutiment de peur qui la fit palpiter. Comme la plupart des
jeunes femmes réellement innocentes et sans expérience, elle
voyait une faute dans un amour involontairement inspiré à
homme. Elle ressentait une terreur instinctive, que lui
aonnait peut-être la conscience de sa faiblesse devant une
udacieuse agression. Une des plus fortesarmes de l'homme
esi ce pouvoir terrible d'occuper de lui-môme une femme
dont l'imagination naturellement mobile s'effraye ou s'offense
d'une poursuite. La comtesse se souvint du conseil de sa
tante, et résolut de rester pendant le voyage au fond de sa
chaise de poste, sans en sortir. Mais à chaque relais elle en-
tendait l'Anglais qui se promenait autour des deux voitures;
pois sur la route, le bruit importun de sa calèche retcniissaiit
3fj SCÈNES DE LA VTE PKIVÉE
■
incessamment aux oreilles de Julie. La jeune femme pensa
bientôt qu'une fois réunie à son mari, Victor saurait la dé-
fendre contre cette singulière persécution.
— Mais si ce jeune homme ne m'aimait pas cepen-
dant?
Cette réflexipn fut la dernière de toutes celles qu'elle fit.
En arrivant à Orléans, sa chaise de poste fut arrêtée par les
Prussiens, conduite dans la cour d'une auberge, et jgardée
par des soldats. La résistance était impossible. Les étrange r«%
expliquèrent aux trois voyageurs, par des signes impératifs,
qu'ils avaient reçu la consigne de ne laisser sortir persopne
de la voiture. La comtesse resta pleurant pendant deux heu-
res environ, prisonnière au milieu des soldais qui fumaient,
riaient, et parfois la regardaient avec une insolente curiosité;
mais enfin elle les vit s' écartant de la voiture avec une sorte
de respect en entendant le bruit de plusieuirs chevaux.
Bientôt une troupe d'officiers supérieurs étrangers, à la té^e
desauels était un général autrichien, entoura la chaise do
poste.
— Madame, lui dit le général, agréez nos excuses ; il y ^
eu erreur, vous pouvez continuer sans crainte votre voyage,
et voici un passe-port qui vous évitera désorniais toute es-
pèce d'avanie...
La conitosse prit le papier en tcmblant, et balbutia de
vagues paroles. Elle voyait près du général et cri costume
d'ofticier anglais, Artluir à 'qui sans doute 'elle devait sa
prompte délivrance. Toui à la fois Joyeux et mélancoli(iue,
le jeune Anglais détourna la tète, et n'osa regarder Jiilio
qu'à la dérobée. Grâce au passe-port, ma(iame d'Aiglemon^
parvint à Paris sai^s aventure fâcheuse. Elle y retrouva son
mari, qui, délié de" son sermcnj de fiddlilé â l'empereur,
avait reçu le plus flatteur accueil du comte d'Artois nom nié
lieutenant général tfii royaume par son frère Louis XV(IL
Victor eut dans les gardes du corps un grade éniinent qui
lui donna lé rang' de 'général. Cependant, aij milieu des fêtes
qui marcjuèrent ' lé ' retour des Bourbons, un malheur bien
profond, e't qiii devait influer Sur sa vie, assaillit la pauvre
Julie; elle peWit la comtesse de Listomèrc-Lîindbn. La viédlo
LA FFMME DE TRENTE ANS 35
^ame mourut c|c joie ql d'uue goutte remontée au cœur, c»
revoyant k Tours le ^uc d'Ang«mIéme. Ainsi, la personne à
laquelle $on âge donnait ]e droit d'éclairer Victor, la seule
qui, par d'adroits conseils, ponvait rendre Taccord de la
femme et du mari plus parfait, cette personne était nioric.
Julie sentit toute l'étendue de cette perte. Il n'y avait plus
lu'elle-même entre elle et son mari. Jïais, jeune et timide,.
Ile devait préférer d'abord la souffrance à la plainte, {^a,
terfcclion môme de son caractère s'opposait à ce qu'elle»
osât se soustraire à ses devoirs, ou tenter de rechercher la
cause de ses douleurs; car les faire cesser eût été chose
trop délicate; Julie aurait craint d'offenser sa pudeur de
jeune fille.
Un mot sur les destinées de monsieur d'Aiglemont sous I9
restauration.
Ne se rencontre-t-il pas beaucoup d'hommes dont la nullité
profonde est un secret pour la plupart des gens qui les con-
Diiissent? Un haut rang, une illustre naissance, d'importantes
(onctions, un certain vernis de politesse, une grande réserve
dans la conduite, ou |es prestiges de la fortune sont, pour
eux, comme des gardes qui empêchent les critiques de pé-
nétrer jusqu'à leur intime existence. Ces gens ressemblent
aux rois dont la véritable taille, le caractère et les mœurs
ne peuvent jamais 6tre ni bien connus ni justement appré-
ciés, parce qu'ils sont vus de trop loin ou de trop près. Ces
personnages à mérite factice interrogent au lieu de parler,
ont l'art de mettre les autres en scène pour éviter de poser
devant eux; puis, avec une heureuse adresse, ils tirent cha-
cun par le fil de ses passions ou de ses intérêts^ et se jouent
ainsi des hommes qui leur sont réellement supérieurs, en font
des marionnettes et les croient petits pour les avoir rabais-
sés jusqu'à eux. Ils obtiennent alors le triomphe naturel
d'une pensée mesquine, mais fixe, sur la mobilité des grandes
pensées. Aussi pour juger ces têtes vides, et peser leurs va-
leurs négatives, l'observateur doit-il posséder un esprit plus
subtil que supérieur, plus de patience que de portée dans la
vue, plus de finesse et de tact que d'élévation et de grandeur
dans les idées. Néanmoins, quelque habileté que déploient
36 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
ces usurpateurs en défendant leurs côtés faibles , il leur est
bien difficile de tromper leurs femmes, leurs mères, leurs
enfants ou Tami de la maison; mais ces personnes leur gar-
dent presque toujours le secret sur une chose qui touche, ec
quelque sorte, à l'honneur commun; et souvent même elles
*es aident à en imposer au monde. Si, grâce à ces conspira-
tions domestiques, beaucoup de niais passent pour des hommes
supérieurs, ils compensent le nombre d'hommes supérieurî
qui passent pour des niais, en sorte que l'état social a tou-
jours la môme masse de capacités apparentes. Songez main-
tenant au rôle que doit jouer une femme d'esprit et de
sentiment en présence d'un mari de ce genre , n'apercevez-
vous pas des existences pleines de douleurs et de dévouement
dont rien ici-bas ne saurait récompenser certains cœurs
pleins d'amour et de délicatesse? Qu'il se rencontre une
femme forte dans cette horrible situation, elle en sort par
un crime, comme fit Catherine II, néanmoins nommée la
Grande, Mais comme toutes les femmes ne sont pas assises
sur un trône, elles se vouent, la plupart, à des malheurs
domestiques qui, pour être obscurs, n'en sont pas mom»
terribles. Celles qui chtrchent ici-bas des consolations im-
médiates à leurs maux, ne font souvent que changer de peines
lorsqu'elles veulent rester fidèles à leurs devoirs, ou com-
mettent des fautes si elles violent les lois au profit de leurs
plaisirs. Ces réflexions sont toutes applicables à Thistoire
secrète de Julie. Tant que Napoléon resta debout, le comte
d'Aiglemont, colonel comme tant d'autres, bon officier d'or-
donnance, excellant à remplir une mission dangereuse, mais
incapable d'un commandement de quelque importance,
n'excita nulle envie, passa pour un des braves que favori-
sait l'empereur, et fut ce que les militaires nomment vul-
gairement un bon enfant, La restauration, qui lui rendit lo
titre de marquis, ne le trouva pas ingrat ; il suivit les Bour-
bons à Gand. Cet acte de logique et de fidélilé fit mentir
l'horoscope que jadis tirait son beau-père en disant de son
gendre qu'il resterait colonel. Au second retour, nommé
lieutenant général et redevenu marquis, monsieur d'Aigle-
mont eut l'ambition d'arriver à la pairie, il adopta les nia«
L\ FEMME DE TRENTE ANS 37
ximes et la politique du Conserva^ewr, s'enveloppa d'une dis-
simulalion qui ne cachait rien, devint grave, interrogateur,
peu parleur, et fut pris pour un homme profond. Retranché
sans cesse dans les formes de la politesse, muni de formules,
retenant et prodiguant les phrases toutes faites qui se frap-
pent régulièrement à Paris pour donner en petite monnaie
aux sots le sens des grandes idées ou des faits, les gens du
monde le réputèrent homme de goût et de savoir. Entêté
dans ses opinions aristocratiques , il fut cité comme ayant
un beau caractère. Si, par hasard, il devenait insouciant ou
gai comme il l'était jadis, l'insignifiance et la niaiserie de
ses propos avaient pour les autres des sous-entendus diplo*
matiques.
— Oh ! il ne dit que ce qu'il veut dire, pensaient de très-
honnètcs gens.
Il était aussi bien servi par ses qualités que par ses dé-
fauts. Sa bravoure lui valait une haute réputation militaire
que rien ne démentait, parce qu'il n'avait jamais commandé
en chef. Sa figure mâle et noble exprimait des pensées lar-
ges, et sa physionomie n'était une imposture que pour sa
femme. En entendant tout le monde rendre justice à ses ta-
lents postiches, le marquis d'Aiglemont finit par se persua-
der à lui-même qu il était un des hommes les plus remar-
quables de la cour où, grâce à ses dehors, il sut plaire, et
où î-es dififérentes valeurs furent acceptées sans protêt.
Néanmoins monsieur d'Aiglemont était modeste au logis,
il y sentait instinctivement la supériorité de s/ femme, quel-
que jeune qu'elle fût; et, de ce respect invol mtaire, naquit
un pouvoir occulte que la marquise se tror.va forcée d'ac-
cepter, malgré tous ses efforts pour en repousser le fardeau.
Conseil de son mari, elle en dirigea les actions et la fortune.
Cette influence contre nature fut pour elle une espèce d'hu-
miliation et la source de bien des peines qu'elle ensevelissait
dans son cœur. D'abord, son instinct si délicatement fénii<
nin lui disait qu'il est bien plus beau d'obéir à un homme
do talent que de conduire un sot, et qu'une jeune- épouse,
obligée 4e penser et d'agir en homme, n'est ni femme p*
homme, abdique toutes les grâces d^ son sexe en en pc
38 SCÈNES DÉ LÀ viE PRIVÉE
dant les malheurs, ei n'acquiert aucun des privilèges que
^08 lois ont remis aux pjlus forts. Son pxistençe cachait une
bien amère dér|sion..N'était-eile pas obligée d'honorer ijuie
Idole (îrçuse, .de protéger kqï\ prolecteur, pauvre ôfre qui,
pour salaire d'uii dévouement coplinu, lui jetait ranipui
égoïste des inâns, ne voyait en elle que la femme, ne dai-
gnait oii né savait pas, injure ioi^t aussi profonde, s'inquiétei
dé ses plaisirs, ni d'où venaient sa tristesse et son dépéris»
semeni? Comme la plupart des maris, qui sentent le joug
d'un esprit supérieur, le marquis sauvait son amour-propre
eh conciliant de la laiblesse physique à la faiblesse morale
de Jillie, qu'il se plaisait â plaindre en demandant compté
au sort de lui avoir donné, pour épouse une jeune fille ma-
ladive. Enfin, il se faisait la victime tandis qu'il était le
bourreau. La marquise, chargée de tous les malheurs de
cette ïrme existence, devait sourire ei^çore à son maître
iiribécilè, parer de fleurs une maison de deuil, et afficher le
bonheur siir lin visage pâli par de secrets supplices. Cette
responsabilité d'honneur, cette abnégation magnifique don-
nèrent insensiblement à la jeune marquise une dignité de
femmc^ iine conscience de vertu q^ui lui servirent de sauve-
gardé contre les dangers dU monde. Puis, pour sorider ce
cœiir â fond, peut-être le malheur intime et cacli($ par lequel
son j)i"emicr, son naïf amour de jeiinc fille était couronna,
lui fit-il prendre en horreui* les passions; peut-être n'èii
conçut-elle ni l'enlraînement, ni les joies illicites, mais déli-
rantes, qui font oublier à certaines femmes les lois de sagesse,
les principes de vertu sur lesquels la société repose. Re-
nonçant, comme à un songe, aux douceurs, à la tendre
Vàrrnonîe que la vieille expérience de madame de Listomôre-
l.aridon lui avait prorbise, elle attendit avec résignation la
Vii de ses peines en espérant mourir jeune. Depuis son re-
1)ur de touraine, sa santé s'était chaque jour affaiblie, et la
•ne semblait lui être inesurée j)ar la souffrance; souffrance
élégante d'ailleurs, maladie presque voluptueuse en appa-
rence, et qui pouvait passer aux yeux des gens superficiels
pour une fantaisie de pelite-maltrrsso. Les médecins avaient
condamné la marquise à rester couchée sur un divan, où
LA FEMME DE TRENTE ANS 39
eiie s*^tiolait au milieu des fleurs qui rentourâicut , en se
faniût comme elles. Sa faiblesse lui interdisait la marche el
le grah(i air; elle ne sortait qu'en voiture fermée. Sans cesse
environnée de toutes l'es merveilles de notre luxe et de no-
tre industrie modernes, elle ressemblait moins à une malade
qu'à une reine indolente. Quelques amis, amoureux peut-
être de àon inaîheur et de sa faiblesse, sûrs de toujours la
trouver ciiez elle, el sjDéculàht sans doute aussi sur sa bonne
santé future , venaient lui apporter les nouvelles el l'in-
struire àe icès mille jaçtits événements qui rendent à Paris
Texisteiice bi variée. Sa inélancolie, quoique grave et pro-
fonde, élâil donc la Th'élàncolîe de l'opulence. La marquise
d'Aiglerhôrii reàsemblait à une belle fleur dont la racine est
roh^ée par un insecte noir. Elle allait parfois dans le monde,
non par goût, mais pour obéir aux exigences de la position
à laquelle aspirait son mari. Sa voix et la perfection de son
chant pouvaient lui permettre d'y recueillir des applaudis-
sements qui flatteiil presque toujours une jeune femme;
mais à (Jûôi lui servaient des succès qu'elle ne rapportait ni
à des sentiments ni à des espérances? Son mari n'aimait
pas la musique. Enfin, elle se trouvait presque toujours gênée
dans les sâlonâ où fea beauté lui attirait des hommages inté-
ressés, âa Situation ^ excitait une sorte de compassion
cruelle, imé curioslié triste. Elle était atteinte d'une inflam-
hiatîdn assci ordtïiâirôment mortelle, que les femmes se
confient à l'oreille, et à laquelle notre néologie n'a pas en-
core âii trouver de nom. Malgré le silence au sein duquel
sa vie à'écoulàit, la cause de sa souffrance n'était un secret
pour i»ersonne. Toujours jeiine tille , en dépit du mariage,
les moindres regards la rendaient honteuse. Aussi , pour
éviter de rougir, n'apparaissait elle jamais que riante, gaie;
elle affectait une f?.usse joie, se disait toujours bien portante,
•u prévenait les questions sur sa santé par de pudiques
mensonges. Cependant, en 1817, un événement contribua
beaucoup à modifier l'état déplorable dans lequel Julie avait
été plongée jusqu'alors. Elle eut une fille, et voulut la nour-
rir. Pendant deux années, les vives distractions et les in-
quiets piuisirb que donnent les soins maternels lui firent une
no SCÊNEfe DE LA VIE PRIVÉE
Tie moins malheureuse. Elle se sépara nécessairement de
son mari. Les médecins lui pronostiquèrent une meilleure
santé ; mais la marquise ne crut point à ces présages hypo-
thétiques. Comme toutes les personnes pour lesquelles, la vi( '
n'a plus de douceur, peut-être voyait-elle dans la mort ui :-
heureux dénoûment.
Au commencement de l'année 1819, la vie lui fut plu '
cruelle que jamais. Au moment où elle s'applaudissait du
bonheur négatif qu'elle avait su conquérir, elle entrevit d'ef-
froyal)lcs abîmes ; son mari s'était, par degrés, déshabitué
d'elle. Ce refroidissement d'une affection déjà si tiède et
tout égoïste, pouvait amener plus d'un malheur que son tact
fin et sa prudence lui faisaient prévoir. Quoiqu'elle fût cer-
taine de conserver un grand empire sur Victor et d'avoir
cbtTinu son estime pour toujours, elle craignait l'influence
des passions sur un homme si nul et si vaniteusement irré-
fléchi. Souvent ses amis surprenaient Julie livrée à de lon-
gues méditations ; les moins clairvoyants lui en demandaient
le secret en plaisantant, comme si une jeune femme pouvait
ne songer qu'à des frivolités, comme s'il n'existait pas pres-
que toujours un sens profond dans les poncées d'une mère
de famille. D'ailleurs, le malheur aussi bien que le bonheur
vrai nous mène à la rêverie. Parfois, en jouant avec son
Hélène, Julie la regardait d'un œil sombre, et cessait de ré-
pondre à ces interrogations enfantines qui font tant de plaisir
aux mères, pour demander compte de sa destinée au pré-
sent cl à l'avenir. Ses yeux se mouillaient alors de larmes,
quand soudain quelque souvenir lui rappelait la scène de la
revue aux Tuileries. Les prévoyantes paroles de son père
retentissaient derechef à son oreille, et sa conscience lui -
reprocbait d'en avoir méconnu la sagesse. De celle désobéis-
s:mcc folle venaient tous ses malheurs; et souvent elle n
savait, entre tous, lequel était le plus difficile à porter. Non
seulement les doux trésors de son âme restaient ignorés
mais elle ne pouvait jamais parvenir à se faire comprendr
de son mari, môme dans les choses les plus ordinaires de
la vie. Au moment où la faculté d'aimer se développait en
elle plus forte et plus active, l'amour permis, l'amour con-
LA FEMME DE TRENTE ANS H
j'igal s'évanouissait au milieu de graves souffrances physi-
ijucs et morales. Puis elle avait pour son mari cette com-
passion voisine du mépris qui flétrit à la longue tous les
sentiments. Enfin, si ses conversations avec quelques amis,
si les exemples, ou si certaines aventures du grand monde
no lui eussent pas appris que l'amour apportait d'immenses
bonheurs, ses blessures lui auraient fait deviner les plaisirs
profonds et purs qui doivent unir des âmes fraternelles.
Dans le tableau que sa mémoire lui traçait du passé, la can-
dide fignre d'Arthur s'y dessinait chaque jour plus pure et
j>lus belle, mais rapidement; car elle n'osîiit s'arrôler à ce
souvenir. Le silencieux et timide amour du jeune Anglais
C-uut le seul événement qui, depuis le mariage, eût laissé
quelques doux vestiges dans ce cœur sombre et solitaire.
Peut-être toutes les espérances trompées, tous les dé"
sirs avortés qui, graduellement, attristaient l'esprit de Ju-
lie, se reportaient-ils, par un jeu naturel de l'imagination,
sur cet homme, dont les manières, les sentiments et le ca-
ractère paraissaient offrir tant de sympathies avec les siens.
Mais cette pensée avait toujours l'apparence d'un caprice,
d'un songe. Après ce rêve impossible, toujours clos par des
soupirs, Julie se réveillait plus malheureuse, et sentait en-
core mieux ses douleurs latentes quand elle les avait en-
dormies sous les ailes d'un bonheur imaginaire. Parfois, ses
plaintes prenaient un caractère de folie el d'audace, elle
voulait des plaisirs à tout prix ; mais, dIus souvent encore,
elle restait en proie à je ne sais quel engourdissement stu-
pide, écoutait sans comprendre, ou concevait des pensées si
vagues, si indécises, qu'elle n'eût pas trouvé de langage
pour les rendre. Froissée dans ses plus intimes volontés,
dans les mœurs que, jeune fille, elle avait rêvées jadis, elle
^•lail obligée de dévorer ses larmes. A qui se serait-elle
plainte? de qui pouvait-elle être entendue? Puis, elle avait
telle extrême délicatesse de la femme, cette ravissante pu-
deur de sentiment qui consiste à taire une plainte inutile, à
ne pas prendre un avantage quand le triomphe doit humi-
Uer le vainqueur et le vaincu. Julie essayait de donner sa
Câ;>aaié, ses propres vertus à monsieur d'iVigleinont, et s^
il 2 SCÈNES DK LA VÏE PRIVEE
vaillait de goûter le bonheur (jiii lui manquait. Toiite sîi
finesre de femme était employée en pure perte à des ména-
gements ighorés de celui-là ihême dont ils perpétuaient le
despotisme! Par nionients, elle était ivre de malheur, sans
idée, sans frein ; mais, heureusement, une piété vraie la ra-
menait toujours à une espérance suprême ; elle se réfugiait
dans la vie future, admirable croyahce qui lui faisait accej)tep
de nouveau sa tâché douloureuse. Ces combats si terribles,
ces déchirements intérieurs étaient satis gloire, ces longues
mélancolies étaient inconnues; nulle créature ne recueillait
ses regards ternes, ses larmes amères jetées au hasard et
dans la solitude.
Les dangers de là situation crili4ue à laquelle la marquise
était insensiblement arrivée par la force des circonstances
se révéUVent à elle dans toute leur gra\ité pendant une
soirée da mois de janvier 1820. Quand deux époux se con-
naissent parfaitement et ont pris une longue habitude d'eux-
mr^uics, lorsqu'une femme sait interpréter les moindres
gestes d'un homme et peut pénétrer les sentiments ou les
choses qu'il lui cache, alors des lumières soudaines éclatent
Souvent après des réflexions ou des remarques précédentes,
dues au hasard^ où primitivement faites avec insouciance.
Une femme se réveille souvent tout à cOiip sur le bord ou
au fond d'un àbînie. Ainsi la niarquise, heureuse d'être seule
depuis quelques jours, devina le secret de ôà solitude. In-
coiis.lant ou lassé, généreux oii plein de pitié pour elle, son
mari ne lui appartenait plus. En ce moment, elle ne pensa
plus à elle, ni à ses souffrances, ni à ses sacrifices; elle ne
fut plus que mère, et vit la fortune, l'avenir, le bonheur
de sa fille; sa filles le seul être d'où lui vint quelque féli-
cité, son Hélène, seul bien qui l'attachât à la vie. Mainte-
nant Julie voulait vivre pour préserver son enfant du joug
effroyable sous lequel une marâtre pouvait étouffer la vie de
C(îlte chère créature. A cette nouvelle prévision d'un sinistre
avenir, elle tomba dans une de ces méditations ardentes qui
dévorent des années entières. Entre elle et son mari, désor-
mais, il devait se trouver tout un monde de pensées, dont
le poids porterait sur elle seule. Jusqu'alors, sûre d'ôtre
V tau dil m ^ d
sa r d
1
d so hi;
"I
sa M Vtogd mmecn-
C ul q au d Se-
&/| SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
rizy était la femme qui lui avait enlevé le cœur de soi
Elle s'engourdit dans une rêverie de désespoir, et par
occupée à regarder le feu. Yictor faisait tourner
dans ses doigts avec Pair ennuyé d*un homme qui
avoir été heureux ailleurs, apporte chez lui la fali
bonheur. Quand il eut bâillé pluâeurs fois, il prit ui
beau d'une main, de l'autre alla chercher languis
le cou de sa femme, et voulut l'embrasser; mais j
baissa, lui présenta son front, et y reçut le baiser d
ce baiser machinal, sans amour, espèce de grimace
parut alors odieuse. Quand Yictor eut fermé la porte,
quise tombasnr un siège; ses jambes chancelèrent, ell<
en larmes. Il faut avoir subi le supplice de quelque
analogue pour comprendre tout ce que celle-ci ca
douleurs; pour deviner les longs et terribles drame
quels elle donne lieu. Ces simples et niaises paroi
silences entre les deux époux, les gestes, les re(
manière dont le marquis s'était assis devant le feu, i s
qu'il eut en cherchant à baiser le cou de sa femm
avait servi à faire, de cette heure, un tragique dénoû
la vie solitaire et douloureuse menée par Julie. Dans
lie, elle se mit à genoux devant son divan, s'y ploi
visage pour ne rien voir, et pria le ciel, en donna
paroles habituelles de son oraison un accent intim
signification nouvelle qui eussent déchiré le cœur
mari, s'il l'eût entendue. Elle demeura pendant hui
|)réoccupée de son avenir, en proie à son malheur,
étudiait en cherchant les moyens de ne pas mentii
cœur, de regagner son empire sur le marquis, et d
assez longtemps pour veiller au bonheur de sa fille. ]
solut alors de lutter avec sa rivale, de reparaître <
monde, d'y briller; de feindre pour son mari un
qu'elle ne pouvait plus éprouver, de le séduire; puis
que par ses artifices elle l'aurait soumis à son pouvoir,
coquette avec lui comme le sont ces capricieuses mal
qui se font un plaisir de tourmenter leurs amants. (
nége odieux était le soûl remède possible à ses maux.
«Ile deviendrait maîtresse de ses souffrances, elle 1
LA FËBIME DE TRENTE ANS fl?
donnerait selon son bon plaisir, et les rendrait plus rares
tout en subjuguant son mari, tout eu le domptant sous un
despotisme terrible. Elle n'eut plus aucun remords de lui
imposer une vie difficile. D'un seul bond, elle s'élança dans
les froids calculs de l'indifférence. Pour sauver sa fille, elle
devina tout à coup les perfidies, les mensonges des créatures
qui n*aiment pas, les tromperies de la coqucUerie, et ces
ruses atroces qui font haïr si profondément la femme chez
qui les hommes supposent alors des corruptions innées. A
l'insu de Julie, sa vanité féminine, son intérêt et un vague
désir de vengeance s'accordèrent avec son amour maternel
pour la faire entrer dans une voie où de nouvelles douleurs
Fattendaient. Mais elle avait l'âme trop belle, l'esprit trop
délicat, et surtout trop de franchise pour être longtemps
eomplice de ces fraudes. Habituée à lire en elle-même, au
premier pas dans le vice, car ceci était du vice, le cri de sa
conscience devait étouffer celui des passions et de l'égoisme.
En effet, chez une jeune femme dont le cœur est encore pur,
et où l'amour est resté vierge, le sentiment de la maternité
même est soumis à la voix de la pudeur. La pudeur n'cst-
dle pas toute la femme ? Mais Julie ne voulut apercevoir
tncun danger, aucune faute dans sa nouvelle vie. Elle vint
diez madame de Sérizy. Sa rivale comptait voir une femme
pâle, languissante; la marquise avait mis du rouge, et se
présenta dans tout l'éclat d'une parure qui rehaussait en-
core sa beauté.
Madame la comtesse de Sérizy était une de ces femmes
qui prétendent exercer à Paris une sorte d'empire sur la
mode et sur le monde; elle dictait des arrêts qui, reçus
dans le cercle où elle régnait^ lui semblaient universelle-
ment adoptés; elle avait la prétention de faire des mots ;
die était souverainement juginise. Littérature, politique,
hommes et femmes, tout subissait sa censure ; et madame
Sérizy semblait défier celle des autres. Sa maison était,
en toute chose, un modèle de bon goût. Au milieu de ces
salons remplis de femmes élégantes et belles, Julie triom-
pha de la comtesse. Spirituelle, vive, sémillante, elle eut
niloar d'elle les hommes les plus distingués de la soirée«
ftO SCÈNES DE U VIE |?R{V^Ï
Pour le désespoir des femmes, ^ (oile^te était Srréproobi-
ble, et toutes lui envièreqt une çoupç de rp|>Q, une forûi^
de corsage dont l'effet fut attribué génér^]einè||t ft quelque
gtnie de couturière inconnue, car leç femmes aiment mieux
croire à la science des chiffons qu'à la grâcQ et 4 la perfec-
tion de celles qui sont faites de manièrp ^ les biep pQrter*
Lorsque Julie se leva pour aller s^u piano cliaqter Is^ rorpa^
de Desdémone, les hommes accoururent dç'tQq^ 1^ sa)op9
pour entendre cette célèbre voix, muette depuis si Ipog-
temps, et il se fit un profond silence. ]jSi rparquisip éprovTf
de vives émotions en voyant le^ t^tes pressées aux pprHn
et tous les regards attaché^sur elle. Çlle chercha ço^miaiî,
lui lança une œillade pleine de coquetterie, et vit ayec pl^^
sir qu'en ce moment son amour-propre é^it extraorc|ipai-
remcnt flatté. Heureuse de ce triomphe, el|e r&vit l^as^n^
blée dans la première partie cV Assis' al pie âf'un salicçl Ja-
mais ni la Malibran ni la Pasta n'avaient fait çnteadre ^
chants si parfaits de sentiment et d'intonation; mais, auQiÇH
ment de la reprise, elle regarda dans les groupe^ et ap^rçu^
Arthur dont le regard fixe ne )a quittait pas. Elle tres8ailli|
vivement^ et sa voix s'altéra. lÛadan^Q de Sérizy s*^laQça dtt
sa place vers la marquise.
— Qu'avez-vous, ma chêreî Qh ! pauvre petite, e)le e^
si souffrante I je tremblais en lui voyant entreprendre un^
chose au-dessus de ses forces...
La romance fut interrompue. Julie, dépitée ne se sentit
plus le courage de continuer et subit la compassion perÇde
de sa rivale. Toutes les femmes chuchotèrent ; puis, à força
de discuter cet incident, elles dcvinèifcut ]a lutte comnMp-
cée entre la marquise et madame de Sérizy, qu'elles n'éi-
pargnèrcnt pas dans leurs ipédisançes. Les bizarres pre$*
sentiments qui avaient si souvent agUé ^ulie se trouyaieni
tout à coup réalisés. En s'occupant d'Artliur, elle s'était
complue à croire qu'un hommq en apparence $i doux, ci dé-
licat, devait être resté fidèle à son premier amour. Parfois
elle s'était flattée d'être l'objet de cette belle passion, lii
passion pure e^ vraie d'un jeupQ |^omme, c^ont toutes Içf
pensées appartiennent à sa ^icu-a|n[i(}q, ç|pnt tous les in(H
Ï4 FEMMP PE TRENTI? ANS l\1
monts lui sont consacrés, qui n'a point de détours, qui rou-
git de ce qui fait rougir une femme, pense comme uue
femme, ne lui donne point de rivales, et se livre à elle sans
songer à l'ambition, ni à la gloire, ni à la fortune. Elle avait
ft'Vé tout cela d'Arthur, par folie, par distraction ; puis
tout à coup elle crut voir son rôve accompli. Elle lut sur
le visage presque féminin du jeune Anglais les pensées pro-
fondes, les mélancolies douces, les résignations douloureuses
dont eile-môme était la victime. Elle se reconnut en lui
Le malheur et la mélancolie sont les interprèles les plus
(éloquents de l'amour, et correspontlent entre deux êtres
souffrants avec une incroyable rapidité. La vue intime et
rinlussusccplion (jes choses ou des idées sont chez eux com-
plètes et justes. Aussi la violence du choc que reçut la
marquise lui révéla-t-elle tous les dangers de l'avenir. Trop
heureuse de trouver un prétexte à son trouble dans son état
habituel de souffrance, elle se laissa volontiers accabler par
ringéïiieuse pitié de madame de Sérizy. L'interruption de
la romance était un événement dont s'entretenaient assez
diversement plusieurs personnes. Les unes déploraient le
sort de Julie, et se plaignaient de ce qu'une femme si re-
marquable fût percjue pour le monde ; les autres voulaient
savoir la cause de ses souffrances et de la solitude dans la-
i quelle çlle vivait.
I — Efi bien I mon cher Ronquerollcs, disait le marquis au
frère de madame de Sérizy, tu enviais mon bonheur en
: lovant madame d'Aiglemont, et tu me reprochais de lui
! être infidèle? Ya, tu trouverais mon sort bien peu désirable,
j « lu resta s comnie n\gi en présence d'une jolie femme
pendant une ou deux années^ sans oser lui baiser la main,
de peur d^ la briser. Ne t'embarrasse jamais de ces bijoux
délicats, bons seulement à mettre sous verre, et que leur
fragilild, leur cherté, nous obligent à toujours respecter,
&>rs-lu souveni ton beau cheval pour lequel tu crains, m'a-
lon «]i(, les averses et la neige? Voilà mon histoire. Il est
vrai que ^^ .suis sûr (|e )a vertu de ma femme ; mais mon
aîariagc est une chose de luxe ; et si \n me crois marié, tu
le trompes. Aussi mes infidélités sont-elles en quelque sorte
{i8 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
légitimes. Je voudrais bien savoir comment vous feriez à
ma place, messieurs les rieurs? Beaucoup d'hommes auraient
moins de ménagements que je n'en ai pour ma femme. Je
suis sûr, ajouta-t-il à voix basse, que madame d'Aiglemont
ne se doute de rien. Aussi, certes, aurais-je grand tort de me
plaindre, je suistrès-heureux... Seulement, rien n'est plur
ennuyeux pour un homme sensible, que de voir souffrir un<
pauvre créature à laquelle on est attaché...
— Tu as donc beaucoup de sensibilité? répondit monsieur
de Ronquerolles, car tu es rarement chez toi.
Cette amicale épigramme fit rire les auditeurs; mais Ar-
thur resta froid et imperturbable, en gentleman qui a pris la
gravité pour base de son caractère. Les étranges paroles de
ce mari firent sans doute concevoir quelques espérances au
jeune Anglais, qui attendit avec patience le moment où il
pourrait se trouver seul avec monsieur d'Aiglemont, et Toc-
casion s'en présenta bientôt.
— Monsieur, lui dit-il, je vois avec une peine infinie
l'état de madame la marquise, et si vous saviez que, faute
d'un régime particulier, elle doit mourir misérablement, je
pense que vous ne plaisanteriez pas sur ses souffrances. Si
je vous parle ainsi, j'y suis en quelque sorte autorisé par la
certitude que j'ai de sauver madame d'Aiglemont, et de la
rendre à la vie et au bonheur. Il est peu naturel qu'un
homme de mon rang soit médecin; et, néanmoins, le hasard
a voulu que j'étudiasse la médecine. Or, je m'ennuie assez,
dit-il en affectant un froid égoïsme qui devait servir ses des-
seins, pour qu'il me soit indifférent de d(^pcnser mon temps
et mes voyages au profit d'un être souffrant, au lieu de sa-
tisfaire quelques sottes fantaisies. Les guérisons de ces sortci
de maladies sont rares, parce qu'elles exigent beaucoup dt
soins, de temps et de patience ; il faut surtout avoir de la
fortune, voyager, suivre tcrupuleusement des prescriptions
qui varient chaque jour, et n'ont rien de désagréable. Nous
sommes deux gentilshommes, dit-il en donnant à ce mot
Facception du mot anglais gentleman, et nous pouvons nous
entendre. Je vous préviens que si vous acceptez ma pro| o-
fiiUon, vous serez à tout moment le juge de ma conduite.
tA FEMME DE TRENTE ANS /|9
Je n'entreprendrai rien sans vous avoir pour conseil, pour
surveillant, etjeyous r(?ponds dusijccès si vous consentez à
in*()béir. Oui, si voils voulez ne pas être pendant longtemp
le inâri deniadame d'^îglemoht, lui dit-il è^ l'oreille.
— Il est sûr, milôrd", dit le marquis en riant, qu'un An .
glaîs pouvait seul me faire une proposition sj bizarre. Per
hieltez-moi de ne pas la repousser et de ne pas l' accueillir,
'y songerai. Puis, avant tout, elle doit être soumise à ma
femme.
En ce moment^ Julie avait reparu au piano. Elle chanta
l'aîr de Sémiramide, Son regina, son guerriera. Des applau-
disseinents unanimes, mais des applaudissements sourds,
pour ainsi dire, les acclamations polies du faul)ourg Saint-
Germain, témoignèrent de T enthousiasme qu'elle excita.
Lorsque d'Aiglemont ramena sa femme à sô^ hôtel, Julie
vit avec une sorte de plaisir inquiet le prompt succès de
ses tentatives. Son mari, réveillé par le rôle qu'elle venait
de joiîer, voulut l'honorer d'une fantaisie, et la prit en goût,
comme il eût fait d'une actrice. Julie trouva plaisant d'être
traité^ ainsi, elle vertueuse et mariée ; elle essaya de louer
avec son pouvoir, et dans cette preniière lutte, sa bonté
la fît succomber encore une fois, mais ce fut la plus ter-
rible de toutes les teçons qiie lui gardait le sort. Vers deux
ou trois heures du matin, Julie était sur son séant, sombre
et rêveuse, dans le lit conjugal ; une lampe à lueur incer-
taine éclairait iaiblement la ciiambre, le silence le plus pro-
fond y régnait; et, depuis une heure environ, la marquise,
livrée à de poignants remords, versait des larmes dont l'a-
mertume ne peut être comprise que des femmes qui se sont
trouvées dans la même situation. Il fallait avoir l'âmé
de Julie pour sentir comme elle l'horreur d'une caresse cal-
culée, pour se trouver autant froissée par uii baiser froid ;
apostasie du coeur 'encore aggravée par une douloureuse
prostitution. Elle se mésestimait elle-même, elle maudissait
le mariage, elle aurait voulu être morte ; et, sans un cri
jélé par sa fille, eïle se serait peut-être précipitée par la
fouétre sur le pavé. Monsieur d'Aiglemont dormait paisible-
nî prèi d'elle, sans être réveillé par les larmes chaude*
50 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
que sa femme laissait tomber sur lui. Le lendemain, Julie
sut être gaie. Elle trouva des forces pour paraître heureuse
et cacher, non plus sa mélancolie, mais une invincible hor-
reur. De ce jour elle ne se regarda plus comme une femme
irréprochable. Ne s'était-elle pas menti à elle-même, dès
lors n'était-elle pas capable de dissimulation, et ne pouvait-
elle pas plus tard déployer une profondeur étonnante dans
les délits conjugaux? Son mariage était la cause de cette
perversité à priori qm ne s'exerçait encore sur rien. Cepen-
dant elle s'était déjà demandé pourquoi résister à un amanl
aimé quand elle se donnait, contre son cœur et contre le
vœu de la nature, à un mari qu'elle n'aimait plus. Toutes
les fautes, et les crimes peut-être, ont pour principe un
mauvais raisonnement ou quelque excès d'égoïsrae. La so-
ciété ne peut exister que par les sacrifices individuels
qu'exigent les lois. En accepter les avantages, n'est-ce pas
s'engager à maintenir les conditions qui la font subsister?
Or les malheureux sans pain, obligés de respecter la pro*
priélé, ne sont pas moins à plamdre que les femmes bles-
sées dans les vœux et la délicatesse de leur nature. Quel-
ques jours après cette scène, dont les secrets lurent
ensevelis dans le lit conjugal, d'Aiglemont présenta lord
Grenville à sa femme. Julie reçut Arthur avec une politesse
froide qui faisait honneur à sa dissimulation. Elle imposa
silence à son cœur, voila ses regards, donna de la fermeté
à sa voix, et put ainsi rester ma! tresse de son avenir. Puis,
après avoir reconnu par ces moyens, innés pour ainsi dire
chez les femmes, toute l'étendue de l'amour qu'elle avait
inspiré, madame d'Aiglemont sourit à l'espoir d'une prompte
guet ison, et n'opposa plus de résistance à la volonté de son
mari, qui la violentait pour lui faire accepter les soins du
jeune docteur. Néanmoins, elle ne voulut se fier à lord
Grenville qu'après en avoir assez étudié les paroles et les
manières pour être sûre qu'il aurait la générosité de souf-
frir en silence. Elle avait sur lui le plus absolu pouvoir, elle
en abusait déjà : n'éuit-elle pas femme?
Montcontour est un ancien manoir s'tué sur un de ces
blonils rochers au bas desquels passe la Loire, non loin
A'"FE«MË"Dk' TIIENIK ANS 51
il'endroil où Julie s'émit arrOli^e en 19li. C'est un de
9 pelils chileaux de Touraine, blancs, jolis, à tourelles
ïculpltfes, brodés comme uncdentclle de HHlines;unde ces
r.liâlcaux mignons, pimpants qui se mirent dans les eaux du
neuve avec leurs bouquets de niûriers, leurs vignes, leurs
chemins creux, leurs lonj^es balustrades à jour, leurs cavea'
en rocher, leur manteaux de lierre et leurs escarpements.
Les (cils de Hontcoutour pétillent sous les rayons du soleil,
tout y est ardent. Mille vestiges de l'Espagne poétisent cette
ravissante habitation ; les gcnâls d'or, les Heurs à clochettes
embaument la brise ; l'air est caressant, la terre sourit par-
tout, ei partout de douces magies enveloppent l'ame, la
rendent paresseuse, amoureuse, l'amollissent et la bercent*
Cette belle et suave contrée endort les douleurs et réveille
les passions. Personne ne reste froid sous ce ciel pur, de-
vant ces eaux scinlillanles. lA meurt plus d'une ambition,
là vous vous couchez au sein d'un tranquille bouhenr,
comme chaque soir le soleil se couche dans ses lauges de
pourpre et d'azur,
Par une douce soiriîe du mois d'août, en 1821, deux per-
sonnes gravissaient les chemins pierreux qui di!coupenl les
rocliers sur lesquels est assis le chlioau , et se dirigeaient
vers les hauteurs pour y admirer sans doute les points de vue
multipliés qu'on y diicoovre. Ces deux personnes étaient Julie
et lord Grcnville; mais ce>ie Julie semblait être une nou-
velle femme. La marquise avait les franches couleur? de la
s:inlé.Sesyeus, vivifiés par une fécoDdppui8sance,élineelaienl
h travers une humide vapeur, semblable au fluide qui donne
A ceux dcsenfanls d'irrésistibles attraits. Elle souriait â plein,
elle était beurense de vivre, et concevait la vie. A la ma-
nière dont elle levait ses pieds mignnns, il élaîl facile de
voir que nulle soutl'rance n'alourdissait comme autrefois ses
moindres mouvements, n'alantuuis^it ni ses regards, ni ses
paroles, ni SCS gestes. Sous Tombrelle de soie blanche qui
la garantissait des chauds rayons du soleil, elle ressemblait
à une jeune mariée sous son voile , il une vierge prête it se
livrer aux encbantemenis de l'amour. Ariljur la conduisait
avec un soin d'amant, il la guidait comme on guide un eu-
52 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
fâiit, la mcUait dans le meilleur chemin, lui faisait éviter \e%
pierres, lui montrait une échappée de vue ou l!amenait de-
vant une fleur, toujours mû par un perpétuel sentiment do
bouté, par une intention délicate, par une connaissance in-
time du bien-être de cette femme, sentiments qui semblaient
%tre innés en lui, autani et plus peut-être que le mouvement
nécessaire à sa propre existence. La malade et son médecin
marchaient du môme pas sans être étonnés d'un accord qui
paraissait avoir existé, dès le premier jour où ils marçhô-
rent ensemble ; ils obéissaient à une même volonté, s'arrê-
taient, impressionnés par les mêmes sensations ; leurs re-
gards, leurs paroles correspondaient à des pensées mutuelles.
Parvenus tous deux en haut d'une vigne, ils voulurent aller
se reposer sur une de ces longues pierres blanches que l'on
extrait continuellement des caves pratiquées dans le rocher;
mais avant de s'y asseoir, Julie contempla le site.
— Le beau pays! s'écria-t-elle. Dressons une tente et vi-
vons ici. Victor, ciia-t-elle, venez donc, venez donc!
Monsieur d'Aiglemont répondit d'en bas par un cri de
chasseur, mais sans hâicr sa marche; seulement il regardait
sa femme de temps en temps lorsque les sinuosités du'scn-
tier le lui permettaient. Julie aspira l'air avec plaisir en lo-
vant la tête et en jetant à Arthur un de ces Coups d'opil lins
par lesquels une femme d'esprit dit toute sa jiensée.
— Oh 1 reprit-elle, je voudrais rester toujours ici. Pc".t-Qn
jamais se lasser d'admirer cel|,e belle vallée ? Savcz-Vous io
nom de cette jolie rivière, milord?
— C'est la Cise.
— La Cise, répéta-t-cUc. Et là-bas, devant nous, qu*cst-C3Î
— Ce sont les coteaux (ju Ç|ier, dit-il.
— pt sur la droite ? Ah ! c'est Tours. Mais voyez le bol
effet que produisent dans le lointain les clochers de la ca«
théc|rale.
Elle se fit muette , et laissa tomber sur la main d'Arthnr
la main qu'elle avait étendue vers la ville. Tous deux, ils
admirèrent eu silence le paysage et les beautés de cette na-
ture harmonieuse. Le murmure des eaux, la pureté de l'air
LÀ FEMME bK ThENTE ANS 53
Cl du ciel, tout s'accordait û\ec les pensées qui vinrent eii
foule dans Icurfe cœiirs aimants et jeunes:
— Oli ! mon Dieii, cortibiën j'aime ce payé, répéta Julie
avec un enthousiasme croissant et naïf. Vous l'avez habité
lonfçtehips? réprit-elle a/irès une pause.
A ces mots, lord Grénville tressaillit.
— C'est là» répondit-il avec mélancblie, en montrant un
bouquet (le rioyër sur la roule, là que prisonnier je vous vis
pour Id première fois...
— Oui, mais j'étais déjà bien triste; cette halure me sem-
bla sauvi\^e, et maintenant...
Elle s'arrêta, lord Grénville n'osa pas la regarder.
— C'est à vous, dit enfin Julie après un long sitence, que
je dois ce plaisir. Ne faut-il pas étt'e vivante pour éprouver
les joies de la vie, et jusqu'à présent n'étais-jo pas morte à
toui? Vous m'avez donné plus que la santé, vous m'avei
appris à en sentir toul le prix.;.
Les femmes ont un inimitable talent pour exprimer leurs
seniimenls sans employer de trop vives paroles ; leur élo-
quence est surtout dans l'accent, dans le geste, l'attitude et
les regards. Lorti Grénville se cacha la tête dans ses mains^
car des larhies roulaient dans ses veux. Ce remerctment
était le premier que Julie lui fît depuis leur départ de Paris.
Pendant line anriéfe entière; il avait soigné la marquise avec
Ife dévouement le {)lns entier: Secondé par d'Aiglemont, il
l'avait conduite ôux eauX d*Aix, puis sur les bords de la
mer à la Itochelle. Épianl à tdut moment les changements
que ses savantes et simples j)rescriptions produisaient sur
la constitution délabfée de Julie, il l'avait cultivée comme
une fleur rare peut l'êtrb par un horticulteur passionné. La
mUrquise avait jjarii recevoir les Soins intelligents d'Arthur
avec tout l'égoTsme d'une Parisienne habituée aux homma*
ges, ou avec TlnsDuciance d'une courtisane qui ne sait ni le
coftl des choses ni là valeur des hommes, et les prise au de-
gré d'utilité dont ils lui sont. L'influence exercée sur l'âme
par les lieux est une chose digne de remarqué. Si la mélan-
colie nous giif^nc infailliblement lorsque nous sommes aii
bord dès eaux^ une autre loi dé notre nature impressible fait
bh SCÈNES D£ LA VIE PRIVEE
que, sur les montagnes, nos sentiments s'épurent; la passion
y gagne en profondeur ce qu'elle parait perdre en vivacité.
L'aspect du vaste bassin de la Loire, l'élévation de la jolie
colline où les deux amants s'étaient assis, causaient pcut-
Atre le calme délicieux dans lequel ils savourèrent d'abord
le bonheur qu'on goûte à deviner l'étendue d'une passion
cachée sous des paroles insignifiantes en apparence. Au mo-
ment où Julie achevait la phrase qui avait si vivement ému
lord Grenville, une brise caressante agita la cime des ar-
bres, répandit la fraîcheur des eaux dans l'air; quelques
nuages couvrirent le soleil, et des ombres molles laissèrent
voir toutes les beautés de cette exquise nature. Julie détourna
la tète pour dérober au jeune lord la vue des larmes qu'elle
réussit à retenir et à sécher, car l'attendrissement d'Arthur
l'avait promptoment gagnée. Elle n'osa lever les yeux sur lui
dans la crainte qu'il ne lût trop de joie dans ce regard. Son
instinct de femme lui faisait sentir qu'à cette heure dange-
reuse elle devait ensevelir son amour au fond de son cœur.
Cependant le silence pouvait être également redoutable. En
s'apercevant que lord Grenville était hors d'état de pro-
noncer une parole, Julie reprit d'une voix douce : — Vous
êtes touché de ce que je vous ai dit, milord. Peut-être cette
vive expansion est-elle la manière que prend une âme gra-
cieuse et bonne comme l'est la vôtre, pour revenir sur un
faux jugement. Vous m'aurez crue ingrate en me trouvant
froide et réservée, ou moqueuse et insensible pendant ce
voyage qui heureusement va bientôt se terminer. Je n'aurais
pas été digne de recevoir vos soins, si je n'avais su les ap-
précier. Milord, je n'ai rien oublié. îlélas! je n'oublierai
rien, ni la sollicitude qui vous faisait veiller sur moi comme
une mère veille sur son enfant, ni surtout la noble con-
fiance de nos entretiens fraternels, la délicatesse de vos pro-
cédés; séductions contre lesquelles nous sommes toutes
sans armes. Milord , il est hors de mon pouvoir de vous
récompenser...
A ce mot, Julie s'éloigna vivement, et lord Grenville ne
fit aucun mouvement pour Tarrôter, la marquise alla sur
ttnd roche à une faible distance, et v resta immobile ; leurs
LA FEMME DE TRENTE ANS 55
émotions furent un secret pour eux-mêmes, sans doute ils
pleuri renl en silence; les chants des oiseaux, si gais, si pro«
digues d'expressions tendres au coucher du soleil, durent
augmenter la violente commotion qui les avait forcés de se
séparer ; la nature se chargeait de leur exprimer un amour
dont ils n'osaient parler.
— Eh bien I Mllord, reprit Julie en se mettant devant lui
dans une altitude pleine de dignité qui lui permit de prendre
la main d'Arthur, je vous demanderai de rendre puffe et
sainte la vie que vous m'avez restituée. Ici, nous nous quit-
terons. Je sais, ajouta-t-elle en voyant pâlir lord Grenville,
que, pour prix de votre dévouement, je vais exiger de vous
un sacrifice encore plus grand que ceux dont l'étendue de-
vrait être mieux reconnue par moi... Mais il le faut... vous
ne resterez pas en France. Vous le commander, n'est-ce pas
vous donner des droits qui seront sacrés? ajouta-t-elle en
meltanl la main du jeune homme sur son cœur palpitant.
— Oui, dit Arthur en se levant.
En ce moment il montra d'Aiglemont qui tenait sa fille
dans ses bras, et qui parut de l'autre tôté d'un chemin
creux sur la balustrade du château. Il y avait grimpé pour
y faire sauter sa petite Hélène.
— Julie, je ne vous parlerai point de mon amour, nos
âmes se comprennent trop bien. Quelque profonds, quelque
secrets que fussent mes plaisirs de cœur, vous les avez tous
partagés. Je le sens, je le sais, je le vois. Maintenant, j'ac-
quiers la délicieuse preuve de la constante sympathie de nos
cœurs, mais je fuirai... J'ai plusieurs fois calculé trop habi-
lement les moyens de tuer cet homme pour pouvoir y toujours
résister, si je restais près de vous.
— J'ai eu la même pensée, dit-elle en laissant paraître
sur sa figure troublée les marques d'une surprise doulou-
reuse.
Mais il y avait tant de vertu, tant de certitude d'elle-même
et tant de victoires secrètement remportées sur l'amour dan
l'accent et le geste qui échappèrent à Julie, que lord Grcn
ville demeura pénétré d'admiration. L'ombre même du crim
s'était évanouie dans cette naïve conscience. Le sentiment
56 ècêMs bl: ti vtÈ i>RivEË
irelîgieùx ejilî domîttîlit èur ce béâii Tront devait lë^ijolirs en
hassef- les màtii^âiéës f>bn^'éès iiiv6WHldîrè§ qliè hôtrfe ith-
pàrfaité riàlu^è eti^ktidrë, lîiàîà (Jiil riibfitfëiit Wili* â là fbis
là grandeur et lès përilà de fiôthe dèstittë^i
— AîbrS, rèjifît-èllë, j*âurëià ëiâcOiihl VHtrè rfiéprls, et U
m'aurait sauvée, reprit-elle en biÉisSàiit lëà Jétd; Perdre
Votre estime, fl'etâit-ttë {Jélà môilHr?
Ces deux hérbïqueë àrtiàntà réélèfëilt èflfeorè tili ihoiriètit
silëfitiétii, Ofccti])é^ à dl6Voi*ér letiH pèînéèi ; bdhheé et mëii-
vàises, leurs peii^éeé ëtaieht Ôdèlèrfiëiit les hiéirik; et ils
s'entendaient aussi bien dailë lëiii^ itltiibëè plki&ihé que dans
eùrs douleurs \ei p\\ii cadUées.
— Je lie dôiâ pas îhdrthurer, le rflàlhëtir tté tnâ vie est
inôn oiiyragfe, ajôulSi-t^éllé eii levàht âù ciel dei yëui pleins
de làrrhesl.
-— Milot-d| s'^crià 16 géîiëràl dé ^a plàèë ëfj faisant Un
gefete, libils nôlis Sommes réfièonirës ici jifclût* la jJrèmière
fois. Vous ne vous en souvéïiëi; pèut-éii*6 péls. teiiëz; lâ-bas,
J)fè« dé èëé pë«{)liéri.
L'An^laife Mpèndil par \inè bhisttùe IhcHnëtidîi de tête.
— Je devais inbufir jeune et m^rlëùreiiàë, réj)o!idi( Jh-
lie. Oui, ne croyez pas que je Vive. Le èliàgrîil sèt^ tout
aussi mortel que pouVàit Vêtrè là terrible rtiàlâdic de laquelle
vôils m'avez guérie. Je ne me crois piÉ côupdble. Noti, lés
éëntiniciiW que j'ai conçUs pOiir VbuS sotit irrésistible^, ëtër-
ncls, ihais biefi irlvbIonlâire«, et je veUi rëitëf vertueuse.
Cependant je éèrslî lotit à lai foi^ fidèle à lild conscience d'é-
jpouse, i mei dètdifs de tnèré et aui vofeujl de ùion cœur.
Ecoutez, lai dit-ëllë d'une voli âltdrdè; je tl'dppàrtietidrai
plus à cet homme, jamaià; Et, j)at titi geste efiFràjrant d'hor-
reur et de Véritë, Julie fhofltra »on mt\. — Les lois du
tnohde, rèprit-ëllë, exigent ((Uè je lui rende l'étistënce heu-
reuse, j'y obéirai ; je serai sa servante; mon dévoUrrônt
poilr Idi iètA ëAxii borhei, tnais d'aujoUbtfh'tli Je suià veuve.
Je ne vëtiil être Une pfostittiée tii à ineâ féùiL ni k cetix du
nibnciè ; si je ne suis point à monsieur d'Ai^fetfiont; je he
serai jamais à uû autre. Vous ^'aôrei dfi h19î ^tie ce que
vOui iii'atei arrèî^é; T^ilft Virtti 4<ié j'ai p^Hé àui* fiioi-
EIL FEMME DE TRENTE ANS 57
mèmej dit-ëHe en regardant Arthur avec fierté. Il est irré-
vocable, milord. Maintenant, apprenez que si vous cédiez à
une (Censée crimi'iielle; la vëuvé de monsieur d'Àiglemont
entrerait dans un cloître^ soit en Italie, soit en Espagne. Le
malheur a voulu ,que nous ayons parlé de noire amour. Ces
aveux étaient inévitablies J)eut-êtrè ; mais que ce soit pour
]a dernière fois que Bos cœurs aient si fortement vibré. De-
main, vous feindrez de recevoir une leltte qui vous appelle
en Angleterre; et noua nous quitterons pour ne plus nous
revoir.
Cet>dndant Julie, épuisée par cet effort> sentit ses genoux
fléchir^ un froid mortel la saisit; et par uiie pensée bien fô-
minihei elle é'&àéit (Jour ne pas tombek* dans lés bras d'Ar-
thur.
— Julie I ëria lord GfériVillë;
tècri pértàiit retéhtll cfdtidjrbë Ûti èëâl Hti toiiilëfre: Cetfe
déchirante iilàiheur feijjHiHà touf U i}lië r&mâilt, jlisiïuë-là
îhuet, h'àvâit pu dire:!
-— hé bien 1 qu'a-l-élîè donc ? (iemàhdâ le général.
En enteifidant çê cri, lé marqyis avait hâté le pas, et se
trouva soudain devant les deux ainants.
I
— Ce ne sera rien, (JJl Julie avec cet admirable sang-froid
que la finesse naturelle aux femmes leur permet d'avoir
^ssez souvent dans les grandes crises de la vie. La fraîcheur
4e ce noyer, a failli me faire perdre connaissance, et mon
docteur a dû eu frémir de peur. Ne suis-je pas pour lui
comme une œuvre d'art qui n'est pas encore achevée? Il a
peut-être tremblé de la voir détruite...
Elle prit audacieusçment le bras de lord Grenville, sou-
rit à son mari; regarda le paysage avant de quitter le som-
met des rochers, et entraîna son compagnon de voyage en
lai prenant la main.
— Vbicî, certes, le plus beau site que nous ayons vu,
dit-elle; je ne l'oublierai jamais. Voyez donc, Victor, quels
lointaii.^, quelle étendue et quelle variété. Ce pays fait coq-
ee\'Oir rtfmour.
Riàfit d'iili rite prê^Ue convulsif, mais riant de maniera
58 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
à tromper son mari, elle sauta gaiement dans les chemins
creux, et disparut.
— Eh quoi! sitôt?... dit-elle quand elle se trouva loin de
monsieur d'Aiglemont. Eh quoi ! mon ami, dans un instant
lOus ne pourrons plus être, et ne serons plus jamais nous-
nêmes; enfin nous ne vivrons plus...
— Allons lentement, répondit lord Grenville, les voitures
sont encore loin. Nous marcherons ensemble, et s'il nous
est permis de mettre des paroles dans nos regards, nos
cœurs vivront un moment de plus.
Ils se promenèrent sur la levée, au bord des eaux, aux
dernières lueurs du soir, presque silencieusement, disant de
vagues paroles, douces comme le murmure de la Loire,
mais qui remuaient T&me. Le soleil, au moment de sa chute,
les enveloppa de ses reflets rouges avant de disparaître,
image mélancolique de leur fatal amour. Très-inquiet de ne
pas retrouver sa voiture à Fendroit où. il s'était arrêté, le
général suivait ou devançait les deux amanls sans se mêler
de la conversation. La noble et délicate conduite que lord
Grenville tenait pendant ce voyage avait .'étruit les soup-
çons du marquis, et depuis quelque temps il laissait sa
femme libre, en se confiant à la foi punique du lord- docteur.
Arlbur et Julie marchèrent encore dans le triste et doulou-
reux accord de leurs cœurs flétris. Naguère, en montant à
travers les escarpemenls de Monconlour, ils avaient tous
deux une vague espérance, un inquiet bonheur dont ils
n'osaient pas se demander compte ; mais on descendant le
long de la levée, ils avaient renversé le frêle édifice con-
struit dans leur imagination, et sur lequel ils n'osaient res-
pirer, semblables aux enfants qui prévoient la chute dos
châteaux de cartes qu'ils ont bâtis. Us étaient sans espé-
rance. Le soir même, lord Grenville partit. Le dernier re-
gard qu'il jeta sur Julie prouva malheureusement que de-
puis le moment où la sympathie leur avait révélé l'étendue
d'une passion si forte, il avait eu raison de se défier de lui-
même.
Quand monsieur d'Aiglemont et sa femme se trouvèrent
l« lendemain assis au fond de leur voituic, sans leur corn-
LA maU-Ë DÉ tllËHTB ANS 59
pagnon ce voyage, et qu'ils parcoururent avec rapidild la
roule, jmJis faite en 1SI4 par la marquise, alors ignorante
de l'amour et qui croyait avoir des raisons pour en maudire
presque la conaïaace, elle retrouva mille impressions ou-
blii<es. Le cœur a sa mémoire k lui. Telle femme incapable
do se rappeler les événemenis les plus graves, se souvien-
dra pendant toute sa vie des choses qui importent à ses
seulimcnts. Aussi, Julie eut-elle une parfaite souvenance des
dômils mfime frivoles; elle reconnut avec bonheur les
plus légers accideuta de son premier voyage, et jusqu'à des
pensives qui lui étaient venues â certains endroits de la
route. Victor, redevenu passionnément amoureux de sa
femme depuis qu'elle avait recouvra la fraîcheur de la jeu-
nesse et loulc sa beaulë, se serra près d'elle à la façon des
amauts. Lorsqu'il essaya de la prendre dans ses bras, elle
se dégagea doucement, et trouva je ne sais quel prétexte
pour éviter cette innocente caresse. Puis, bientôt, elle eut
horreur du coDiact de Victor de qui elle seoiait et parta-
geait la chaleur, par la manière dont ils étaient assis. Elle
voulut se mettre seule sur le devant de la voiture: mais
son mari lui fil la grâce de la laisser au fond. Elle le re-
mercia de cette attention par un soupir auquel il ae méprit,
et cet ancien séducteur de garnison, înlerpréiaBl à son avan-
tage lu mélancolie de sa femme, la mit à la fin du jour dans
l'obligation de lui parler avec une fermeté qui lui imposa.
— Mon ami, lui dit^elle, vous avez déjà failli me tuer;
vous le savez. Si j'étais encore une jeune fille sans expé-
rionce, je pourrais recommencer le sacrifice de ma vie ;
mais je suis mûre, j'ai une lille fi élever, cl je me dois au-
tant i elle qu'i) vous. Subissons un malheur qui nous atteint
égulcmenl. Vous êtes le moins à plaindre. N'avcx-vous pas
BU trouver de» consolations que mon devoir, notre honneur
commun, et, mieux, que tout cela, la nature m'interdisent.
Tenez, ajouta- t-el le, vous avei élourdimcnl oublié dans un
tiroir (rois lettres de madame de Sdriiy ; les voici. Mon si-
lence vous prouve que vous avez en moi une femme pleine
d'iudulgence, et qui n'exi>;e pas de vous les sacnfices aus-
qui^ls les lois la txini'.auiDeiiI ; mais j'ai assez rétléch: poiii
6D ^Hɧ tt LA ViË Privée
savoir que nos rôles ne sont pas les mêmes, et cpie la femmo
seule est prédestinée m malheur. Ma vertu reposé sur des
principes arrêtés et fixes. Je saurai vivre irréprochable ;
mais laissez-moi vivi'e.
Le marquis, abasourdi par là logique que le» femilies sa-
ent étudier aux clartés de l'amour; fut subjugué par l'cs-
èce de dignité qui leur est naturelle dans ces sortes de
crises. La répulsion instinctive que Julife manifestait pour
tout ce qui froissait son amour et les vo&Uy de son creur
est une des plus belles choses de la fetnmê; et vient peut-
être d'une vertu naturelle que ni les lois ni la civilisation ne
feront taire. Mais qui donc oserait blâmer les femmes ?
Quand elles ont imposé silence au sehtimèril exfclusif (\m nô
leur permet pas d'appartenir à deux hommes, ne soht-elles
pas comme des prêtres sans croyance ? Si quelques esnrits
rigides blâment l'espèce de transaction conclue par Julie
entre ses devoirs et son amour, les âmes passionnées lui en
feront uti crime. Cette réprobation générale accuse ou le
malheur qui attend les désobéissances aux lois, oiî de bien
tristes imperfections dans les institutions sur lesquelles re-
pose la société européenne.
Deux ans se passèrent, pendant lesquels monsieur et ma-
dame d'Aiglemont menèrent la tie des gens du monde^ allant
chacun de leur côté, se rencontrant dans les salons |)lus sou-
vent que chez eux; élégant divorce par lequel s(> tcrniiiuMit
beaucoup de mariages dans le grand monde. Un soir, par
extraordinaire , les deux époux se trouvaient réunis dans
leur salon. Madame d'Aiglemont avait eu à dîner l'une de
ses amies. Le général, qui dînait toujours en ville, était
resté chez lui.
— Vous allez être bien heureuse, madame la marquise»
dit monsieur d'Aiglemont en posant sur une table la tasse
dans laquelle il venait de boire son café. Le marquis regarda
madame de Wimphen d'un air moitié malicieux, moitié cha-
grin, et ajouta : — Je pars pour une lonj;ue clmsse, où je vais
avec le grand veneur. Vous S('rez au moins pendant huit
jours îàbsîoîiinionè veuve, et c'est ce que vous désirez, je
crois..» .
— Q uillaiïme, djl-il ^<n yalçt qiji vJRl enloyer les lasses,
failRS aiieler.
Madame âe '^implicn (!|aîl cNIc Lmiisa à Imiiicllq jnflis
niailame d'Aiglemoal voulait conseiller le vtlibaL. Les deux
femmes se jelÈreol np r^S'i"! il'iiilenigeitce ipii (irouvaii quH
Julie avait trouvd ^àns soti amie une coiifiiJenie dé %c-r
geities, confidente prt^cicuBe el cii.iri^ililc, car riiinl^iue tic-
Wimi'hen élail três-heiirciiî-c m iii:iii.i!;i-j ci, rt^ms fa slliui-
tlfon opposite où elles L^aicul, [lent-rlu.' le Ijijulicnr do rime
faisàil-il une garantie de sd» di'umcniriil au midlieiirdo
l'autre. En pareil eus, la dissembliuicc «les deslinc'es est
presque toujours un puissant lien (t'agnilii^.
— Ksl-ce le temps de la cbas^f dit Julie ç^ jetant un
regard îndiffiîreni à son mari.
Lo mois de mars était à sa lin.
— Madame, le grand vefiei)r clias^p quand il veut e( où il
vcul. Nous alloua en torCt royale tuer des sangljcp,
— Prenei giirde qu'il ne vous arrive quelque accident...
— Un mallieur est toujours imprévu, rcpondit-i] en sou-
riant.
— La voilure de monsieur est prflle, dit Guillaume.
Le gi'^n^ral se leva, baisa la main de :;iadanie de Wim-
plien, et S9 tourna vers Julie.
— I^adame, si je périssais victime d'un sanglier! 'Ji'-'I
d'un air sup)ilianl.
— Qu'est-ce que cela signifie T demanda madame de V('m\-
phen.
— Allons, venez, dit madame d'Aiglomonl à Viclor. puis,
elle sourit comme pour dire à Louisa ; — Ja vas voir.
Julie tendit son cou i son mari, qui s'avança pou; l'em-
brasser; mai» la marquise se tiaissa de telle sorte, que le
bulser conjugal glissa sur la rucbe do sa pèlerin^.
— Yous çn lémoignercî (levant Dieu, reprit le xparqnis
'M "i adressant à madame de Wimpliem. il me faut un liriri^n
irobtcnir cette légère faveur. Yoi|â commeii) pi^ (''mme
. ..:riid l'amour. Islle ta'^ aiueuâ là, ^^ ne s^s pnr quelle
,1,10. Bien du tilaisir I
lii i! wriit.
1
62 SCÈNES DE LA YIE PRIVEE
— Mais ton pauvre mari est vraiment bien bon, s'dcria
Louisa quand les deux femmes se trouvèrent seules. Il t'aime.
— Oh ! n'ajoute pas une syllabe à ce dernier mot. Le nom
que je porte me fait horreur...
— Oui, mais Victor t'obéit entièrement, dit Louisa.
— Son obéissance, répondit Julie, est en partie fondée
sur la grande estime que je lui ai inspirée. Je suis une
femme très-vertueuse selon les lois; je lui rends sa maison
agréable, je ferme les yeux sur ses intrigues, je ne prends
rien sur sa fortune; il peut en gaspiller les revenus à son
gré; j'ai soin seulement d'en conserver le capital. A ce prix,
j'ai la paix. Il ne s'explique pas, ou ne veut pas s'expliquer
mon existence. Mais si je mène ainsi mon mari, ce n'es^
pas sans redouter les effets de son caractère. Je suis comme
un conducteur d'ours qui tremble qu'un jour la muselière
ne se brise. Si Victor croyait avoir le droit de ne plus ni'es-
timer, je n'ose prévoir ce qui pourrait arriver; car il est
violent, plein d'amour- propre, de vanité surtout. S'il n'a pas
l'esprit assez subtil pour prendre un parti sage dans une
circonstance délicate où ses passions mauvaises seront mises
en jeu; il est faible de caractère, et me tuerait peut-être
provisoirement, quitte à mourir de chagrin le lendemain.
Mais ce fatal bonheur n'est pas à craindre...
II y eut un moment de silence, pendant lequel les pensées
des deux amies se portèrent sur la cause secrète de cette
situation.
— J'ai été bien cruellement obéie, reprit Julie en lançant
un regard d'intelligence à Louisa. Cependant je ne lui avais
pas interdit de m' écrire. Ah ! il m'a oubliée, et a eu raison.
11 serait par trop funeste que sa destinée fût brisée! n'est-
ce pas assez de la mienne? Croirais-tu, ma chère, que je
lis les journaux anglais, dans le seul espoir de voir son nom
imprimé. Eh bien ! il n'a pas encore paru à la chambre des
lords.
— Tu sais donc l'anglais?
— Je ne te l'ai pas dit! je l'ai appris.
— Pauvre petite, s'écria Louisa en saisissant la main t!o
Julie, mais comment peux- tu vivre encore?
^^^ LA FEMME DE TJŒSK AltS' 93
^P^Ccci est un secret, n^iiondit la marquise en laissaot
BlliKnpp(;r un gcsle de naivcté presque eDranlinc Ëcoule. Je
prends de rojiivim. L'histoire de la ductiesse de..., à Londres,
m'en a donné rid<%. Tu sais, Hulhurin en a faîl un roman.
Mcâ gouttes de laudaDum soot très-lai blés. Je dors. Je n'ai
(jiiëre^ que sept lieures de veille, el je les donne à mafdie.
Louiia regarda le feu, sans oser conlenipler son amie dont
tontes les misf res se diivelop paient k ses yeux pour lit pre-
— Loiiisa, garde-moi le secret, dit Julie après un moment
dp silence.
Toul & coup un vatel apporta une lettre k la marquise.
— Ah I s'fcria- l-elle en palissant.
— Je ne demanderai pas de qui , lui dit madame de
Wimplien.
La marquise lisnîl el n'entendait plus rien, son amie vit
les sentimenls les plus actifs, l'exallation la pins dangereuse,
se peindre sur le visage de madame d'Aiglemont qui rou-
gissait et palissait tour à tour. Entin Julie jola le papier dana
le Feu.
— Celte îetlro «l incendiairel Oli! mon cœur m'f'toulîc.
Elle se leva, marclia; ses veux brùlaieul.
— Il n'a pas ijulilé Pariai s'écria t-ello.
Son discours saccadé, que mndame de Wimplien n'osa |UiS
ititprroinpre, fui scandé par des pauses effrayantes. A cha-
que interruption, les phrases l'iaienl prouonci'cs d'un accenl
do plus en plus profond. Les derniers mois eurent quelque
chose de terrible.
— Il n'a pas cessé de me voir, à mon insu. Un de mes
regards surpris chaque jour l'aide à vivre. Tu ne sjîs pas,
Louisa? il meurt el demande t me dire adieu, il sait que
mon mari s'est absenté ce soir pour plusieurs jours, el va
venir dans un moment. 0ht j'y périrai. Je suis perdue.
fli'oule I resle avec moi. Devant deux femmes il n'osera pas!
Olil demeure, je me crains.
— Hais mon mari sait que j'ai dîné chez toi , répondît
madame de Winiphen, et doit venir me chercher.
— Eh bienl avaui ton départ, je l'aurai renvoyé. I". «e-
j
64 SCÈI^ES DE LA VIE PRIVER
rai notre bpurreau à ipus deux. Hélas I il croira que je ne
Taime plus. Et cett@ lettre I ma chère, elle çonlcnait dss
phrases que je vois écrite? en traits de feu.
Une voiture roula sous ja portp.
— Ah I s'écria la marquise avec une sorte de joie, il tient
publiquement et sans mystère.
— Lqrd Grenville 1 cria le valet.
La marquise resta debout, immo)>ile. En vojrant Arthur
pale, maigre et hâve, il n'y avait plus de sévérité possible.
Quoique lord Grenville fû( yiolçinipent contrarié de nb pas
trouver Julie seule , il parut calme et froid. Maia pour ces
deux fefn]iies initiées aux mystères 4e son amour, sa conte*
nance, le son de sa voix, Vexpression de ses regarda, eurent
un peu de la puissance attribuée ^ Ifi torpille. 'La marquise
et madame de Wimphcn restèrent comme engourdies pftr fs
vive çomrpunicalion d'une douleur horrible. Le soa de la
voix de lord Grenville faisait palpiter si crucllemcDt ma-
dame d'Aiglcmont, qu'elle n'osait lui répondre de peur de
lui révéler l'étendue du pouvoir qu'il exerçait sur qIÎc ; lord
Grenville n'osait regarder Julie, en sorte que madame de
Wimphen fit presque à elle seule les frais d'une conversa-
tion sans intérêt ; lui jetant un regard empreint d'une tod-
chante reconnaissance, Julie la r. mercia du secours qu'elle
lui donnait. Alors les deux amants imposèrent silence à
leurs sentiments, et durent se tenir dans les bornes pres-
crites par le devoir et les convenances. Mais bientôt on an-
nonça monsieur de Wimuhen; en le voyant entrer, Icsdeox
amies se lancèrent un regard, et comprirent, sans se parler,
les nouvelles difticullés de la situation. Il était imposable
mettre monsieur de Wimphen dans le secret de ce dr ,
et Louisa n'avait pas de raisons valables à donner 'à i
mari, en lui demandant à rester chez son amie. Lorj
madame de Wimplien mit son châle , Julie se leva co:
pour aider (.ouisa à l'attacher, et dit à voix basse : — J't
du courage. S'il est venu publiquement chez moi, quej
je craindre? ^ais, sans toi, dans le premier moment» en m
voyant si changé, je serais tombée à ses pieds.
— Eh bleu 1 Arthur, vous ne m'avez pas obéi,
dame irAîglpmonL d'ui
lire sa place sur u
s'asseoir.
— Je n'ai pu résister plus longtemps au ptai»r d'cnlcnilrc
Totre voU, d'Ctre auprfs de vous. C'était une folie, un dé-
lire. Je ne suis |)lus maître de moi. Je me suis bien consuUi5,
je »uis trop faible. Je dois mourir. Mais mourir sans voin
avoir vue, siius avoir écouté le frémissement de votre robe,
sans avoir recueilli vos pleurs, quelle mort I
11 voulu! s'éloigner de Julie, mais son brusque mouvemcni
til tomber uu pistolet Je sapoclie. La marquise regarda cette
arme d'un œil r]ui n'exprimait plus ni passion ni pensive. Lord
Grenville ramassa le pistolet et parut violemment contrarié
d'uD accident qui pouvait passer pour une àpéculatioD d'à*
mpureux.
— Arthur! demanda Julio.
— Madame, répondit-il en baissant les yeux, j'étais venu
plein de désespoir, je voulais...
Il s'arrËla.
— Vous vouliez vous luer chez moîl s'écria-l-elle.
— Non pas seul, dil-il d'une voix douce.
— Eh quoi ! mon mari, peut-être ?
— Non, non, s'écrja-t-il d'une voix étouffée. Mais rassu-
rez-vous, reprit-il, mon fatal projet s'esl (évanoui. Lorsque
je suis entré, quand je vous ai vue, alors je me suis senti le
courage de me taire, de mourir seul,
Julie se leva, se jeta dans les bras d'Arthur qui, malgré
les sangloU de sa maîtresse, distingua deux paroles pleines
de passion.
— Connaître le bonheur et mourir, dil^elle. Eh bien 1 oui I
Toute l'histoire de Julie était dans ce cri profond, cri de
nature et d'amour auquel les femmes sans religion succom-
bent; Arthur la saisît et laporla sur le canapé par un mou-
vement empreint de toute la violence que donne uu bonheur
inespéré. Hais loul ù coup la marquise s'arracha des bras
de son amant, loi jeta le regard iixe d'une femme au déses-
poir, Icprllparlamuiu, saisit un liainocau, l'entraîna dansK
chambre A coucher: puÎH, parvcDueaulîl o£idor'n.'>itHélâoe,
Cr» SCÈNES DE LA VIE PRJVÊB
elle repoussa doucement les rideaux et découvrit son cnfanl
en mettant une main devant la bougie, afin que la clarté
n'offensât pas les paupières transparentes et à peine fcrméea
de la petite fille. Hélène avait les bras ouverts, cl souriait en
formant. Julie montra par un regard son enfant à lord Grcn-
?ille. Ce regard disait tout.
Un mari , nous pouvons Tabandonner même quand i|
nous aime. Un homme est un être fort, il a des conso]ation3.
Kous pouvons mépriser les lois du monde. Mais un enfant
san^ mère !
Toutes ces pensées et mille autres plus attendrissantes
encore étaient dans ce regard.
— Nous pouvons remporter, dit l'Anglais en murmurant,
je l'aimerai bien...
— Maman 1 dit Hélène en s'éveillant.
 ce mot, Julie fondit en larmes. Lord GrepvillQ ^'^issit et
resta les bras croisés, muet et sombre.
« Maman 1 » Cette jolie, cette naïve interpellaliQp rÉyf^ffs^
tant de sentiments nobles et tant d'irrésistibles syn^pe^tlûcs,
que l'amour fut un moment écrasé sous la voix puissant^ de
la maternité. Julie ne fut plus femme, elle fut mère. Lord
Grcnville ne résista pas longtemps, Jçs larme? dje Julie le
gagnèrent. En ce moment, une porte ouvertç avec violence
Ht un grand bruit, et ces mots ; — Madame d'Âiglemont,
es-tu par ici ? retentirent comme un éclat de tonnerre pu
cœur des deux amants. Le marquis était revenu. Avaat <jue
Julie eût pu retrouver son sang-froid, le général se dirjigeaîl
de sa chambre dans celle de sa femme. Ces deux pièce?
.étaient contigu(?s. Heureusement, Julie fit un signe à lorii
Grcnville qui alla se jeter dans un cabmet de toilette dont U
porte fut viYcn)enl fermée par la marquise.
— £h bien I ma femme, lui dit Victor, me voici. La c^asçi»
n*a pas lieu. Je vais me coucher.
i— Bonsoir, lui dit-elle, je vais en faire autant. Ainsi lais-*
tez-moi me déshabiller.
— Vous êtes Dien revôehe ce soir. Je vous obéis, madanip
\a marquise.
Le général rentra dans sa chambre, Julie Paccompagnji
Mtr fcmer la poiic de cofnmunicaljun, e,l sVlnnçii jinnr
.. jlîiivrer lord Grenville. Elle rolrquva' tbule bç pri'smpc i|' es-
prit, el peas.1 que la \\sAlp âe son ancien docteur (^iail Tort
niiliirelle ; elle pouvait l'avoir laiKsd au salon pourvoir cdu-
dier sa lîllo, elle allait lui riire de a'y rontJro snns briiii ;
mais quuod elle ouvrit la porie du c.ibinoi, elle jpta un cri
perçant. Les doigts de lord Grcuvilic avaient i^i^ pria et i^cra-
«Js dans la rainure.
— Eh bien I qu'as-tu donc, lui demanda son mari.
— Rico, rieu, répond il- elle, je viens de mu piquer le
doigt avec une ■'pinKle.
La porte de coiamunicntion sa rourril tout à cou|i. Li
mnrqui»} crut que soa iiiari venait par ioU'rEl pour clic, el
m.mdiLccliesollii'.itudc où le cœur n'i^lait pour rien. Elli.' eut
A peine le temps de fermer 1â catûnci de Loilclle, el Jord
Grcaville n'avait pas encore pu di^vaiter sa itiniu. Le gûoi?-
rid reparut en effet ; mais lu marquise se iranijiuil, il <!lail
~ ;r une inquiétude perscanelle.
ji-Lu me prêter ^n foulard î ,Ce drtle de Cliarlcs miî
c sans uD seul moucboir do tOte. p.-ij|is les promiersja'ii;»
^ notre mariage, tu te m^.lids de tne adirés avec des soins
ieiix que lu m'ep conuyais. Ah I le mois de miel n'a
iooup duré pour inoi, ai pour mes çravales. Main-
jiàaiil je SUIS livra au bras sÛcuQer de ces gens-lA qui sa
noqiient tous de moi.
— Teiic7,, voilà un foulard. Vous n'êtes pas enlrt! d^mt le
salon ?
. — Vous y mfiei. gful-tlra encore r^cou^i: iQi'd Cffoi^-
KL" lleslù paris î
^P — .ApparcmmcQl.
— OÎi ! j'y vais, ce bon docteur.
— Uuis il doit être parti, «Vcria Julio.
Le marquis diail en ce niomeni au ndlieu df ]a riumlim
de aa femme, Q( se çoiDliil ^vim le foulard, eu se regardant
"^'CC complaisance (Jalia la t;lace.
;— Je ne sàis'p^^'cii''^i>uios' gens, dit-il. J'ai sonni* CUr-
^^ec
68 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
les déjà trois fois, il nVst pas venu. Vous 6les donc sans
votre femme de chambre? Sonnez-la, je voudrais avoir celle
nuit une couverture de plus à mon lit.
— Pauline est sortie, répondit sèchement la marquise.
— A minuit ! dit le général.
— Je lui ai permis d'aller à l'Opéra.
— Cela est singulier 1 reprit le mari tout en se désha-
billant, j'ai cru la voir en montant l'escalier.
— Elle est alors sans doute rentrée, dit Julie en affectant
de l'impatience.
Pu», pour n'éveiller aucun soupçon chez son mari, la
marquise tira le cordon de la sonnette, mais faiblement.
Les événements de celte nuit n'ont pas été tous parfaite-
ment connus ; mais tous durent être aussi simples, aussi
horribles que le sont les incidents vulgaires et domestiques
qui précèdent. Le lendemain, la marquise d'Âiglemont se mit
au lit pour pksieurs jours.
— Qu'est-il donc arrivé de si extraordinaire chez toi,
pour que tout le monde parle de ta femme ? demanda mon-
sieur de Ronquerolles à monsieur d'Aiglemont quelques
jours après cette nuit de catastrophes.
— Crois-moi, reste garçon, dil d'Aiglemont. Le feu «
pris aux rideaux du lit où couchait Hélène ; ma femme a en
un tel saisissement que la voilà malade pour un an, dil le
médecin. Vous épousez une jolie femme, elle enlaidit ; vous
épousez une jeune fille pleine de santé, elle devient ma-
lingre ; vous la croyez passionnée, elle est froide ; ou bien,
froide en apparence^ elle est réellement si passionnée
qu'elle vous tue ou vous déshonore. Tantôt la créature la
plus douce est quinteuse, et jamais les quintcuses ne de-
viennent douces ; tantôt l'enfant que vous avez eue niaise
cl faible, déploie contre vous une volonté de fer, un esprit
de démon. Je suis las du mariage.
**- Ou de la femme.
— Cela serait difficile. A propos, veux-tu venir à Sainl-
Thomas d'Aquin avec moi voir renlerremenl de lord GrciH
vi.le?
^^F LA FEMME DE THEttTE A.VE C9
^Bp— Singulier passc-lemps. Mais, reprit Ronqucrolle^, sail-
^Bta d^ciJdmcDL la cause de sa mort ?
— Son valel de chambre prfloiid qu'il est reslé pendiinl
loule une nuil sur l'appui exWrioiir d'une feneire poursaa-
er l'honneur de sa maliresse ; eL il a fait diablemcnl froid
kËE joufs-ci 1
,— Ce riéïoiiemenl serait très-esiimable chei nous autres,
leux rouiiers; mais lord Grenville psi'jeune, cl... Angteia.
Ses Anglais veulent toujours se aingularisor.
— Bah I ri^pondit d'Ai(;1eniont, ces triiils d'héroïsme dé-
pontlcnt de la femme qui les inspire, et ce n'est certes paa
pour 1» mienne que ce pauvre Arthur est mort I
K
Cntre la petite rivière du Loing et la Seine, s'dtend une
vaïle plaine bord(ie par la forCl de Fontainebleau, par les
villes (le Moret, de Nemours cl de Monlereau. Cet aride pays
n'offre A la vue que de rares monticules ; parfois, au milieti
des champs, quelques carrds de bois qui servent de retraite
BU gibier ; puis, partout, ces lignes sans fin, (;rises ou jau-
nâtres, particulières aux horizons de la Sologne, de la Beaace
et du Berri. Au milieu de cette plaine, entre Horet et Mon-
tercau, le voyageur aperçoit un vieux château nommé Saini-
I.ange, dont les abords ne manquent ni do grandeur ni de
majesté. Ce sont de maErnifiques avenues d'ormes, des fos-
sés, de longs murs d'enceinte, des jardins immenses, et les
vastes constructions seigneuriales, qui pour filre bftties vou-
laient les profits de la maltOlc, ceux des fermes générales,
les concussions autorisées ou les grandes fortunes uristocra-
liqiics détruites aujourd'hui par le marteau du Code civil. Si
l'artiste ou quelque rêveur vient à s'égarer par hasard dans
les chemins il profondes ornières ou dans les terres forles
qui défendent l'abord de ce pavs, il se demanda par quolca-
ce poétique château fut jeté dans cette savane de b\é,
ce désert de craie, de marne el de sable on In piicttf
E
7r SCÈNES DK LA VIE PRIVÉE
meurt, où la tristesse natl infailliblement, Où l'âme est in-
cessamment fatiguée par une solitude sans voii, par un ho-
rizon monotone, beaù.tés négatives, mais favorables aux
;u)uffrances qui ne veulent pas de consolations.
Une jeune femme, célèbre à Paris par sa grâce, par sa
figure, par son esprit, et dont la position sociale, dont la
fortune étaient en harmonie avec sa haute Célébrité, vint, au
grand étonnement du pe:it village, situé à uri mitîe envirôd
de Saint-Lange, s'y établir vers ïa fin de farinée 1820. Le^
fermiers et les paysans n'avaient point vu de maîtres au châ-
teau depuis un teriips immémorial. Quoique d'un produit
considérable, la terre était abandonnée aux soins d'un ré-
gisseur et gardée par d'anciens serviteurs. Aussi le voyage
de madame la marquise causa- t-il une sorte d'émoi dans le
pays. Plusieurs personnes étaient groupées au bout du vil-
lage, dans la cour d'une méchante auberge, sise à l'embran-
chement des routes de Nemours et de Moret, pour voir
passer une calèche qui allait assez lentement, car la mar-
quise était venue de Paris avec ses chevaux. Sur le devant
de la voiture, la femme de chambre tenait une petite filtè
plus songeuse que rieuse. La mère gisait ait fond, comfriè
un m'^ribond envoyé par les médecins à la campagne. La
physionomie abattue de cette jeune femme délicate contcôlia
fort peu les politiques du village, auxquels son arrivée à
Saint-Lange avait fait concevoir l'espérance d'un mouvemeift^
quelconque dans la commune. Certes, toute espèce de moii*
vement était visiblement antipathique à cette femme endo-
lorie.
La plus forte tète du village de Saint-Lange déclara U
soir au cabaret, dans la chambre où buvaient les notableSi
que, d'après la tristesse empreinte sur les traits de madame
la marquise, elle devait être ruinée. En l'absence de mon-
sieur le marquis, que les journaux désignaient comme de-
vant accompagner le duc d'Aiigoulèmc en Espagne, elle
allait économiser à Saint-Lange les sommes nécessaires k
l'acquitlonieni des différencos dues par suite de fausses spé-
culations faites à la Bourse. Le marquis était un des plds
gros joueurs. Peut-être la terre serait-elle veiïdué par pctili
U. FEMME DE TRENTE ÂAS 71
lots. t1 V aurait alors de bons coups à faiirô. Ghafetfn devait
songer à <îompter ses écus, les tirer de leur cachette, énu-
mérér ses ressources, afiti d'avoir sa part dans Kabatis de
Sainit-Linge. Cet avenir parut si beau que chaque notable^
impatient de savoir s'il dtait fondd, pensa aux moyens d'ap
prendre ia vérité par les gens du château; mais aucun
d'eux ne put donner de lumières sur la catastrophe qui
amenait leur maîtresse, au commencement de l'hiver, dans
son vieux château de Saint-Lange, tandis qu'elle possédait
d^autres terres renommées par la gaieté des aspects et la
beauté des jardins. Monsieur le maire vint pour présenter
Bcs hommages à madame ; mais il ne fiït pas reçu. Après le
niaire, le régisseur se présenta sans plus de Succès.
Madame la marquise ne sortait de sa chambre que pour
la laisser arraiïgér, et demeurait, pendant ce temps, dans un
petit salon voisin où elle dînait, si Ton peut appeler dîner se
mettre à une table, y regarder les mets avec dégoût, et en
prendre précisément la dose nécessaire pour ne pas mourir
de faim. Puis elle revenait aussitôt à la bergère antique où,
dès le matin, elle à'assevait dans l'enibrasure de la seule fe-
nôtre qui écfairât sa chambre. Elle ne voyait sa fille que
pendant le peu d'instants employés par son triste repas, et
encore paraissaît-elîe la souffrir avec peine. Ne fallait-il
pas des douleurs inouïes pour faire taire, chez une jeune
femme, le sentiment maternel ? Aucun de ses gens n'avait
accès auprès d'elle. Sa femme de chambre était la seule per-
sonne dont les services lui plaisaient. Elle exigea un silence
absolu dans le château, sa fille dut aller jouer loin d'elle.
V lui était si difficile de supporter le moindre bruit que
toute voix humaine, même celle de son enfant, l'affectait
désagréablement. Les gens du pays s'occupèrent beaucoup
de ces singularités ; puis, quand toutes les suppositions pos-
sibles furent faites, ni les petites villes environnantes, ni lei
paysans ne songèrent plus à celte femme malade.
La marquise, laissée à elle-même, put donc rester par*
faitement silencieuse au milieu du silence qu'elle avait éta-
bli autour d'elle, et n'eut aucune occasion de quitter la
chambre tendue de tapisseries où mourut sa grand'mère^ et
72 SCèNES DE LA VIE PRIVEE
OÙ elle était venue pour y mourir doucement, sans témoins,
sans importunités, sans subir les fausses démonstrations des
égoïsmes fardés d'affection qui, dans les villes, donnent aux
mourants une double agonie. Cette femme avait vingt-six
ans. A cet âge, une âme encore pleine de poétiques illu-
sions aime à savourer la mort, quand elle lui semble bien-
faisante. Mais la mort a de la coquetterie pour les jeunes
gens ; pour eux, elle s'avance et se retire, se montre et se
cache; sa lenteur les désenchante d'elle, et l'incertitude que
leur cause son lendemain finit par les rejeter dans le monde
ofi ils rencontreront la douleur, qui, plus impitoyable que
ne Test la mort, les frappera sans se laisser attendre. Or,
cette femme qui se refusait à vivre allait éprouver l'amer-
tume de ces retardcments au fond de sa solitude, et y faire,
dans une agonie morale que la mort ne terminerait pas, un
terrible apprentissage d'égoïsme qui devait lui déflorer le
cœur et le façonner au monde.
Ce cruel et triste enseignement est toujours le fruit de
nos premières douleurs. La marquise souffrait véritablement
pour la première et pour la seule fois de sa vie peut-être.
En effet, ne serait-ce pas une erreur de croire que les senti-
ments se reproduisent ? Une fois éclos, n'existent-ils pas
toujours au fond du cœur? Ils s'y apaisent et s'y réveillent
au gré des accidents de la vie; mais ils y restent, et leur
séjour modifie nécessairement l'âme. Ainsi, tout sentiment
n'aurait qu'un grand jour, le jour plus ou moins long de sa
première tempête. Ainsi, la douleur, le plus constant de
nos sentiments, ne serait vive qu'à sa première irruption ;
et ses autres atteintes iraient en s'affaiblissant, soit par notre
accoutumance à ses crises, soit par une loi de notre nature
qui, pour se maintenir vivante, oppose à cette force destruc-
tive une force égale mais inerte, prise dans les calculs de
Végoisme. Mais, entre toutes les souffrances, à laquelle ap-
partiendra ce nom de douleur ? La perte des parents est un
chagrin auquel la nature a préparé les hommes ; le mal phy-
sique est passager, n'embrasse pas l'âme; et s'il persiste,
ce n'est plus un mal, c'est la mort. Qu'une jeune femme
perde un nouveau-né, l'amour conjugal lui a bientôt donné
LA FEMME DE TRENTE ANS 73
un successeur. Cette affliction est passagère aussi. Enfin, ces
peines et beaucoup d'autres semblables sont, en quelque
sorte, des coups, des blessures ; mais aucune n'affecte la vi-
talité dans son essence, et il faut qu'elles se succèdent
étrangement pour tuer le sentimeni qui nous porte à cher-
cher le bonheur. La grande, la vraie douleur serait donc un
mal assez meurtrier pour étreindre à la fois le passé, le pré-
sont et l'avenir, ne laisser aucune partie de la vie dans son
intégrité, dénaturer à jamais la pensée, s'inscrire inaltéra-
blement sur les lèvres et sur le front, briser ou détendre les
ressorts du plaisir, en mettant dans l'âme un principe de
dégoût pour toute chose de ce monde. Encore, pour être
immense, pour ainsi peser sur l'âme et sur le corps, ce mal
devrait arriver en un moment de la vie où toutes les forces
de l'âme et du corps sont jeunes, et foudroyer un cœur bien
vivant. Le mal fait alors une large plaie ; grande est la souf-
france; et nul être ne peut sortir de cette maladie sans quel-
que poétique changement; ou il prend la route du ciel, ou,
r>'il demeure ici-bas, il rentre dans le monde pour mentir au
monde, pour y jouer un rôle; il connaît dès lors la coulisse
où l'on se retire pour calculer, pleurer, plaisanter. Après
cette crise solennelle, il n'existe plus de mystères dans la
vie sociale qui dès lors est irrévocjiblement jugée. Chez les
jeunes femmes qui ont l'âge de la marquise, cette première,
cette plus poignante de toutes les douleurs, est toujours
causée par le même fait. La femme, et surtout la jeune
jfemme, aussi grande par l'âme qu'elle l'est par la beauté,
ine manque jamais à mettre sa vie là où la nature, le senti-
ment et la société la poussent à la jeter tout entière. Si cette
vie vient à lui faillir et si elle reste sur terre, elle y expé-
rimente les plus cruelles souffrances, par la raison qui rend
le premier amour le plus beau de tous les sentiments. Pour-
quoi ce malhçur n'a-t-il jamais eu ni peintre ni poète ? Mais
pmil-il se peindre, peut-il se chanter? Non, la nature des
douleurs qu'il engendre se refuse à l'analyse et aux couleurs
de l'art. D'ailleurs, ces souffrances ne sont jamais confiées ,
pour en consoler une femme, il faut savoir les deviner, car
bien que religieusement ressenties, elles sont tombées daus
lli SCENES DE LA VIE PRIVÉE
J'âme comme une de ces avalanches qui dégradent tout
daris une valide avant de s'y faire une place.
La marquise était alors en proie à ces Souffrance qui res-
teront longtemps inconnues, parce que tout dans le monde
les condamne ; tandis que le senlinfient les caresse, et que
la conscience d'une femme vraie les lui justifie toujours. Il
en est de ces douleurs comme de ces enfants infailliblement
repouséés de la vie , et qui tiennent an cœur des mères
par des lions plus forts que ceux des enfants heureusement
doués. Jamais pent-ôtre celte épouvantable catastrophe
qui tue tout ce qu'il y a de vie en dehors de nous n'avait
été aussi vive, aussi complète, aussi cruellement agrandie
par les circonstances qu'elle venait de l'être pour la mar-
quise. Un homme aimé, jeune et généreux^ de qui elle n'a-
vait jamais exaucé les désirs afin d'obéir aux lois du monde,
était mort pour lui sauver ce que la société nomme Y hon-
neur d'une femme. A qui pouvait-elle dire : Je souffre ! Ses
larmes auraient offensé son mari, cause première de la ca-
tastrophe. Les lois, les mœurs, proscrivaient ses plaintes ;
une amie en eût joui, un homme en eût spéculé. Non, cette
pauvre affligée ne pouvait pleurer à son aise que dans un
désert, y dévorer sa souffrance 6u être dévorée par elle,
mourir ou tuer quelque chose en elle, sa conscience peut-
être. Depuis quelques jours, elle restait les yeux attachés
sur un horizon plat où, comme dans sa vie à venir, il n'y
avait rien à chercher, rien à espérer, où tout se voyait d'un
seul coup d'œil, et 6ù elle rencontrait les images de la
froide désolation qui lui déchirait incessamment le cœur.
Les matinées de brouillard, un ciel d'une clarté faible, des
nuées courant près la terre sous un dais grisfttre, conve-
naient aux phases de sa maladie morale. Son cœur ne se
serrait pas, n'était pas plus ou moins flétri; non, sa nature
fraîche et fleurie se pétrifiait par la lente action d'une dou-
leur intolérable parce qu'elle était sans biit. Elle souffrait
par elle et pour elle. Souffrir ainsi n'est-ce pas mettre le
pied dans l'égo'isme ? Aussi d'horribles pensées lui traver-
taient-elles la conscience en la lui blessant. Elle s'interro-
. avec bonne foi et se trouvait double. Il y avait en elle
LA FËMUË UE TIŒKTE ANS
lemme qui raîsonnaïl el une femme qui swilait, une
qtii sonlTrait et une femme qui ne voukil plus uouf-
irir. bile se refiurluit aux joies de aon enfance. fcoulÉesunft
qu'ullc eu eùl scuLi le bonUeur, eL dont les limpides imaf^os
nveiiaienL eu foule comme pour lui accuser les ddcq'tions
d'uD mariage convenable aux yeux du monde, liorribfe en
jduljié, X quoi lui avaîenl servi les belles pudeurs de si
leuii'-ssft, ses plaisirs réprimés et les sacrifices (ails an
moiiilef Quoique lout on elle exprimai el aliendlt l'amour,
elle Bc dcmandail pourquoi mainlcnant !'harmoQie de ses
mouvcmenls, son sourire et sa grâce? Elle n'aimail pas plus
à se seuiir fraîche el voluplueuse qu'on n'aime un son rëpËté
sans but. Sa bcâuld mCme lui ëlait insupportable, comme
une cbose inutile. Elle cnlrevoyaït avec horreur que dé-
sOnnais elle' né pouvait plus Cire une créature complète. Son
moi ioldricur n'avail-il pas perdu la faculté do goûter led
âïons daus ce neuf di^licieux qui prête tant d'alld-
à la vie? A l'avenir, la plupart de ses sensalioDS sc-
int souvent uussitûi efTacëes que remues, et beaucoup de
îles qui jadis l'auraiesl i^mue allaicnl lui devenir indiffé^
Rentes. Aprfs l'eufancc de la créature vient l'enfance Ai
oÈur. Or son amant avait emporté dan^ la tombe cette se*
conde eofance. Jiune encore par ses désirs , elle n'avait
plus cette enliire jeunesse d'ânie qui donne à tout dans la
vie sa saveur el son prix. Ne garderait-elle pus en elle uii
principe de tristesse, lïe di<^ance, qui ravirait à ses éitiotiona
leur subiie verdeur, leur enlralnement? car rien ne pouvait
^>Iu3 lui rendre le bonlieur qu'elle avait espéré el qu'elle
^iv.iU ri\6 si beau, Ses premières larmes véritables dtei-
;■ .nient ce feu cOlcsie qui fciaire les premières émotions dii
I <i iir, elle devait toujours pâtir de n'flrc pas ce qu'elle au-
i.nl pu être. t)e cette croyance doit procéder le dégoilt
amer qui porle S détourner la W le quand de nouveau (ë
pluisir ne prOseiilc. Elle jugeait alors la viecotnme un vïeil-
inril prél de la quitter. Quoiqu'elle se sentit jeune, la masse
de ses jours s^ins jouissauccs lui tombait sur rame, la lui
j^ruAait et la fuisMl vieille avant le temps. Elle demandai!
Ski moade, par im cri de «Usespoir, ce qu'il lui rcndall eu
1
76 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
échange de Tamour qui l'avait aidée à vivre et qu'elle avait
perdu. Elle se demandait si dans ses amours évanouis, si
cliastes et si purs, la pensée n'avait pas été plus criminelle
que Faction. Elle se faisait coupable à plaisir pour insulter
au monde et pour se consoler de ne pas avoir eu avec celui
qu'elle pleurait cette communication parfaite qui, en super-
posant les âmes l'une à l'autre, amoindrit la douleur de celle
qui reste par la certitude d'avoir entièrement joui du bon-
heur, d'avoir su pleinement le donner, et de garder en soi
une empreinte de l'âme qui n'est plus. Elle était mécontente
comme une actrice qui a manqué son rôle, car cette douleur
lui attaquait toutes les fibres, le cœur et la tôle. Si la nature
était froissée dans ses vœux les plus intimes, la vanité n'é-
tait pas moins blessée que la bonté qui porte la femme à se
sacrifier. Puis, en soulevant toutes les questions, en remuant
tous les ressorts des différentes existences que nous donnent
les natures sociale, morale et physique, elle relâchait s?.
bien les forces de son intelligence, qu'au milieu des réflexions
les plus contradictoires elle ne pouvait rien saisir. Aussi par-
fois, quand le brouillard tombait, ouvrait-elle sa fenêtre,
en y restant sans pensée, occupée à respirer machinalement
l'odeur humide et terreuse épandue dans les airs, debout,
immobile, idiote en apparence, car les bourdonnements de
sa douleur la rendaient également sourde aux harmonies de
la nature et aux charmes de la pensée.
Un jour, vers midi, moment où le soleil avait éclairci le
temps, sa femme de chambre entra sans ordre et lui dit : —
Voici la quatrième fois que monsieur le curé vient pour voir
madame la marquise; et il insiste aujourd'hui si résolument,
que nous ne savons plus que lui répondre.
— Il veut sans doute quelque argent pour les pauvres de
la commune; prcjnez vingt-cinq louis et portez -les-lui de
ma part.
— Madame, dit la femme de chambre en revenant un
moment aprôs, monsieur le curé refuse de prendre l'ar^çcnt
et désire vous parler.
— Qu'il vienne donc! répondit la marquise, en laiss;mt
(échapper \\n ^cste d'humeur qui pronostiquait une (ristc rô«
U' FÉÏIME'llEl'IlEKite aJ(S ti '
option au prSLrc de qui elle voulait sans doute éviter les
^rsÉculions par une explication courte et tranche.
La marquise avait perdu sa mère en bas âge, el son iàa-
èïlion fui naturellement influencée par le rciacliemenl qui.
ppcndanl la révolution, dénoua les liens religieux en France.
La piété est une vertu de femme que les femmes soûles se
iransmeltent bien, et la marquise était un cnfaiit du àix-
liuitième siëcledont lescroyances philosophiques furcntcelles
de son père. Elle ne suivait aucune pratique religieuse. Pour
elle, un prèlre était un fonctionnaire public dont l'utilité
lui paraissait contestable. Dans la situationoùelleselronvail,
la voix de la religion ne pouvait qu'envenimer ses maux;
puis, elle ne croyait guère aux curés de village, ni â leurs
lumiftres; elle résolut donc de mettre le »en à sa place,
sansaigreof, et de s'en débarrasser a la manière des riches,
par lin bienfait. Le curé vint, et son aspect ne cliangea pas
les idées de la marquise. Elle vit un gros petit homme &
ventre saillant, à figure rougeaude, mais vieille cl ridée, qui
affeciail de sourire et qui souriait mal ; son crûne cliauve et
transversalement sillonné de rides nombreuses retombait en
quart de cercle sur son visage et le rapetissait; quelques
cheveux blancs garnissaient le bas de la lëlo au-dessus de
la nuque Cl revenaient en avant vers les oreilles. Néan-
moins, la physionomie de ce prêtre avait été celle d'un
bomme nalureilemenl gai. Ses grasses lËvrcs, son nez lége-
reinenl retroussé, son menton, qui disparaissait dans un
double pli de rides, témoignaient d'uu heureux caraclire.
La marquise n'aperçut d'abord que ces traits principaux;
mais, à la première parole que lui dit le prêtre, elle fut
frappée par la douceur de cette voix; elle le regarda ]ilu3
attentivemcût, et remarqua sous ses sourcils grisonnarnsdes
yeux qui avaient pleuré ; puis le contour de sa joue, vue de
profil, donnait à sa lète une si auguste expression de dou-
leur, que la marquise trouva un homme duus ce curé.
— Madame la marquise, lesrielLea ne nous apparlicnneit
que quand ilssoufirent; cl les souffrances d'une femme mar
[Jiéi!, jcime, belle, riche, qui n'a perdu ni enfants ni parentr
I
kfiéi, jcime, belle, riche, qui n'a perdu ni enfants nt parentr ■
jlçdeviucnl el soni causées par des blessures donl Icséhti- ■
78 scL:n-o v.n la wie prwés
ccnients pç peuvent ÔJ^re adoucis que par )a r/çligîon, YûH^
Ame est en d^oger, madame. Je oe voys pa;*Ie pa3 en ce
moment de l'autre vie qui nous attepd ! Non, je ne suis pas
au confessionnal. Mais n'est-il pas de mon devoir de vous
éclairer sur l'avenir de votre existence sociale? Y^ous par-
donnerez donc à un vieillard une importunité dont l'objet
est votre bonheur.
— Le bonheur, monsieur, il n'en est plus pour moi. Je
vous appartiendrai bientôt, comme vous le dif;es, mais poi|r
toujours.
— Non, madame, vous ne mourrez pas de la douleur qui
vous oppresse et se peint dans vos traits. Si vous aviez 4û
en mourir, vous ne seriez pas à Saint-^nge. Noms p<^ris-
sons moins par les effets d'un regret certain que par ceux ijc»
espérances trompées. J'ai connu de plus intolérabli^, de pfjgyp
terribles douleurs qui n'ont pas donné la mort.
La marquise fit un sigre d'incrédulilé.
— Madame, je sais un homme dont le malheur fut A
grand, que vos peines vous sembleraient légères si v.pj^s les
compariez aux siennes.
Soit que sa longue solitude commençât à }m peser, soit
qu'elle lût intéressée par la perspective de pouvoir épait-
cher dans un cœur ami ses pensées douloureuses, elle f^*
garda le curé d'un air interrogalif auquel il était impossi))je
de se méprendre.
— Madame, reprit le prêtre, cet homme était un pôrcqui,
d'une famille autrefois nombreuse, n'avait plus que trois en-
fants. Il avait successivement perdu ses parents, puis une fille
et une femme, toutes deux bien aimées, il restait seul, au fond
d'une province, daps un petit domaine où il avait été long-
temps heureux. Ses trois tils étaient à l'armée, et diacun
d'eux avait un grade proportionné à son temps de service.
Dans les Cent-Jpurs, l'alné passa dans la garde, et devint
colonel ; le jeune était chef de bataillon dans l'artillerie, e^
le cadet avait le grade de chef d'escadron dans les dragons.
Madame, ces trois enfants aimaient leur père autant qu'ils
étaient aimés par lui. Si vous connaissiez bien l'insouciance
des jeunes geus qui, oniportos par leurs naissions, n'ont ja*
lA FEMME DE TRENTE ANS 79
moi3 io temp$ à donj^cr aux ^ifections de là famille, vous
comprendriez psgr ifn seul fait la vivacité de leur affection
pour un pauvre vieilla^rd i3ol.($ qui ne vivait plus que par eux
et pour eux. Il ne se passait pas de semaine qu4l ne reçût
une lettre de l'un de jses enf^ts. Mais aussi n'avait- il ja-
mais été pour eux ni faible, ce qui diminue ^e respect des
enfant^; ni ^ju^temept sévère^ ce qui les froisse: ni avare
de sajcrifices, ce (wi les di^tac'^e. Nop, il avait ét^ plus (ju'un
père, il s'était faijt leur frèrfi, Jcur ^mi. F^fip, il alla leur
dirie adieu à parjis lors de leur départ pour lai Belgique ; il
voulait voir s'ils ay^en^ de bons cl^evaux, ci rien ne leur
manquait. Les voilà partis, Iç père revient chez lui. La guerre
commence, il reçoit des leittres écrites de Fleurus, de Ligny,
tout allait bien. La bataille de Waierloo se livre, vous en
connaissez le résultat. La France fut ipise en deuil d'un seul
coup. Toutes les familles étaient dans la plus profonde
anxiété. Lui, vous comprenez, madame, il attendait; il n'a-
vait ni trêve, ni repos; il lirait les gazettes, il allait tous les
jours à la poste lui-n?.éme. jCJn soir, on lui annonce le do-
mestique de son fils le colonel. JQ voit cet hommç monté sur
le cheval de son maître, il n'y eut pas de question à faire :
le colopej était mort, coyp.é en deux par yn boulçt. yers la
fip de l?i soiréjC, arrive à pied le domestique du plus jeune;
le d1u9 jçMne était mort le lendemain de la bataille. JEnfm,
à minuit, un artilleur vin! )jui a^nopc^ef Ja piort dp djçrpiejr
epfapX ^ur la tôte duquel, e^ si peu de temps, ce pauvre
père avait placé toute sa vie. Oui, madame, ils étaient tpu^
tombés ! — Après une p^use, le prêtre ayant vaincu ses
annotions, ^outfi cçs pajrpte? d'upe voix douce : — Pt le
père est i^té vLvja»^, n?a,dapie. ÏJ ^ compris qp;ç s}. p|.eu 1^
laissait sur la iliçrre, il devait continuer (J'y souffrir, pi il y
souffre; rn^'i^ il s'.ç^t jeté d^ns le sein de 1^ rpligion. Que
pouvait-il élf e ? — La marquise J.eya les yeux Sjur le visi^gQ
de ce curé, devenp sublime dç tristesse et de résignation,
et attendit ce mot qui lui arracha des pleurs : — Prêtre I
madame : il était sacré par les larmes avant de Vêtre ^u pied
d^s autels.
i^ ^ilenç^ régna pen^apjt un ipopnept. JLa marquise et le
80 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
curé regardèrent par la fenêtre l'horizon brumeux, comme
s'ils pouvaient y voir ceux qui n'étaient plus.
— Non pas prêtre dans une ville, mais simple curé, re-
prit-il.
— A Saint-Lange, dit-elle en s' essuyant les yeux.
— Oui, madame.
Jamais la majesté de la douleur ne s'était montrée plus
grande à Julie ; et ce oui, madame, lui tombait à même le
cœur comme le poids d'une douleur infinie. Cette voix qui
résonnait doucement à l'oreille troublait les entrailles. Ah !
c'était bien la voix du malheur, cette voix pleine, grave, el
qui semble charrier de pénétrants fluides.
— Monsieur, dit presque respectueusement la marquise,
et si je ne meurs pas, que devicndrai-je donc?
— Madame, n'avez-vous pas un enfant?
— Oui, dit-elle froidement.
Le curé jeta sur cette femme un regard semblable à celui
que lance un médecin sur un malade en danger, et résolut
de faire tous ses efforts pour la disputer au génie du mal qui
étendait déjfl la main sur elle.
— Vous le voyez, madame, nous devons vivre avec nos
douleurs, et la religion seule nous offre des consolalions
vraies. Me permettrez-vous de revenir vous faire entendre
la voix d'un homme qui sait sympathiser avec toutes les
peines, et qui, je le crois, n'a rien de bien effrayant ?
— Oui, monsieur, venez. Je vous remercie d'avoir pensé
à moi.
— Eh bien ! madame, à bientôt.
Cette visite détendi t pour ainsi dire l'âme de la marquise, don!
les forces avaient été trop violemment excitées par le chagrin et
par la solitude. Le prêtre lui laissa dans le cœur un parfum balsa-
mique et le salutaire retentissement des paroles religieuses.
Puis elle éprouva cette espèce de satisfaction qui réjouit la
prisonnier quand, après avoir reconnu la profondeur de sa
solitude et la pesanteur de ses chaînes, il rencontre un voi-
sin qui frappe à la muraille en lui faisant rendre un son par
lequel s'expriment des pensées communes. Elle avait un
ciconfident inespéré. MeiscUe retomba bientôt dans ses amè-
Ul FEMME DE TRENTE ANS 81
f(*s contemplations, et se dit, comme le prisonnier, qu'un
eofnp»agnon de douleur n'allégerait ni ses liens ni son avenir.
Le our? n'avait pas voulu trop efifuroucher dans une pre-
mière visite une douleur tout égoïste; mais il espéra, grâce
son art, pouvoir faire faire des progrès à la religion dans
une seconde entrevue. Le surlendemain, il vint en effet,
et l'accueil de la marquise lui prouva que sa visite était dé-
sirée.
— Eh bien I madame la marquise, dit le vieillard, avez-
vous un peu songé à la masse des souffrances humaines ?
avez-vous élevé les yeux vers le ciel? y avez-vous vu cette
immensité de mondes qui, en diminuant notre importance,
en écrasant nos vanités, amoindrit nos douleurs?...
— Non, monsieur, dit-elle. Les lois sociales me pèsent
trop sur le cœur et me le déchirent trop vivement pour que
je puisse m'élever dans les cieux. Mais les lois ne sont peut-
être pas aussi cruelles que le sont les usages du monde. Oh I
le monde !
— Nous devons, madame, obéir aux uns et aux autres :
la loi est la parole, et les usages sont les actions de la so-
dété.
— Obéir à la société?... reprit la marquise en laissant
échapper un geste d'horreur. Eh ! monsieur, tous nos maux
viennent de là. Dieu n'a pas fait une seule loi de malheur;
mais en se réunissant les hommes ont faussé son œuvre.
Nous sommes, nous femmes, plus maltraitées par la civilisa-
tion que nous ne le serions par la nature. La natiire nous
impose des peines physiques que vous n'avez pas adoucies, et
la civilisation a développé des sentiments que vous trompez
incessamment. La nature étouffe les êtres faibles, vous les
condamnez à vivre pour les livrer à un constant malheur. Le
inanag;e, institution sur laquelle s'appuie aujourd'hui la so-
ciété, nous en fait sentir à nous seules tout le poids; pour
riiomme la liberté, pour la femme des devoirs. Nous vous
devons toute notre vie, vous no nous devez de la vôtre que
de rares instants. Enfm l'homme fait un choix là où nous
jao.us soumettons aveuglément. Oh ! monsieur, à vous je puis
ipul ciire. Eh bien ! le mariage, tel qu'il se pratique aujour-
82 SCÈNES DE LA VIE PRUŒË
d'iiui, me semble ôlre une prostitution Idgale. De là sont
nées mes souifrances. Mais moi seule parmi les malheureuses
créatures si fatalement accouplées je dois garder le silence,
moi seule suis l'auteur du mal, j'ai voulu mon mariage.
Elle s'arrêta, versa des pleurs amers et resta silencieuse.
— Dans celte profonde misère, au milieu de cet océan de
douleur, reprit-elle, j'avais trouvé quelques sables où je po-
sais les pieds, où je souffrais à mon aise; un ouragan a tout
emporté. Me voilà seule, sans appui, trop faible contre les
orages.
— Nous ne sommes jamais faibles quand Dieu est avec
nous, dit le prêtre. D'ailleurs, si vous n'avez pas d'aifeclions
à satisfaire ici-bas, n'y avez-vous pas des devoirs k remplir?
— Toujours des devoirs ! s'écria-t-elle avec une sorte
d'impatience. Mais où sont pour moi les sentiments qui nous
donnent la force de les accomplir? Monsieur, rien de rien
ou rien pour rien est une des plus justes lois de la nature
et morale et physique. Voudriez-vous que ces arbres pro-
duisissent leurs feuillages sans la sève qui les fait éclorel
L'âme a sa sève aussi 1 Chez moi la sève est tarie pour tou-
jours.
— Je ne vous parlera» pas des sentiments religieux qirf
engendrent la résignation, dit le curé; mais la maternité,
madame, n'est-elle donc pas...
— Arrêtez, monsieur 1 dit la marquise. Avec vous je serai
vraie. Hélas ! je ne puis l'être désormais avec personne, je
suis condamnée à la fausseté ; le monde exige de continucllei
grimaces, et sous peine d'opprobre nous ordonne d'obéir à ses
conventions. Il existe deux maternités, monsieur. J'ignorab
jadis de telles distinctions; aujourd'hui je les sais. Je ne suîi
mère qu'à moitié, mieux vaudrait ne pas l'être du tout. Hé-
lène n'est pas de lui ! Oh I ne frémissez pas I Saint-Langs
est un abîme où se sont engloutis bien des sentiments faux,
d'où se sont élancées de sinistres lueurs, où se sont écrou-
lés les frêles édifices des lois anlinalurelles. J'ai un enfani,
cela suffit ; je suis mère, ainsi le veut la loi. Mais tous,
monsieur, qui avez une âme si délicatement compatissante^
peut être comprendrez-vous les cris d'une pauvre feauM
LA FEMME DE TRENTE ANS 83
qui n'a laissé pénétrer dans son cœur aucun senlimenl fac-
tice. Dieu me jugera, mais je ne crois pas manquer à ses
lois en cédant aux afFections qu'il a mises dans mon âme, et
voici ce que j'y ai trouvé. Un enfant, monsieur, n'esl-il pas
l'image de deux êtres, le fruit de deux sentiments librement
confondus ? S'il ne tient pas à toutes les fibres du corps
comme à toutes les tendresses du cœur ; s'il ne rappelle pas
Je délicieuses amours, les temps, les lieux où ces deux êtres
furent heureux, et leur langage plein de musiques humai-
nes, et leurs suaves idées, cet enfant est une création man-
quée. Oui, pour eux, il doit être une ravissante miniature
où se retrouvent les poèmes de leur double vie secrète ; il
doit leur offrir une source d'émotions fécondes, être à. la
fois tout leur passé, tout leur avenir. Ma pauvre petite
Hélène est l'enfant de son père, l'enfant du devoir et du
hasard ; elle ne rencontre en moi que l'inslinct de la
femme, la loi qui nous pousse irrésistiblement à protéger là
créature née dans nos flancs. Je suis irréprochable, sociale-
ment parlant. Ne lui ai-je pas sacrifié ma vie et mon bon-
heur? Ses cris émeuvent mes entrailles ; si elle tombait à
l'eau, je m'y précipiterais pour l'aller reprendre. Mais elle
n'est pas dans mon cœur. Ah ! l'amour m'a fait rêver une
maternité plus grande, plus complète ; j'ai caressé dans un
songe évanoui l'enfant que les désirs ont conçu avant qu'il
ne fût engendré, enfin celte délicieuse fleur née dans l'âme
avant de naître au jour. Je suis pour Hélène ce que, dans
l'ordre naturel, une mère doit êlre pour sa progéniture.
Quand elle n'aura plus besoin de moi, tout sera dit .lacause
éteinte, les effets cesseront. Si la femme a l'adorable privi-
lège d'étendre sa maternité sur toute la vie de son enfant,
n'est-ce pas aux rayonnements de sa conception morale
qu'il faut attribuer celle divine persistance du sentiment?
Quand l'enfant n'a pas eu l'âme de sa mère pour première en-
veloppe, la maternité cesse donc alors dans son cœur, comme
elle cesse chez les animaux ? Cela est vrai, je le sens : à
mesure que ma pauvre petite graùdit, mon cœur se res-
lerre. Les sacrifices que je lui ai faits m'ont déjà détachée
d'elle, tandis que pour un autre enfant mon cœur aurait été.
f-.h SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
je le sens, inépuisable; pour cet autre, rien n'aurait été sa*
orifice, tout eût été plaisir. Ici, monsieur, la raison, la reli-
gion, tout en moi se trouve sans force contre mes sentiments.
A-t-elle tort de vouloir mourir la femme qui n'est ni mère
ni épouse, et qui, pour son malheur, a entrevu l'amour dans
ses beautés intinies, la maternité dans ses joies illimitées?
Que peut-elle devenir? Je vous dirai, moi, ce qu'elle
éprouve I Cent fois durant le jour, cent fois durant la nuit,
un frisson ébranle ma tête, mon cœur et mon corps, quapd
quelque souvenir trop faiblement combattu m'apporte les
images d'un bonheur que je suppose plus grand qu'il n'est.
Ces cruelles fantaisies font pâlir mes sentiments, et je me
dis : — Qu'aurait donc été ma vie si,,. ? — Elle se cacha le
visage dans ses mains et fondit en larmes. — Voilà le fond
de mon cœur ! reprit-elle. Un enfant de lui m'aurait fait
accepter les plus horribles malheurs. Le Dieu qui mourut
chargé de toutes les fautes de la terre me pardonnera cette
pensée mortelle pour moi ; mais, je le sais, le monde est
Implacable : pour lui, mes paroles sont des blasphèmes, j'in-
sulte à toutes ses lois. Ah l je voudrais faire la guerre à ce
monde pour en renouveler les lois et e usages, pour les
briser! Ne m'a t-il pas blessée dans toutes mes idées, dans
toutes mes fibres, dans tous mes sentiments, dans tous mes
désirs, dans toutes mes espérances, dans l'avenir, dans
le présent, dans le passé ? Pour moi, le jour est plein
de ténèbres, la pensée est un glaive, mon cœur est une
plaie, mon enfant est une négation. Oui, quand tfélèpc me
parle, je lui voudrais une autre voix; quand elle me regarde,
je lui voudrais d'autres yeux. Elle est là pour m'at|,ester
tout ce qui devrait être et tout ce qui n'est pas. pie m'es
insupportable ! Je lui souris^ je tâche de la dédoinmagct
des sentiments que je lui vole. Je souffre l oh ! monsieur je
souffre trop pour pouvoir vivre. Et je passerai pour être une
femme vertueuse 1 et je n'ai pas commis de fautes ! et l'on
m'honorera I J'ai combattu Famour involontaire auquel je
ne devais pas céder ; mais, si j'ai gardé ma foi physique,
ai-je conservé mon cœur? Ceci, dit-elle, ep appuyant la
pfiain droite sur son sein, n'a jamais été qu'à une seule créa*
LÀ tKUME DE ÏRENTÊ ANS ' 85
turé. Aussi mon enfant ne s'y trompë-t-il pas. Il existe dès
regards, une voix, des gestes de mère dont la ïottë pétrit
Tâme des enfants; et ma pauvre petite ne sent pas môft bralà
frémir, md voix trembler, mes yetix s^amoîlir quiind je la-
regarde, (Juaild je lui parlé ou (piarid je la prends. Elle Tiré
lance dés regards accusateurs que je he soutiens pasi Par-
fois je Ireinblè de trouver en elle un tribunal où je serai
condamnée sans être entendue. Fasse le ciel que la haine né
se mette pas uii jour entre nous I Grand Dieu! ouvrfcz-rfioi
plutôt la tombe, laisséi-moî fihir à Saint-Lange! Je veut
aller dans le monde où je retrouverai mon autre âme, où je
serai tout à fait mère I Oh ! pardon, moilsieur, je suis folle.
Ces paroles mi'étoufiaient, je les ai dites. Ah! vous plèrirer
aussi I vôtis ùe me mépriseréi pas. — Hélène ! Hélène ! ma
fille, viens! s'éérià-t-elle avec uiie sorte de désespoir; èii
elitendant son enfant qui revenait de sa promenade.
Là petite vint en riant et en criant ; elle apportait Uù papil-
lon qu'elle avait pris; mais, en voyant sa mère en pleurs,
elle se tiit, se mit près d'elle et se laissa bâisef aii front.
— Elle sera bien belle, dit lé prêtre.
— Elle est tout son père, répondit la nïarquise éd em-
brassant sa fille avec une chaleureuse expression, comme
pour s' acquitter d'une dette ou pour efiacer un reihOMâ.
— Vous avez chaud, maman.
— Va, laisse-nous, mon ange, répondit la marquise.
L'enfant s'en alla sans regret, sans regarder sa mère,
heureuse presque de fuir un visage triste, et comprenant
déjà que les sentiments qui s'y exprimaient lui étaient con-
traires. Le sourire est l'apanage, la langue, l'expression de
la nialernité. La marquise ne pouvait pas sourire. Elle rou-
git en regardant le prêtre; elle avait espéré se montrer
mère, niais ni elle ni son enfant n'avaient su mentir. En
effet, les baisers d'une femme sincère ont Un miel divin qili
semble mettre dans cette caresse une âme, uû feu subtil par
lequel le cœur est pénétré. Les baisers dcnués de cette
onction savoureuse sont âpres et secs. Le prêtre avait senti
telle différence : il put sonder l'abîme qui se trouve entre
ia matetnilé de U chair et la maiernité du cœur. Aussi,
86 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
après avoir jeté sur celle femme un regard inquisiteui : —
Vous avez raison, madame, il vaudrait mieux pour vous
être morte...
— Ah ! vous comprenez mes souffrances, je le vois, répon-
dit-elle, puisque vous, prêlre chr(''tien, devinez et approu-
vez les funestes résolutions qu'elles m*onl inspirées. Oui,
j*ai voulu me donner la mort ; mais j'ai manqué du courage
nécessaire pour accomplir mon dessein. Mon corps a été
lâche quand mon âme était forte, et quand ma main ne
tremblait plus, mon âme vacillait ! J'ignore le secret de ces
combats et de ces alternatives. Je suis sans doute bien tris-
tement femme, sans persistance dans mes vouloirs, forte
«eulemenl pour aimer. Je me méprise ! Le soir, quand mes
gens dormaient, j'allais à la pièce d'eau courageusement ;
arrivée au bord, ma frêle nature avait horreur de la destruc-
lion. Je vous confesse mes faiblesses. Lorsque je me retrou-
vais au lit, j'avais honte de moi, je redevenais courageuse.
Dans un de ces moments, j'ai pris du laudanum ; mais j'ai
souffert et ne suis pas morte. J'avais cru boire tout ce que
contenait le flacon, et je m'étais arrêtée à moitié.
— Vous êtes perdue, madame, dit le curé gravement et
d'une voix pleine de larmes. Vous rentrerez dans le monde et
vous tromperez le monde ; vous y chercherez, vous y trouverez
ce que vous regardez comme une compensation à vos maux;
puis vous porterez un jour la peine de vos plaisirs...
— Moi ! s'écria-t-elle, j'irais livrer au premier fourbe qui
saura jouer la comédie d'une passion les dernières, les plus
précieuses richesses de mon cœur, et corrompre ma vie pour
un moment de douteux plaisirs! Non! mon âme sera con-
sumée par une flamT*e pure. Monsieur, tous les hommes
ont les sens de leur sexe ; mais celui qui en a l'âme et qui
satisfait ainsi à toutes les exigences de notre nature, dont
la mélodieuse harmonie ne s'émeut jamais que sous la pres-
sion des sentiments, celui-là ne se rencontre pas deux fois
dans notre existence. Mon avenir est horrible, je le sais : la
beauté n'est rien sans le plaisir; mais le monde ne réprou-
verait-il pas mon bonheur, s'il se présentait encore à moi^
J/> /lois à ma fille une mère honorée. Ah ! je suis jetée dans
LA FEMME DE TRENTE ANS 87
un cercle de fer d*où je ne puis sortir sans ignominie. Les
devoirs de famille, accomplis sans récompense, m'ennuie-
ront ; je maudirai la vie ; mais ma fille aura du moins un
beau semblant de mère. Je lui rendrai des trésors de vertu,
pour remplacer les trésors d'affection dont je Taurai frustrée.
Je ne désire même pas vivre pour goûter les jouissances que
donne aux mères le bonheur de leurs enfants. Je ne crois
pas au bonheur. Quel sera le sort d'Hélène? Le mien sans
doute. Quels moyens ont les mères d'assurer à leurs filles
que l'homme auquel elles les livrent sera un époux selon
leurcœur? Vous honnissez de pauvres créatures qui se ven-
dent pour quelques écusà un homme qui passe : la faim et le
besoin absolvent ces unions éphémères; tandis que la société
tolère, encourage l'union immédiate, bien autrement hor-
rible, d'une jeune fille candide et d'un homme qu'elle n'a
pas vu trois mois durant; elle est vendue pour toute sa vie.
Il est vrai que le prix est élevé 1 Si, en ne lui permettant
aucune compensation à ses douleurs, vous l'honoriez; mais
non, le monde calomnie les plus vertueuses d'entre nousl
Telle est notre destinée, vue sous ses deux faces ; une pro-
stitution publique et la honte, une prostitution secrète et le
malheur. Quant aux pauvres filles sans dot, elles deviennent
folles, elles meurent ; pour elles, aucune pitié I La beauté,
les vertus ne sont pas des valeurs dans votre bazar humain,
et vous nommez société ce repaire d'égoïsme. Mais exhéré-
dez les femmes ! au moins acccomplirez-vous ainsi une loi de
nature en choisissant vos compagnes, en les épousant au
gré des vœux du cœur.
— Madame, vos discours mè prouvent que ni l'esprit de
famille ni l'esprit religieux ne vous touchent. Aussi n'hési-
terez-voiis pas entre l'égoïsme social qui vous blesse et
î'égoïsmc de la créature qui vous fera souhaiter des jouis-
sances...
— La famille, monsieur, existe-t-elle? Je nie la famille
dans une société qui, à la mort du père ou de la mère,
partage les biens et dit à chacun d'aller de son côté. La fa-
mille esifune association temporaire et fortuite que dissout
promptcment la mort. Nos lois ont brisé leç maisons^ U9
88 SCÈNES D£ LA VIE PRIVEE
hérilages, la pérennité des exemples et des traditions* Xé
ne vois que décombres autour de moi.
— Madame, vous ne reviendrez à Dieu c^ue quand sa
main s'appesantira sur vous, et je souhaite que vous ayei
assez de temps pour faire votre paix avec lui. Vous cher-
chez vos consolations en baissant les yeux sur la terre, aii
lieu de les lever vers les deux. Le philosophisme et l'inté-
rêt personnel ont attaqué votre cœur : vous êtes sourde à la
voix de la religion, comme le sont les enfants de ce siècle
sans croyance I Les plaisirs du monde n'engendrent que dest
souffrances. Vous allez changer de douleurs, voilà tout.
— Je ferai mentir votre prophétie , dit-èlle en souriant
avec amertume, je serai fidèle à cehii qui mourut pour moi.
— La douleur, répondit-il, n'est viable qiiè dans îe^
âmes préparées par la religion.
Il baissa respectueusement les yeux pour ne pas laisser
voir les doutes qui pouvaient se peindre dans son regard.
L'énergie des plaintes échappées à la marquise l'avait cen-
triste. En reconnaissant le moi humain sous ses mille for-
mes, il désespéra de ramollir ce cœur que le mal avait
desséché au lieu de l'attendrir, et où le grain du Semeur
céleste ne devait pas germer, puisque sa voix douce y était
étouffée par la grande et terrible clameur de l'égoisme
Néanmoins il déploya la constance de l'apôtre, et revint à
plusieurs reprises, toujours ramené par l'espoir de tourner
à Dieu cette âme si ravagée et si fière; mais il perdit cou-
rage le jour où il s'aperçut que la marquise n'aimait à cau-
ser avec lui que parce qu'elle trouvait de la douceur â
parler de celui qui n'était plus. Il ne voulut pas ravaler son
ministère en se faisant le complaisant d'une passion; il
cessa ses entretiens, et revint par degrés aux formules et
aux lieux communs de la conversation. Le printemps arriva.
La marquise trouva des distractions à sa profonde tristesse,
et s'occupa par désœuvrement de sa terre, où elle se plut à
ordonner quelques travaux. Au mois d'octobre, elle quitta
son vieux château de Saint-Lange, où elle était rejicvenue
fraîche et belle dans l'oisiveté d'une douleur qui, d'abord
comme un disque lancé vigourcusemeut| avait fini
LA FEMME DE TRENTE ANS 89
par s'amortir dans là mélancolie, comme s'arrête le disque
al)rôs des oscillaiîons graduellement plus faibles. La mé-
lancolie se compose d'une suite de semblables oscillations
morales dont la première louche au désespoir et la dernière
au plaisir; dans la jeunesse elle est le crépuscule du matin,
dans la vieîïleàse, celui du soir.
Quand sa calèche passa par le village, la marquise reçut
le salut du curé qui revenait de Téglise à son presbytère ;
mais en y répondant, elle baissa les ycdx et défoiirnia la tète
pour ne pas le révoir. Le j)rélrô atvait ti*6p raison tonite
celle pauvre Arlémise d'Ephêse.
III
4 trente ans.
Un jeune homme de haute espérance, et qui âJDpàrtenaii
à Tune de ces maisons historiques dont les norris seront tou-
jours, en dépit même des lois, întimemehl liés à la gloire
de la France, se trouvait au bal chez madame Firmiani.
Cette dame lui avait doniié quelques lettres de recomman-
dation pour deux ou trois de ses amies à Naples. Monsieur
Charles de Vandenesse, ainsi se nommait le jeune homme,
venait Ten remercier et prendre congé. Après avoir ac-
compli plusieurs missions avec talent, Vandenesse avait été
récemment attaché à l'un de nos ministres plénipotcntiairéà
envoyés au congrès de Laybach, et voulait profiter de son
voyage pour étudier l'Italie. Cette fête était donc une es-
pèce d'adieu aux jouissances de Paris, à cette vie rapide, à
ce tourbillon de pensées et de plaisirs que l'on calomnie
assez souvent, mais auquel il est si doux de s'abandonner.
Habitué depuis trois ans à saluer les capitales européennes,
et à les déserter au gré des caprices de sa destinée diplo-
matique, Charles de Vandenesse avait cependant peu dé
chose à regretter en quittant Paris. Les femmes ne produi-
saient plus aucune impression sur lui, soit qu'il regardât
une passion vraie comme tenant trop de place dans la vie
U'uu houiinc politique, soit que les mesquines occupations
90 SCÈNES DE LA VIE P^RIVÉE '
d'une galanlerie superficielle lui parussent trop vides pour
une âme forte. Nous avons tous de grandes prétentions à
la force d'&me. En France , nul homme, fût-il médiocre, ne
consent à passer pour simplement spirituel. Ainsi, Charles,
quoique jeune (à peine avait-il trente ans), s'était déjà phi-
losophiquement accoutumé à voir des idées, des résultats,
des moyens, là oà les hommes de son âge aperçoivent des
sentiments, des plaisirs et des illusions. Il refoulait la cha-
leur et Texaltation naturelle aux jeunes gens dans les pro-
fondeurs de son âme que la nature avait créée généreuse.
II travaillait à se faire froid calculateur, à mettre en ma-
nières, en formes aimables, en artifices de séduction, les
richesses morales qu'il tenait du hasard; véritable tâche
d'ambitieux, rôle triste, entrepris dans le but d'atteindre à
ce que nous nommons aujourd'hui une belle position. Il jetait
un dernier coup d'œil sur les salons où l'on dansait. Avant
de quitter le bal, il voulait sans doute en emporter l'image,
comme un spectateur ne sort pas de sa loge à l'Opéra sans
regarder le tableau final. Mais aussi, par une fantaisie fa-
cile à comprendre, monsieur de Yandenesse étudiait l'action
toute françciise, l'éclat et les riantes figures de cette fête
parisienne, en les rapprochant par la pensée des physiono-
mies nouvelles, des scènes pittoresques qui l'attendaient à
Naples, où il se proposait de passer quelques jours avant de
se rendre à son poste. Il semblait comparer la France si
changeante et sitôt étudiée à un pays dont les mœurs et les
sites ne lui étaient connus que par des ouï- dire contra-
dictoires, ou par des livres, pour la plupart mal faits. Quel-
ques réflexions assez poétiques, mais devenues aujourd'hui
très-vulgaires, lui passèrent alors par la tète, et répon-
dirent, à son insu peut-être, aux vœux secrets de son cœur,
plus exigeant que blasé, plus inoccupé que flétri.
— Voici, se disait-il, les femmes les plus élégantes, les
plus riches, les plus titrées de Paris. Ici sont les célébrités
du jour, renommées de tribune, renommées arislocraliqucs
et littéraires; là, des artistes; là, des hommes de pouvoir.
cependant je ne vois que de petites intrigues, des amours
rt-ués, des sourires qui pe disent rien, des dédains sans
U FEMME DE TRENTE ANS 91
cause, des regards sans flamme, beaucoup d'esprit, mais
prodigué sans but^ Tous ces visages blancs et roses cher-
chent moins le plaisir que des distractions. Nulle émotion
n*est vraie. Si vous voulez seulement des plumes bien po-
sées, des gazes fraîches, de jolies toilettes, des femmes
frêles ; si pour vous la vie n*est qu'une surface à effleurer,
voici votre monde. Contentez -vous de ces phrases insigni-
fiantes, de ces ravissantes grimaces, et ne demandez pas un
sentiment dans les cœurs. Pour moi, j'ai horreur de ces
plates intrigues qui finiront par des mariages, des sous-pré-
fectures, des recettes générales, ou, s'il s'agit d'amour, par
des arrangements secrets, tant l'on a honte d'un semblant
de passion. Je ne vois pas un seul de ces visages éloquents qui
vous annonce une âme abandonnée à une idée comme à un
remords. Ici, le regret ou le malheur se cachent honteuse-
ment sous des plaisanteries. Je n'aperçois aucune de ces
femmes avec lesquelles j'aimerais à lutter, et qui vous en-
traînent dans un abîme. Où trouver de l'énergie à Paris? Un
poignard est une curiosité que l'on y suspend à un clou
doré, que l'on pare d'une jolie gatne. Femmes, idées, senti-
ments, tout se ressemble. Il n'y existe plus de passions,
parce que les individualités ont disparu. Les rangs, les
esprits, les fortunes ont été nivelés, et nous avons tous pris
l'habit noir comme pour nous mettre en deuil de la France
morte. Nous n'aimons pas nos égaux. Entre deux amants, il
faut des différences à effacer, des distances à combler. Ce
cbarme de l'amour s'est évanoui en 1789 ! Notre ennui, nos
mœurs fades sont le résultat du système politique. Au moins,
en Italie, tout y est tranché. Les femmes y sont encore des
animaux malfaisants, des sirènes dangereuses, sans raison,
sans logique autre que celle de leurs goûts, de leurs appé-
tits, et desquelles il faut se défier comme on se défie des
tigres...
Madame Firmiani vint interrompre ce monologue dont le«
mille pensées contradictoires, inachevées, confuses, sont
intraduisibles. Le mérite d'une rêverie est tout entier dans
son vague, n'est-elle pas une sorte de vapeur intellectuelle?
^.^ Je veux, lui dit-elle en le prenant par le bras, vous
92 SCÈNES D£ LA VIE PRIVEE
' ■
présenter à une femme q^i sl \^ p^usi grand désir de vous
counaïtre d'après ce qu'elle entiend dire de vous.
Elle le conduisit dans un salon voisin, où elle lui montra,
par un geste, un sourire et un regard véritablement pari-
siens, une femme assise au coin de la cheminée.
— Qui est-vVJe ? demanda vivement le comte de Vande-
nesse.
— Une femme de qui vous vous êtes, certes, entretenu
plus d'une fois pour la louer ou pour en médire, une femme
qui vit Jans la solitude, un vrai mystère.
— Si vous avez jamais été clémente dans votre vie, de
grâce, dites-moi son nom?
— La marquise d'Aiglemont.
— Je vais aller prendre des leçons près d'elle; elle a su
faire d'un mari bien médiQcrc un pair de France, d'un
homme nul une capacité politique. Mais, dites-moi, croyez-
vous que lord Grenvillesoit mort pour elle, comme quelques
lemmes l'ont prétcnJu?
— Peut-être. Depuis cette aventure, fausse ou vraie, la
pauvre femme est bien changée. Elle n'est pas encore allée
dans le monde. C'est quelque chose, à Paris, qu'une con-
stance de quatre ans. Si vousla voyez ici... Madame Firmiani
s'arrêta; puis elle ajouta d'un air fin : — J'oublie que je dois
me taire. Allez causer avec elle.
Charles resta pendant un moment immobile, lo dos lé^çè-
remeut appuyé sur le chambranle de la porte, et tout occupé
à examiner une femme devenue célèbre saus que personne
pût rendre compte des motifs sur lesquels se fondait sa re-
nommée. Le monde offre beaucoup de ces anomalies cu-
rieuses. La réputation de madame d'Aiglemont n'était pas,
certes, plus extraordinaire que celle de certams hommes
toujours en travail d'une œuvre inconnue; statisticiens
tenus pour profonds sur la foi de calculs qu'ils se gardent
bien de publier, politiques qui vivent sur un article de jour-
nal, auteurs ou artistes dont l'œuvre reste toujours en porle-
fcuille, gens savants avec ceux qui ne connaissent rien à la
science, comme Sganarelle est latiniste avec ceux qui no
\i\ eut pas lo latin ; hommes auxquels on accorde uuo
LA FEIIME DE TRENTE ANS 93
e«pacité convenue sur un point, soit ]a direction des arts,
to\i une mission importante. Cet admirable mot : c*est une
tpédalité, semble avoir été créé pour ces espèces d'acéphales
politiques ou littéraires. Charles demeura plus longtemps en
contemplation qu'il ne le voulait, et fut mécontent d'être si
fortement préoccupé par une femme ; mais aussi la présence
de cette femme réfutait les pensées qu'un instant auparavant
le jeune diplomate avait conçues à l'aspect du bal.
La marquise, alors âgée de trente ans, était belle quoique
fréJe de forthes et (J'unq excessive délicatesse. Son plus
grand charme venait d'une physionomie dont le calme tra-
hissait une étonnante profondeur dans l'âme. Son œil plein
d'éclat, mais qui semblait voilé par une pensée constante,
accusait une vie fiévreuse ejt la résignation la plus étonduê.
Ses paupières, presque toujours chastement baissées vers la
terre, se relevaient rarement. Si elle jetait des regards au-
tour d'elle, c'était par un mouvement triste, et vous eussiez
dit qu'elle réservait le feu de ses yeux pour d'occultes con-
templations. Aussi tout homme supérieur se sentait-il cu-
rieusement aitiré vers celte femme douce et silencieuse. Si
l'esprit cherchait à deviner les mystères de la perpétuelle
réaction qui se faisait en elle du présent vers le passé, du
inonde à sa solitude, l'âme n'était pas moins intéressée 4
s'iniver aux secrets d'un cœur en quelque sorte orgueilleux
ée ses souffrances. En elle, rien d'ailleurs ne démentait les
idées qu'elle inspirait tout d'abord. Comme presque toutes
les fiemmes qui ont de très-longs cheveux, elle était pâle et
parfaitement blanche. Sa peau, d'une finesse prodigieuse,
symptôme rarement trompeur, annonçait une vraie sensi-
bilité, justifiée par la nature de ses traits qui avaient ce fi^l
merveilleux que les peintres chinois répandent sur leurs p-
gures fantastiques. Son cou était un peu long peut-être;
. mais ces sortes de cous sont les plus gracieux, et donnent
aiix l^?les (Je femmes de vagues affinités avec les magncHi-
ques ondulations du serpent. S'il n'existât pas un seul des
indices par lesquels les caractères les plus dissimulés se ré-
vèlent à l'observateur, il lui suffirait d'examiner attentive-
ment les geste» de la tête et les torsions du cou, si variées^
9/i SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
si expressives, pour juger une femme. Chez maddme d'Ai*
glemont, la mise était en harmonie avec la pensée qui do-
minait sa personne. Les nattes de sa chevelure largement
tressée formaient au-dessus de sa tête une haute couronne à
laquelle ne se mêlait aucun ornement, car elle semblait
avoir dit adieu pour toujours aux recherches de la toilette.
Aussi ne surprcnait-on jamais en elle ces petits calculs de co-
quetterie qui gâtent beaucoup de femmes. Seulement, quel-
que modesic que fût son corsage, il ne ciichait pas entière-
ment l'élégance de sa taille. Puis le luxe de sa longue robe
consistait dans une coupe extrêmement distinguée ; et, s'il
est permis de chercher des idées dans Tarrangement d'une
étoffe^ on pourrait dire que les plis nombreux et simples de
sa robe lui communiquaient une grande noblesse. Néan-
moins, peut-être trahissait-elle les indélébiles faiblesses de
la femme par les soins minutieux qu'elle prenait de sa mai»
et de son pied ; mais si elle les montrait avec quelque plai-
sir, il eût été difficile à la plus malicieuse rivale de trouver
ses gestes affectés, tant ils paraissaient involontaires, ou dus
à d'enfantines habitudes. Ce reste de coquetterie se faisait
même excuser par une gracieuse nonchalance. Cette masse
de traits, cet ensemble de petites choses qui font une femme
laide ou jolie, attrayante ou désagréable, ne peuvent être
qu'indiqués, surtout lorsque, comme chez madame d' Aigle-
mont, l'âme est le lien de tous les détails, et leur imprime
une délicieuse unité. Aussi son maintien s'accordait-il par*
faitemcnt avec le caractère de sa figure et de sa mise. A an
certain âge seulement, certaines femmes choisies savent
seules donner un langage à leur attitude. Est-ce le d»-
grin, est-ce le bonheur qui prête â la femme de trente aUi
à la femme heureuse ou malheureuse, le secret de cette con-
tenance éloquente? Ce sera toujours une vivante énigme
que chacun interprète au gré de ses désirs, de ses espéran-
ces ou de son système. La manière dont la marquise tenait
ses deux coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, €t
joignait les extrémités des doigts de chaque main en ayant
Tair déjouer; la courbure de son cou, le laisscr-alIcr de
son corps fatigué mais souple^ qui paraissait élégamment
LA FEMME DE TRENTE ANS 95
brisé dans le fauteuil, Tabandon de ses jambes, Tinsoueiance
de sa pose, ses mouvements pleins de lassitude, tout révé-
lait une femme sans intérêt dans la vie, qui n'a point connu
les plaisirs de Tamour, mais qui les a r^vés, et qui se
courbe sous les fardeaux dont l'accable sa mémoire; une
femme qui depuis longtemps a désespéré de l'avenir ou
d'elle-même, une femme inoccupée qui prend le vide pour
le néant. Charles de Vandenesse admira ce magnifique ta-
bleau, mais comme le produit d'un faire plus habile que ne
l'est celui des iemmes ordinaires. Il connaissait d'Aiglemont.
Au premier regard jeté sur cette femme, qu'il n'avait pas
encore vue, le jeune diplomate reconnut alors des dispro-
portions, des incompatibilités, employons le mot légal, trop
fortes entre ces deux personnes pour qu'il fût possible à la
marquise d'aimer son mari. Cependant madame d'Aigle-
mont tenait une conduite irréprochable, et sa vertu donnait
encore un plus haut prix à tous les mystères qu'un obser-
vateur pouvait pressentir en elle. Lorsque son premier mou-
vement de surprise fut passé, Vandenesse chercha la meil-
leure manière d'aborder madame d'Aiglemont, et, par une
ruse de diplomatie assez vulgaire, il se proposa de l'embar-
rasser pour savoir comment elle accueillerait une sottise.
— Madame, dit-il en s'asseyant près d'elle, une heureuse
indiscrétion m'a fait savoir que j'ai, je ne sais à quel titre,
le bonheur d'être distingué par vous. Je vous dois d'autant
plus de remercîmenls que je n'ai jamais été l'objet d'une
semblable faveur. Aussi scrcz-vous comptable d'un de mes
défauts. Désormais, je ne veux plus être modeste...
— Vous aurez tort, monsieur, dit-elle en riant, il faut
laisser la vanité à ceux qui n'ont pas autre chose à mettre
en avant.
Une conversation s'établit alors entre la marquise et le
jeune homme, qui, suivant l'usage, abordèrent en un mo-
ment une multitude de sujets : la peinture, la musique, la
littérature, la politique, les hommes, les événements et les
choses. Puis ils arrivèrent par une pente insensible au sujet
éternel des causeries françaises et étrangères, à l'amour,
aux sc*'?timents et aux femmes*
96 .çc|nes de la vie pRivfe
— Nous ^mm.es esclaves.
— Vou§ êtes reines.
J.es phr^es plus ou moins spirituelles dites par Charlej
et la marquise pouvaient se réduire à celte simple expres-
sion de tous les discours présents et là venir tenus sur cette
matière. Ces deux, phrases ne voudront-elles pas toujours
dire dans un temps donné : — Aimez-moi. — Je vous ni-
merai.
— Madame, s*écria doucement CharJes de Yandenesse,
vous me faites bien vivement regretter de quitter Paris. Je
ne retrouverai certes pas en Italie des heures ^ussi spiri-
tuelles que l'a été celle-ci.
— Vous rencontrerez peut-être le bonheur, monsieur, et
il vaut mieux que toutes les pensées brillantes, vraies ou
fausses, qui »e disent chaque soir à Paris.
Avant de saluer la marquise, Charles obtint la permission
d'aller lui faire ses adieux. Il s* estima très-heureux d'avoir
donné à sa requête les formes de la sincérité, lorsque le
soir, en se couchant, et le lendemain, pendant toute la jour-
née, il lui fut impossible de chasser le souvenir de cotte
femme. Tantôt il se demandait pourquoi la marquise l'avait
distingué ; quelles pouvaient être ses intentions en deman-
dant à le revoir; et il fit d'intarissables commentaires. Tantôt
il croyait trouver les motifs de cette curiosité, il s'enivrait
alors d'espérance, ou se refroidissait, suivant les interpréta-
tions par lesquelles il s'expliquait ce souhait poli, si vulgaire
à Paris. Tantôt c'était tout, tantôt ce n'était rien. Enfin, il
voulut résister au penchant qui l'entraînait vers madame
d'Aigïemoiit ; mais il alla chez elle. Il existe des pensées
auxquelles nous obéissons sans les connaître; elles sont en
nous à notre insu. Quoique cette réflexion puisse paraître
plus paradoxale que vraie, chaque personne de bonne foi
en trouvera mille preuves dans sa vie. En se rendant chez
ia marquise, Charles obéissait à l'un de ces textes préexis-
tants dont notre expérience et les conquêtes de notre esprit
iie sont, plus lard, que les développements sensibles.
Une femme de trente ans a d'irrésistibles attraits pour un
U FBMMli DE TRENTE ANS 07
^ne liomme; rien de plus nalurel, de pUiïfortcmeni y\scyv,
le mieux priîéiabli que Ips attadiemenis profonds donl lant
d'exemples nous sout offerls dans le monde enire une femme'
comme k marquise et un jeune homme lel que Vandcuesse,
En ePFei, une jeune fille a trop d'illusions, trop d'inespé-
ricnce, et le sese est trop complice de son amour, pour
qu'un jeune liommc puisse en Glre nalU, tandis qu'une
femme connaît toute l'i^tendue des sncriiices à faire. LA Où
l'une est entraînée par la euriosîli?, par des séductions étrao-
içères k celles de l'amour, l'sulre obtîit à un senlimenl
consciencieux- L'une cède, l'autre clioiail. Ce choi» n"ost-il
pas dCjfl une immense flallerio? Armée d'un savoir presque
toujours ch^remenl payé par des malheurs, en se donnant,
la femme expérimentée semble donner plus qu'elle-même;
tandis que la jeune fille, ignorante et cri^dulc, ne sachant
rien, ne [icut rien comparer, rien appn'cier; elle acceptit
l'amour et l'éludie. L'une nous instruit, nous conseille à un
âge où l'on aime à se laisser guider, oil l'obOissancs est un
plaisir ; l'autre veut tout apprendre el se montre naïve là où
l'autre est tendre. Celle-là ne vous présente qu'un seul
triomphe, celle-ci vous oblige à des combats perpétuels. La
première n'a que des larmes el des plaisirs ; la seconde A
dei voluptés et des remords, Pour qu'une jeune lille soil la
maîtresse, elle doit Cire trop corrompue, et on l'abandonne
alors avec horreur; tandis qu'une femme a mille moyens de
eonserver tout à la fois son pouvoir el sa dignité. L'une,
trop soumise, vous offre les tristes sécurités du repos; l'autre
perd trop pour ne pas demander à l'amour ses mille méla-
morphoses. L'une se désbonore toute seule ; l'autre tue k
voire profit une famille entière. La jeune fille n'a qu'une
coquetterie, et croit avoir tout dit quand elle a quilKi son
vêtement; mais la femme en a d'innombrables et se cache
sons mille voiles ; enfin elle c^iresse toutes les vanités, cl In
nuvice n'en flatte qu'une. Il s'émeut d'ailleurs des indéci-
sions, des terreurs, des cminiCB, des troubles el des orages
chez la femme de trente ans, qui ne se rencontrent jciDiais
dans l'amour d'une jeune lille. Arrivée h cet Age, la femms
demande â un jeune bonmie de lui restituer l'estime tju'olle
98 SCÈNES DK LA VIE PlUVÉB
lui a sacrifiée ; elle ne vit que pour lui , s'occupe de son
avenir, lui veut une belle vie, la lui ordonne glorieuse*, elle
obéit, elle prie et commande, s'abaisse et s'élève, et sait
consoler en mille occasions, où la jeune fille ne sait que gé-
mir. Enfin, outre tous les avantages de sa position, la femme
de trente ans peut se faire jeune fille, jouer tous les rôles,
être pudique, et s'embellir même d'un malheur. Entre elles
deux se trouve l'incommensurable difi^érence du prévu à
l'imprévu, de la force à la faiblesse. La femme de trente
ans satisfait tout, et la jeune fille, sous peine de ne pas être,
doit ne rien satisfaire. Ces idées se développent au cœur
d'un jeune homme, et composent chez lui la plus forte des
passions, car elle réunit les sentiments factices créés par les
mœurs, aux sentiments réels de la nature.
La démarche la plus capitale et la plus décisive dans la vie
des femmes est précisément celle qu'une fertimd regarde
toujours comme la plus insignifiante. Mariée, elle ùe s'ap-
partient plus, elle est la rciiio et l'esclave du foyer donies-
tique. La stdntoté des femmes est inconciliable avec les
devoirs et les libertés du niondo. Émanciper les femmes,
c'est les corrompre. En accordant à un étranger le droit
d'entrer dans le sanctuaire du ménage, n'est-ce pas se mettre
à sa merci? mais qu'une femme l'y attire, n'est-ce pas une
faute, ou, pour être plus exact, le commehcemeiit d'une
faute? Il faut accepter cette théorie dans toute sa rigueur,
ou absoudre les passions. Jusqu'à présent, en P.'-ance, la
société a su prendre un mczzo termine: elle se moque des
malheurs. Comme les Spaitiatcs qui ne punissîiieni que la
maladresse, elle Semble admettre le vol. Miiis peul-ôlrc ce
système est-il très-sage. Le nu-pris général constitue le plus
afti eux de tous les châtiments, en ce qu'il atteint là Ibiiiiiio
au cœur. Les femmes tiennent et doivent toujours tenir à
être honorées, car sans l'eslime elles n'existent plus. Aussi
est-ce le premier sentiment qu'elles demandent à l'amour.
La plus corrompue d'entre elles exige, môme avant tout,
une absolution pour le passé, en vendant son avenir, et
tâche de faire coniprendie à son amant qu elle échanj^^ô,
eoulrc d'irrcsibtibles l'éiicLtés> les houucuit» que le muudo lui
LA FEMME DE TRENTE ANS 00
refusera. ïl n*esl pas de femme qui, en recevant chez elle,
pour la. première fois, un jeune homme, et en se trouvant
seule avec lui, ne conçoive une de ces réflexions, surtout si,
comme Charles de VandenesSe .il est bien fait ou spirituel.
Pareillement, peu de jeunes gens manquent de fonder quel-
ques vœux secrets sur une des mille idées qui justifient leur
amour inné pour les femmes belles, spirituelles et malheu-
reuses comme Tétait madame d'Aiglemont. Aussi la mar-
quise, en entendant annoncer monsieur de Vandenesse,
fut-elle troublée ; et lui, fut-il presque honteux, malgré
Tassurance qui, chez les diplomates, est en quelque sorte de
costume. Mais la marquise prit bientôt cet air affectueux
sous lequel les femmes s'abritent contre les interprétationà
de la vanité. Cette contenance exclut toute arrière-pensée,
et fait pour ainsi dire la part au sentiment eh le tempérant
par les formes de la politesse. Les femmes se tiennent alorâ
aussi longtemps qu'elles le veulent dans cette positiod
équivoque, comme dans un carrefour qui mène également
au respect, à l'indifférence, à l'étonnement ou à la passion.
A trente ans seulement une femme peut connatlre les res-
sources de celte situation. Elle y sait rire, plaisanter, s'at-
tendrir sans se compromettre. Elle possède alors le tact
iiécessairè pour attaquer chez un homme toutes les cordeS
sensibles et pour étudier ses sons qu'elle en lire. Son silence
est aussi dangereux que sa parole. Vous ne devinez jamais
si, à cet âge, elle est franche ou fausse, si elle se moque ou
si elle est de bonne foi dans ses aveux. Après vous avoir
donné le droit de lutter avec elle, tout à coup, par un mot,
par un regard, par un de ces gestes dont la puissance leur
e?i connue, elles ferment le combat, vous abandonnent, et
restent maîtresses de votre secret, libres de vous imrtioler
par une plaisanterie, libres de s'occuper de vous, également
I)rotégées par votre faiblesse et par votre force. Quoique la
marquise se plaçât, pendant cette première visite, sur ce
terrain neutre, elle sut y conserver une haute dignité de
femme. Ses douleurs secrètes planèrent toujours sur sa
gaieté factice comme un léger nuage qui dérobe imparfaite-
meat le soleil. Yaùdenesse sortit après avoir éprouvé dans
100 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
cette conversation des délices inconnues ; mais il demeura
convaincu que la marquise était de ces femmes dont la
conquête coûte trop cher pour qu'on puisse entreprendre de
les aimer.
— Ce serait, dit-il en s'en allant, du sentiment à perte de
vue, une correspondance à fatiguer un sous-chef ambitieux!
Cependant, si je voulais bien... Ce fatal — Si je voulais bien!
a constamment perdu les entêtés. En France, l'amour-propre
mène à la passion. Charles revint chez madame d'Aiglemonl
et crut s'apercevoir qu'elle prenait plaisir à sa conversation.
Au lieu de se livrer avec naïveté au bonheur d'aimer, il
voulut alors jouer un double rôle. Il essaya de paraître
passionné, puis d'analyser froidement la marche de cette
intrigue, d'être amant et diplomate ; mais il était généreux
et jeune, cet examen devait le conduire à un amour sans
bornes; car, artificieuse ou naturelle, la marquise. était tou-
jours plus forte que lui. Chaque fois qu'il sortait de chez
madame d'Aiglemont, Charles persistait dans sa méfiance et
soumettait les situations progressives par lesquelles passait
son âme à une sévère analyse, qui tuait ses propres émo-
tions.
— Aujourd'hui, se disait-il à la troisième visite, elle m'a
fait comprendre qu'elle était très-malheureuse et seule dans
la vie, que sans sa fille elle désirerait ardemment la mort.
Elle a été d'une résignalion parfaite. Or, je ne suis ni son
frère ni son confesseur, pourquoi m'a-t-elle confié ses cha-
grins? Elle m'aime.
Deux jours après, en s'en allant, il apostrophait les mœurs
modernes.
— L'amour prend la couleur de chaque siècle. En 1822
il est doctrinaire. Au lieu de se prouver, comme jadis, par
des faits, on le discute, on le disserte, on le met en discours
de tribune. Les femmes en sont réduites à trois moyens •
d'abord elles mettent en question notre passion, nous refu-
sent le pouvoir d'aimer autant qu'elles aiment. Coquetterie I
véritable défi que la marquise m'a porté ce soir. Puis elles
se font très-malheureuses pour exciter nos générosités na-
luf elles ou notre amour-propre. Un jeune homme n' est-il pas
Il FEMME DE TRENTE ANâ 101
flaLli^ de consoler une grande infortune? Enfin eWes onl
manie de la virsçiniié I Elle a dû (lenser que je la croyais
toute neuve. Ha bonne fol peut devenir une excellente spi<-
«ulalion.
Mais un jour, après uvoir dpui3i5 ses pensées de (Ii'fiunce,
se demanda f'i la miirqiiise élïil sincère, si lant de sauf'
ices pouvaient Cire joules, pourquoi feindre de )a rfaigna-
lî Elle vivait dans une solitude profonde, et di'vorail en
Uleoce des cliagrins qu'elle laissait à peine deviner par
l'ascent plus ou moins contraint d'une interjeciion. Dfs ce
moment Charles prit un vif inldrËl k madame d'Alglemont.
Cependant, en venant ft un rendei-vous habituel qui leur
était devenu ni-ccssaire l'un à l'autre, heure rdscnée par
un mutuel instinct, Vandenesae trouvait encore sa maUreaso ,
plus habile que vraie, et son dernier mot était: — Décidé-
ment, celle femme est irès-adroiie. — 11 entra, vil li mar-
quise diins son attitude favorite, attitude pleine demélancolie;
elle leva les yeux sur lui sans faire un mouvemenl, et lui jeta
un de ces regards pleins qui resscmblenl à un sourire. ll~
dame d'Aiglemonl exprimait une conliaoce, une amilîâ vrt
mais point d'amour. Charles s'assit et ne put rien dire. Il <
était ému par une de ces sensations pour lesquelles il manque
un langage.
— Ou'iiveï-voua? lui dit.«lle d'un son de voin allondrie.
— Rien. Si, repriit-il, je songe à une chose qui ne vou
point encore occupée.
— Qu'csl-coî
— Mais... le congrès est Ani.
— Eli bien I dit-elle, vous devieï donc aller au congrftsî
Cae réponse directe était la plus éloquente el la plus délir
ite des di^clarations ; mais Charles ne la fil pas. La phyaii>-
lomie de madame d'Alglemont attestait une candeur d'amilié
qui détruisait loua les calculs de la vanité, toutes les espé-
runcPB de l'amour, toutes les détîances du diplomate ; elle
ignorait ou paraissait ignorer compléiemeot qu'elle fût d-
méc ; et lorsque Charles, tout confus, se replia sur liii-
pCme, il fut forcé de s'avouer qu'il n'avait rien fait ni rien
Ht qui autorisât cello feitiitic A le penser. Monsieur de Vim-
102 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
denesse trouva pendant cette soirée la marquise ce qu'elle
était toujours : simple et affectueuse, vraie dans sa douleur,
heureuse d'avoir un ami, fière de rencontrer une âme qui
sût entendre la sienne ; elle n'allait pas au delà, et ne sup-
posait pas qu'une femme pût se laisser deux fois séduire ;
mais elle avait connu l'amour et le gardait encore saignant
au fond de son cœur ; elle n'imaginait pas que le bonheur
pût apporter deux fois à une femme ses enivrements, car
elle ne croyait pas seulement à l'esprit, mais à l'âme; et,
pour elle, l'amour n'était pas une séduction, il comportait
toutes les séductions nobles. En ce moment Charles rede-
vint jeune homme, il fut subjugué par l'éclaf. d'un si grand
caractère, et voulue être initié dans tous les secrets de cette
existence flétrie par le hasard nlus que par une faute. Ma-
dame d'Aiglemont ne jeta qu'un regard à son ami en l'en-
tendant demander compte du surcroît de chagrin qui com-
muniquait à sa beauté toutes les harmonies de la tristesse;
mais ce regard profond fut comme le sceau d'un contrat
solennel.
— Ne me faites plus de questions semblables, dit-elle. Il
y a quatre ans, à pareil jour, celui qui m'aimait, le seul
homme au bonheur de qui j'eusse sacrifié jusqu'à ma propre
estime, est mort, et mort pour me sauver l'honneur. Cet
amour a cessé jeune, pur, plein d'illusions. Avant de me
hvrer à une passion vers laquelle une fatalité sans exemple
me poussa, j'avais été séduite par ce qui perd tant de jeunes
filles, par un homme nul, mais de formes agréables. Le
mariage effeuilla mes espérances une à une. Aujourd'hui j'ai
perdu le bonheur légitime et ce bonheur que l'on nomme
criminel, sans avoir connu le bonheur. Il ne me reste rien.
Si je n'ai pas su mourir, je dois être au moins fidèle h mes
souvenirs.
A ces mot, elle ne pleura pas, elle baissa les yeux et se
tordit légèrement les doigts, qu'elle avait croisés par son
geste habituel. Cela fut dit simplement, mais l'accent de sa
voix était l'accent d'un désespoir aussi profond que parais-
sait l'être son amour, et ne laissait aucune espérance à
Charles. Cette affreuse existence traduite en trois phrases
LA FEMME DE TRENTE ANS 103
et commentée par une torsion de main, cette forte douleur
dans une femme frêle, cet abîme dans une jolie tête, enfin
les mélancolies, les larmes d'un deuil de quatre années fasci-
nèrent Vandenesse, qui resta silencieux et petit devant cette
grande et noble femme; il n'en voyait plus les beautés
matérielles si exquises, si achevées, mais l'âme si éminem-
ment sensible. Il rencontrait enfin cet être idéal si fantas-
tiquement rêvé, si vigoureusement appelé par fcous ceux qui
mettent la vie dans une passion, la cherchent avec ardeur,'
et souvent meurent sans avoir pu jouir de tous ces trésors
rêvés.
En entendant ce langage et devant cette beauté sublime,
/Charles trouva ses idées étroites. Dans l'impuissance où il
était de mesurer ses paroles à la hauteur de cette scène, tout
à la fois si simple et si élevée, il répondit par des lieux com-
muns sur la destinée des femmes.
— Madame, il faut savoir oublier ses douleurs, ou se
creuser une tombe, dit-il.
Mais la raison est toujours mesquine auprès du sentiment,
Tune est naturellement bornée, comme tout ce qui est posi-
tif, et l'autre est infini. Raisonner là où il faut sentir est le
propre des âmes sans portée. Vandenesse garda donc le
silence, contempla longtemps madame d'Aiglemont et sortit.
En proie à des idées nouvelles qui lui grandissaient la femme,
il ressemblait à un peintre qui, après avoir pris pour types
les vulgaires modèles de son atelier, rencontrerait touj à
coup la Mnémosyne du Musée, la plus belle et la moins ap-
préciée des statues antiques. Charles fut profondément épri^.
\\ aima madame d'Aiglemont avec cette bonne foi de la jeu-
nesse, avec cette ferveur qui communique aux premières
passions une grâce ineffable, une candeur que l'homme m
fctrouve plus qu'en ruines lorsque plus tard il aime encore,
délicieuses passions, presque toujours délicieusement savou-
rées par les femmes qui les font naître, parce qu'à ce bel
âge de trente ans, sommité poétique de la vie des femmes,
elles peuvent en embrasser tout le cours et voir aussi bien
dans le passé que dans l'avenir. Les femmes connaissent
alors tout le prix de l'amour et en jouissent avec la crainte
104 SCENES DE LA VIE PRIVÉE
lie le perdre ; alors leur âme est encore belle de la jeunesse
qui les abandonne, et leur passion va se renforçant toujours
d'un avenir qui les effraye.
— J'aime, disait celte fois Vandenesse en quittant la mar-
quise, et pour mon malheur je trouve une femme attachée
à des souvenirs. La lutte est difficile contre un mort qui n'esl
plus là, qui ne peut pas faire de sottises, ne déplaît jamais,
et de qui l'on ne voit que les belles qualités. N'est-ce pas
vouloir détrôner la perfection que d'essayer à tuer les charmes
de la mémoire et les espérances qui survivent à un amant
perdu, précisément parce qu'il n'a réveillé que des désirs, tout
ce que l'amour a de plus beau, de plus séduisant?
Cette triste réflexion, due au découragement et à la crainte
de ne pas réussir, par lesquels commencent toutes les pas-
sions vraies, fut le dernier calcul de sa diplomatie expirante.
Dés lors il n'eut plus d'arrière-pensées, devint le jouet do
son amour et se perdit dans les riens' de ce bonheur inex-
plicable qui se repaît d'un mot, d'un silence, d'un vague
espoir. Il voulut aimer platoniquement, vint tous les jours
respirer l'air que respirait madame d'Aiglemont, s'incrusta
presque dans sa maison et l'accompagna partout avec la tyran-
nie d'une passion qui mêle son égoïsme au dévouement le
plus absolu. L'amour a son instinct, il sait trouver le che-
min du cœur comme le plus faible insecte marche à sa fleur
avec une irrésistible volonté qui ne s'épouvante de rien.
Aussi, quand un sentiment est vrai, sa destinée n'est-ellc
pas douteuse. N'y a-t-il pas de quoi jeter une femme dans
toutes les angoisses de la terreur, si elle vient à penser que
sa vie dépend du plus ou du moins de vérité, de force, de
persistance que son amant mettra dans ses désirs! Or, il
est impossible à une femme, à une épouse, à une mère, de
se préserver contre l'amour d'un jeune homme ; la seule
chose qui soit en sa puissance est de ne pas continuer à le
voir au moment où elle devine ce secret du cœur qu'une
femme devine toujours. Mais ce parti semble trop décisif
pour qu'une femme puisse le prendre à un âge où le ma-
riage pèse, ennuie et lasse, où l'affection conjugale est plus
— ''ède, si déjà même son mari D^ l'a pas abandonnée.
U F£MME DE TRENtE ANS 105
Laides, les femmes sont flattées par un amour qui les fait
belles ; jeunes et charmantes, la séduction doit être à la
hauteur de leurs séductions, elle est immense ; vertueuses,
un sentiment terrestrement sublime les porte à trouver je
ne sais quelle absolution dans la grandeur même des sacri-
fices qu'elles font à leur amant et de la gloire dans cette
lutte difficile. Tout est piège. Aussi nulle leçon n'est-elle
trop forte pour de si fortes tentations. La réclusion ordonnée
autrefois à la femme en Grèce, en Orient, et qui devient
de mode en Angleterre, est la seule sauvegarde de la morale
domestique ; mais, sous l'empire de ce système, les agré-
ments du monde périssent ; ni la société, ni la politesse, ni
l'élégance des mœurs ne sont alors possibles. Les nations
devront choisir.
Ainsi, quelques mois après sa première rencontre, madame
d'Aiglemont trouva sa vie étroitement liée à celle de Van-
denesse ; elle s'étonna, sans trop de confusion et presque
avec un certain plaisir, d'en partager les goûts et les pen-
sées. Avait-elle pris les idées de Vandenesse, ou Vandenesse
avait-il épousé ses moindres caprices ? elle n'examina rien.
Déjà saisie par le courant de la passion, celte adorable
femme se dit avec la fausse bonne foi de la peur : — Oh !
non I je serai fidèle à celui qui mourut pour moi.
Pascal a dit : « Douter de Dieu, c'est y croire. » De même,
une femme ne se débat que quand elle est prise. Le jour où
la marquise s'avoua qu'elle était aimée, il lui arriva de flotter
entre mille sentiments contraires. Les superstitions de
l'expérience parlèrent leur langage. Serait-elle heureuse ?
pourrait-elle trouver le bonheur en dehors des lois dont la
société fait, à tort ou à raison, sa morale ? Jusqu'alors, h\
vie ne lui avait versé que de l'amertume. Y avait-il un
heureux dénoûment possible aux liens qui unissent deux
êtres séparés par des convenances sociales ? Mais aussi le
bonheur se paye-t-il jamais trop cher? Puis ce bonheur si
ardemment voulu, et qu'il est si naturel de chercher, peut-
être le rencontrerait-elle enfin 1 La curiosité plaide toujours
la cause des amants. Au milieu de cette discussion secrète,
Vandenesse arriva. Sa présence fit évanouir le fantôme
106 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
métaphysique de la raison. Si telles sont les transformations
successives par lesquelles passe un sentiment même rapide
chez un jeune homme et chez une femme de trente ans, il
est un moment où les nuances se fondent, où les raisonne-
ments s'abolissent en un seul, en une dernière réflexion qui
se confond dans un désir et qui le corrobore. Plus la résis-
tance a été longue, plus puissante alors est la voix de l'amour.
Ici donc s'arrôle cette leçon ou plutôt cette étude faîte sur
Vécorché, s'il est permis d'emprunter à la peinture une de
SCS expressions les plus pittoresques ; car cette histoire
explique les dangers et le mécanisme de l'amour plus qu'elle
ne le peint. Mais dès ce moment, chaque jour ajouta des
couleurs à ce squelette, le revêtit des grûces de la jeunesse,
en raviva les chairs, en vivifia les mouvements, lui rendit
l'éclat, la beauté, les séductions du sentiment et les attraits
de la vie. Charles Irpuva madame d'Aiglemont pensive ; et
lorsqu'il lui eut dit de ce ton pénétré que les douces magies
du cœur rendirent persuasif : — Qu'avez-vous ? elle se garda
bien de répondre. Cette délicieuse demande accusait une
parfaite entente d'âme ; et, avec l'instinct merveilleux de la
femme, la marquise comprit que des plaintes ou l'expression
de son malheur intime seraient en quelque sorte des avances.
Si déjà chacune de ces paroles avait une signification enten-
due par tous deux, dans quel abîme n'allait-clle pas mettre
les pieds? Elle lut en elle-même par un regard lucide et
clair, se tut, et son silence fut imité par Vandenesse.
— Je suis souffrante, dit-elle enfin effrayée de la haute
portée d'un moment où le langage des yeux suppléa com-
plètement à l'impuissance du discours.
— Madame, répondit Charles d'une voix affectueuse mais
violemment émue, âme et cori)s, tout se tient. Si vous étiez
heureuse, vous seriez jeune et fraîche. Pourquoi refusez-
vous de demander à l'amour tout ce dont l'amour vous a
privée? Vous croyez la vie terminée au moment où, pour
vous, elle commence. Confiez-vous au^ soins d'un ami. Il
est si doux d'être aimé t
— Je suis déjà vieille, dit-elle, rien ne m'excuserait donc
de ne pas continuer à souffrir comme par le passé. D'ail-
lA FEMME DE TRENTE ANS 107
leurs, îl faut aime?, dites-vous ? Eh bien I je ne le dois ni
De le puis. Hors vous, dont l'amilié jette quelques douceurs
sur ma vie, personne ne me plaît, personne ne saurait
effacer mes souvenirs. J'accepte Un ami, je fuirais un ampnt.
Puis serait-il bien gc^néreux à moi d'échanger un cœur flétri
contre un jeune cteur, d'accueillir des illusions que je ne
|)uis plus partager, de causer un bonheur auquel je ne croi-
rais point, ou que je tremblerais de perdre ? Je répondrai»
peut-être par de l'égoïsme à son dévouement, et calculerais
quand il sentirait ; ma mémoire offenserait la vivacité de
ses plaisirs. Non, voyez-vous, un premier amour ne se rem-
place jamais. Enfin, quel homme voudrait à ce prix de mon
cœurî
Ces paroles, empreintes d'une horrible coquetterie, étaient
le dernier effort de la sagesse. — S'il se décourage, eh bien 1
je resterai seule et fidèle. Cette pensée vint au cœur de
cette femme, et fut pour elle ce qu'est la branche de saule
trop faible que saisit un oageur avant d'être pmpo'^té par le
courant. En entendant cet arrêt, Yandenesse laissa échapper
un tressaillement involontaire qui fut plus puissant sur le
cœ.ur de la marquise que ne l'avaient été toutes ses assi-
duités passées. Ce qui touche le plus les femmes, n'est-ce
pas de rencontrer en nous des délicatesses gracieuses, des
sentiments exquis autant que le sont les leurs ; car chcï
elles la grftce et la délicatesse sont les indices du vrai. Le
geste de Charles révélait un véritable amour. Madame d'Ai-
glemont connut lai force de l'affection de Vandenesse à la
force de sa douleur. Le jeune homme dit froidement : —
Vous avez peut- être raison. Nouvel amour, chagrin nouveau.
l*uis, il changea de conversation, et s'entretint de choses
indifférentes, mais il était visiblement ému, regardais ma-
aame d'Âiglemont avec une attention concentrée, comme
s'il l'eût vue pour la dernière fois. Enfin, il la quitta, en lui
disant avec émotion : — Adieu, madame.
— Au revoir, dit-elle avec cette coquetterie fine dont le
secret n'appartient qu'aux femmes d'élite. Il ne répondit
pas, et sortit.
Quand Charles ne fut plus là, que sa chaise vide parla
108 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
pour lui, elle eut mille regrets, et s6 trouva des torts. L»
passion fait un progrès énorme chez une femme au moment
où elle croit avoir agi peu généreusement, ou avoir blessé
quelque âme noble. Jamais il ne faut se défier des senti-
ments mauvais en amour, ils sont très-salutaires ; les femmes
ne succombent que sous le coup d'une vertu. Uenfer est
pavé de bonnes intentions, n'est pas un paradoxe de prédi-
cateur. Vandenesse resta pendant quelques jours sans ve-
nir. Pendant chaque soirée, à l'heure du rendez-vous habi-
tuel, la marquise l'attendit avec une impatience pleine de
remords. Écrire était un aveu ; d'ailleurs, son instinct lui
disait qu'il reviendrait. Le sixième jour, son valet de chambre
le lui annonça. Jamais elle n'entendit ce nom avec plus de
plaisir. Sa joie l'effraya.
— Vous m'avez bien punie I lui dit-elle*
Vandenesse la regarda d'un air hébété.
— Punie 1 répéta- t-il. Et de quoi ?
Charles comprenait bien la marquise ; mais il voulait se
venger des souffrances auxquelles il avait été en proie, du
moment où elle les soupçonnait.
— "Pourquoi n'êtes- vous pas venu me voir? demandâ-
t-elle en souriant.
— Vous n'avez donc vu personne ? dit-il pour ne pas
faire une réponse directe.
— Monsieur de Ronquerolles et monsieur de Marsay, le
petit d'Esgrignon, sont restés ici, l'un hier, l'autre ce ma-
lin, près de deux heures. J'ai vu, je crois, aussi madame
Firmiani et votre sœur, madame de Lislomère.
Autre souffrance 1 Douleur incompréhensible pour ceux
qui n'aiment pas avec ce despotisme envahisseur et féroce
dont le moindre effet est une jalousie monstrueuse, un per-
pétuel désir de dérober l'être aimé à toute influence étran-
gère à l'amour.
— Quoil se dit en lui-même Vandenesse, elle a reçu, elle
a vu des êtres contents, elle leur a parlé, tandis que je res-
tais solitaire, malheureux 1
Il ensevelit son chagrin et jeta son amour au fond de son
r, comme un cercueil à la mer. Ses pensées étaient de
LA FEMME DE TRENTE ANS 109
celles qu'on n'exprime pas ; elles ont la rapidité de ces
acides qui tuent en s'évaporant. Cependant son front se cou-
vrit de nuages, et madame d'Âiglemont obéit à l'instinct de
la femme en partageant cette tristesse sans la concevoir.
Elle n'était pas complice du mal qu'elle faisait, et Vande-
nesse s'en aperçut. Il parla de sa situation et de sa jalousie,
comme si c'eût été l'une de ces hypothèses que les amanl?
se plaisent à discuter. La marquise comprit tout, et fut alois
si vivement touchée qu'elle ne put retenir ses larmes. Dè;5
ce moment, ils entrèrent dans les cieux de l'amour. Le ciel
et l'enfer sont deux grands poèmes qui formulent les deu\
seuls points sur lesquels tourne notre existence : la joie on
la douleur. Le ciel n'est-il pas, ne sera-t-il pas toujours ud'î
image de l'infini de nos sentiment qui ne sera jamais peu<t
que dans ses détails, parce que le bonheur est un ; et l'en -
fer ne représente-t-il pas les tortures infinies de nos dou •
leurs dont nous pouvons faire œuvre <ie poésie, parce qu'elles
sont toutes dissemblables ?
Un soir, les deux amants étaient seuls, assis l'un près do
l'autre, en silence, et occupés à contempler une des plus
belles phases du firmament, un des ciels purs dans lesquels
les derniers rayons du soleil jettent de faibles teintes d'or
et de pourpre. En ce moment de la journée, les lentes dé-
gradations de la lumière semblent réveiller les sentiments
doux ; nos passions vibrent mollement, et nous savourons
les troubles de je ne sais quelle violence au milieu du calme.
En nous montrant le bonheur par de vagues images, la na-
ture nous invite à en jouir quand il est près de nous, ou
nous le fait regretter quand il a fui. Dans ces instants fer-
tiles en enchantements, sous le dais de cette lueur dont les
tendres harmonies s'unissent à des séductions intimes, il est
difficile de résister aux vœux du cœur qui ont alors tant de
magie ! alors le chagrin s'émousse, la joie enivre et la dou-
leur accable. Les pompes du soir sont le signal des aveux
et les encouragent. Le silence devient plus dangereux que
la parole, en communiquant aux yeux toute la puissance de
l'infini des cieux qu'ils reflètent. Si l'on parle, le moindre
mot possède une irrésistible puissance. N'y a-t-il pas alors
110 SCÈNES D£ LÀ VI£ PRIVEE
de la lumière dans la voix, de la pourpre dans le regard ?
Le ciel n'est-il pas comme en nous, ou ne nous semblc'-t-il
pas être dans le ciel? Cependant Vandenesse et Juliette,
car depuis quelques jours elle se laissait appeler ainsi fa-
milièrement par celui qu'elle se plaisait à nommer .Charles;
donc tous deux parlaient, mais le sujet primitif de leur con-
versation était bien loin d'eux ; et, s'ils ne savaient plus le
sens de leurs paroles, ils écoutaient avec délices les pen-
sées secrètes qu'elles couvraient. La main de la marquise
était dans celle de Vandenesse, et elle la lui abandonnait
sans croire que ce fût une faveur.
Us se penchèrent ensemble pourvoir un de ces majestueux
paysages pleins de neige, de glaciers, d'ombres grises qui
teignent les flancs de montagnes fantastiques ; un de ces
tableaux remplis de brusques oppositions entre les flammes
rouges et les tons noirs qui d'^corent les cieux avec une
inimitable et fugace poésie ; magnifiques langes dans lesquels
renaît le soleil, beau linceul où il expire. En ce moment, les
cheveu* de Juliette effleurèrent les joues de Vandenesse ; elle
sonf.il ce contact léger, elle en frissonna violemment, et lui
plus encore ; car tous deux étaient graduellement arrivés à
une de ces inexplicables criseà où le calme communique aux
sens une perception si fine, que le plus faible choc fait
verser des larmes et déborder la tristesse si le cœur e^t
perdu dans ses mélancolies, ou lui donne d'inefiables plai-
sirs s'il est perdu dans les vertiges de l'amour. Juliette
pressa presque involontairement la main de son ami. Cette
pression persuasive donna du courage à la timidité de
l'amant. Les joies de ce moment et les espérances do
l'avenir, tout se fondit dans une émotion, celle d'une pre-
mière caresse, du chaste et modeste baiser que madame
d'Aiglemont laissa prendre sur sa joue. Plus faible était la
faveur, plus puissante, plus dangereuse elle fut. Pour leui
malheur à tous deux^ il n'y avait ni semblant ni fausseté. C(
fut l'entente de deux belles âmes, séparées par tout ce qu
est loi, réunies par tout ce qui est séduction dans la ualuro
En ce moment le général d'Aiglemont entra.
•^ Le ministère est cbanji!,é« dii-U« Votre onde (ûi 4)ui lit)
LA fEMME DE TRENTE ANS lll
\ du nouveau caÎDÎnet. Ainsi, vous avez de bien belles chances
'^». ïour être ambassadeur, Vandenesse.
^ Charles et Julie se regardèrent en rougissant. Celle pu-
leur mutuelle fut encore un lien. Tous deux, ils eurent la
nênie pensée, le même remords ; lien terrible et tout aussi
ort entre deux brigands qui viennent d'assassiner un
homme qu'entre deux amants coupables d'un baiser. 11 fallait
Uiie réponse au marquis.
— Je rie veux plus quitter Paris, dit Charles t'andenesse.
— Nous savons pourquoi, répliqua le général eh affeclani
Ja finesse d'un homme qui découvre un secret. Vous ne
voulez pas abandonner voire oncle, pour vous faire décla-
l*er l'héritier de sa pairie.
La marquise s'enfuit dans sa chambre, en se disant sûr
son mari cet effroyable mot ; — Il est aussi par trop hôte !
IV
Le doigt de Dléa.
Entre la barrîière d'Italie et celle de la Santé, sur le bou-
levard intérieur qui mène au jardin des triantes, il existe
un^* perspective digne de ravir l'artiste ou le voyageur
le plus blasé sur les jouissances de la vue. Si vous atteignez
une légère éminence à partir de laquelle le boulevard, om-
bragé par de grands arbres touffus, tourne avec la grâce
d'une allée forestière verte et silencieuse; vousvbvez devant
vous, à vos pieds, un« vallée profonde, peuplée de fabriques
à demi villageoises, clair-semée de verdure, arrosée par les
câux brunes de la Bièvre ou des Gôbelins. Sur le versant
opposé, quelques milliers de toits, pressés comme lés iêtes
d'une foule, recèlent les misères du faubourg Sàîrit-lviarceau.
La liiagnifîque coupole du Panthéon, le dôihè terne et mé-
lancolique du Val-de-ijrràce dominent 6i*gueilleusèmerit
toute une ville en amphithéâtre dont les gràdihâ sont bizar-
rèiniuit dessinés par des rues tortueuses. De là, lès pro-
^uniûxàs aes deux monumeûtà semblent gi^^leàquès; cllei
112 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
écrasent et les demeures frôles et les plus hauts peupliers du
vallon. A gauche, l'Observatoire, à travers les fenêtres et
les galeries duquel le jour passe en produisant d'inexplicables
fantaisies, apparaît comme un spectre noir et décharné.
Puis, dans le lointain, l'élégante lanterne des Invalides
flamboie entre les masses bleuâtres du Luxembourg et les
tours grises de Saint-Su Ipice. Vues de là, ces lignes archi-
tecturales sont mêlées à des feuillages, à des ombres, sont
soumises aux caprices d'un ciel qui change incessamment
de couleur, de lumière ou d'aspect. Loin de vous, les édi-
fices meublent les airs; autour de vous, serpentent des
arbres ondoyants, des sentiers campagnards. Sur la droite,
par une large découpure de ce singulier paysage, vous
apercevez la longue nappe blanche du canal Saint-Martin,
encadré de pierres rougeâtres, paré de ses tilleuils, bordé
par les constructions vraiment romaines des Greniers d'a-
bondance. Là, sur le dernier plan, les vaporeuses collines
de Belleville, chargées de maisons et de moulins, confondent
leurs accidents avec ceux des nuages. Cependant il existe
une ville, que vous ne voyez pas, entre la rangée de toits
qui borde le vallon et cet horizon aussi vague qu'un souve-
nir d'enfance; immense cité, perdue comme un précipice
entre les cimes de la Pitié et le fatte du cimetière de l'Est,
entre la souffrance et la mort. Elle fait entendre un bruisse-
ment sourd semblable à celui de l'Océan qui gronde derrière
une falaise comme pour dire : — Je suis là. Si le soleil jette
ses flots de lumière sur cette face de Paris, s'il en épure,
s'il en fluidifie les lignes; s'il y allume quelques vitres, s'il
en égayé les tuiles, embrase les croix dorées, blanchit les
murs et transforme l'atmosphère en un voile de gaze ; s'il
crée de riches contrastes avec les ombres fantastiques; si le
ciel est d'azur et la terre frémissante, si les cloches parlent,
alors de là vous admirerez une de ces féeries éloquentes
que l'imagination n'oublie jamais, dont vous serez idolâtre,
affolé comme d'un merveilleux aspect de Naples, de Stam-
boul ou des Florides. Nulle harmonie ne manque à ce con-
cert. Là, murmurent le bruit du monde et la poétique paix
4c la solitude, la voix d'un million d'êlres et la voix de
LA FEiMME DE TkLnte ANS 113
Dîcu. Là gît une capitale couchée sous les paisibles cyprès
du Pêre-Lachaise.
Par une mcltinée de printemps, au moment où le soleil fai-
sait briller toutes les beautés de ce paysage, je les admi-
rais appuyé sur un gros orme qui livrait au vent ses fleura
jaunes. Puis à Paspect de ces riches et sublimes tableaux,
je pensais amèrement au mépris que nous professons, jusque
dans nos livres, pour notre pays d'aujourd*hui. Je maudis-
sais ces pauvres riches qui, dégoûtés de notre belle France,
vont acheter à prix d'or le droit de dédaigner leur patrie
en visitant au galop, en examinant à travers un lorgnon
les sites de cette Italie devenue si vulgaire. Je contemplais
avec amour le Paris moderne, je rêvais, lorsque tout à coup
le bruit d'un baiser troubla ma solitude et fit enfuir la phi-
losophie. Dans la contre-allée qui couronne la pente rapide
au bas de laquelle frissonnent les eaux, et en regardant au
delà du pont des Gobdins, je découvris une femme qui me
parut encore assez jeune, mise avec la simplicité la plus élé-
gante, et dont la physionomie douce semblait refléter le
gai bonheur du paysage. Un beau jeune homme posait à
terre le plus joli petit garçon qu'il fût possible de voir, en
sorte que je n'ai jamais su si le baiser avait retenti sur les
joues de la mère ou sur celles de TenfanL Une môme pen-
sée, tend.-e et vive, éclatait dans les yeux, dans les gestes,
dans le sourire des deux jeunes gens. Ils enlreîacc^rcnt
leurs bras avec une si joyeuse promptitude, et se rappro-
chèrent avec une si merveilleuse entente d? mouvement,
que, tout à eux-mêmes, ils ne s'aperçurent point de ma pré-
sence. 3Iais un autre enf» nt, mOconient, boudeur, et qu
leur tournait le dos, me j( ta des regards emproinls d'uni
expression saisissante. Laissant son frèfe courir seul, tanlôl
en arrière, tantôt en avant de sa mère et du jeune homme,
cet enfant, aussi beau, aussi gracieux que l'autre, mais plus
doux de formes, resta muet, immobile, et dans l'attitude
d'un serpent engourdi. C'était une petite fille. La prome-
nade de la jolie tè.lime et de son compagnon avait je ne
sais quoi de machinal. Se contentant, par distraction peut»-
011*0, de parcourir le faible espace qd se trouvait entre
I
llvj bCÈNES DK LA VIE PRIVÉE
suite se retourna brusquement avec le jeune homme, arra-
chèrent des larmes à Héiône. Elle kg diîvora siicncieuso-
mcnl, lança sur son frère un de ces regards profonds qui me
semblaient inexplicables, et contempla d'abord avec une
sinistre intelligence le talus sur le faîte duquel il était, puis
lu rivière de Bièvre, le pont, le paysage et moi.
le crai(;nis d'être aperçu par le couple joyeux, de qui j'au-
rais sans doute troublé l'entretien; je me retirai doucement,
et j'aillai me réfugier derrière une haie de sureau dont le
feui lage me d(^roba complètement à tous les regarJs. Je
m'assis tranquillement sur le haut du talus, en regardant
en silence et tour à tour, soit les beautés changeantes du
site, soit la petite tille sauvage qu'il m'était encore possible
d'entrevoir à travers les interstices de la haie et le pied des
sureaux sur lesquels ma tète reposait, presque au niveau du
boulevard. En ne me voyant plus, Hélène parut inquiète;
ses yeux noirs me cherchèrent dans le lointain de l'allée,
derrière les arbres, avec une indéfinissable curiosité. Qu'é-
tais-jo donc pour elle? En ce moment, les rires naffs de
Charles retentirent dans le silence comme un chant d'oiseau.
Le beau jeune homme, blond comme lui, le faisait danser
dans ses bras, et l'embrassait en lui prodiguant ces petits
mots sans suite et détournés de leur sens véritable que nous
adressons machinalement aux enfants. La mère souriait à.
ces jeux, et, de temps à autre, disait, sans doute à voix
basse, des paroles sorties du cœur; car son compagnon b'ar-
rrtait, tout heureux, et le regardait d'un œil bleu plein de
fou, plein d'idolâtrie. Leurs voix mêlées à celle de l'enfant
avaient je ne sais quoi de caressant. Ils ètai(?nt cUarniants
tous trois. Cette scène délicieuse, au milieu de ce magnifi-
que paysage, y répandait une incroyable suavité. Une femme»
belle, blanclie, rieuse, un enfant d'amour, un homme ravis-
sant de jeunesse, un ciel pur, enOn toutes les harmonies de
la nature s'accordaient pour réjouir l'âme. Je me surpris à
sourire, comme si ce bonheur était le mien. Le beau jeun^
homme entendit sonner neuf heures. Après avoir tendre-
ment emlMassésa compugne, devenue sérieuse et presque
Ui;»to, il i'eviut alors ym sou tilbury qui s'avuuvait leai^
LA ri.MME DE TKENTK ANS 115
avec attenlion, je remarquai dans les collerctles de leurs
chemises une dififérence assez frivole, mais qui plus tard me
révéla tout un roman dans le passé, tout un drame dans
Tavenir. Et c'était bien peu de chose. Un simple ourlet bor-
dait la collerette de la petite fille brune, tandis que de jolies
broderies ornaient celle du cadet, et trahissaient un secret
de cœur, une prédilection tacite que les enfants lisent dans
Tâme de leurs mères, comme si l'esprit de Dieu était en
eux. Insouciant et gai, le blond ressemblait à une petite
fille, tant sa peau blanche avait de fraîcheur, ses mouve-
ments de grâce, sa physionomie de douceur ; tandis que
Vaînée, malgré sa force, malgré la beauté de ses traits et
l'éclat de son teint, ressemblait à un petit garçon maladif.
Ses yeux vifs, dénués de cette humide vapeur qui donne
tant de charme aux regards des enfants, semblaient avoir
été, comme ceux des courtisans, séchés par un feu intérieur.
Enfin, sa blancheur avait je ne sais quelle nuance mate, oli-
vâtre, symptôme d'un vigoureux caractère. A deux reprises
son jeune frère était venu lui ofifrir, avec une grâce tou-
chante, avec un joli regard, avec une mine expressive qui
eût ravi Gharlet, le petit cor de chasse dans lequel il souf-
flait par instants; mais, chaque fois, elle n'avait répondu que
par un farouche regard à cette phrase : — Tiens, Hélène,
le veux-tu? dite d'une voix caressante. Et, sombre et terri-
ble sous sa mine insouciante en apparence, la petite fille
Ircssaillail et rougissait môme assez vivement lorsfjue son
frère approchait ; mais le cadet ne paraissait pas s'apercevoir
de l'humeur noire de sa sœur, et son insouciance, mêlée
d'intérêt, achevait de faire contraster le véritable caractère
de l'enfance avec la science soucieuse de l'homme, inscrite
déjà sur la figure de la petite fille, et qui déjà l'obscurcis-
sait de ses sombres nuages.
— Maman, Hélène ne veut pas jouer, s'écria le petit qui
saisit pour se plaindre un moment où sa mère et le jeune
homme étaient restés silencieux sur le pont des Gobelins.
— Laisse-la, Charles. Tu sais bien qu'elle est toujours
grognon.
Ces paroles, prononcées au hasard par la mère, qui ca-
113 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
suite se retourna brusquement avec le jeune homme, arra-
chèrent des larmes à Hélène, Elle les ddvora siîencieuse-
menl, lança sur son frère un de ces regards profonds qui me
semblaient inexplicables, et contempla d'abord avec une
sinistre intelligence le talus sur le faîte duquel il était, puis
la rivière de Bièvre, le pont, le paysage et moi.
le craignis d'être aperçu par le couple joyeux, de qui j'au-
rais sans doute troublé l'entretien ; je me retirai doucement,
et j'aillai me réfugier derrière une haie de sureau dont le
feuillage me déroba complètement à tous les regarJs. Je
m'assis tranquillement sur le haut du talus, en regardant
en silence et tour à tour, soit les beautés changeantes du
site, soit la petite fille sauvage qu'il m'était encore possible
d'entrevoir à travers les interstices de la haie et le pied des
sureaux sur lesquels ma tète reposait, presque au niveau du
boulevard. En ne me voyant plus, Hélène parut inquiète;
ses yeux noirs me cherchèrent dans le lointain de l'allée,
derrière les arbres, avec une indéfinissable curiosité. Qu'é-
tais-jc donc pour elle? En ce moment, les rires naïfs de
Charles retentirent dans le silence comme un chant d'oiseau.
Le beau jeune homme, blond comme lui, le faisait danser
dans ses bras, et l'embrassait en lui prodiguant ces petits
mots sans suite et détournés de leur sens véritable que nous
adressons machinalement aux enfants. La mère souriait à
ces jeux, et, de temps à autre, disait, sans doute à voix
basse, des paroles sorties du cœur; car son compagnon h'ar-
rCtait, tout heureux, et le regardait d'un œil bleu plein de
fou, plein d'idolâtrie. Leurs voix mêlées à celle de l'enfant
avaient je ne sais quoi de caressant. Ils étaient charmants
tous trois. Cette scène délicieuse, au milieu de ce magnifi-
que paysage, y répandait une incroyable suavité. Une femme,
belle, blanclie, rieuse, un enfant d'amour, un homme ravis-
sant de jeunesse, un ciel pur, enfin toutes les harmonies de
la nature s'accordaient pour réjouir l'âme. Je me surpris à
sourire, comme si ce bonheur était le mien. Le beau jeune
homme entendit sonner neuf heures. Après avoir tendre-
mont embrassé sa compagne, devenue sérieuse ctj)re$quo
Ui;»to, il revUit alors ve» sou tilbur/ qui s'avouçait lctti«-
U rnfME DR THENTE ANS 117
Hnect conduit par un vieux ilomeslique. Lp babil de l'en
^cihiîri se mftia aux licrnters baisers que lui donna le jeuno
homme. Piiï», quand celui-ci fut monta dans sa voi
la femme immobile écoula le lilbury roulani, en i
trace marquât par la poussi&rc nuageuse, dans la verte allée
du boutevari), Charles nccourul a sa sœur prCs du poni. ci
]' entendis qu'il lui disait d'une voix argentine : — Pourquoi
donc que lu d'cs pas venue dire adieu à mon bon a
En voyant son Tr^re «ur le penclianl du tulus, llt^l^ne Itjl
hm(;a le plus liorriblc regard qui jamais ait alluma les veux
d'un entant, ei le poussa par un mouvement de rage. Charles
glissa sur le versitnl rapide, y rencontra des racines qui le
^^ejettrcnl violemment sur les pierres coupantes du ti
^Hry fracassa le front; puis, tout sanglant, alla tomber dans
^^M au'x boueuses de la rivière. L'onde s'tfcarla en mille jei)
Hwuns souB sa jolie tfte blonde. J'enicndis les cris aîgus du
"^rauvre peiit; mais bieniôi ses accents se perdirent <!loiifféfl
d:in3 la vasc, où il disparut en rendant un son lourd comme
celui d'une pierre qui s'engouffre. L'Sclair n'est pas plus
prompt que ne le fut ci'tlc chute. Je me levai soudain ei
'escindis par un sentier. HélËne slupéfaite poussa des crîs
"rçnuls: — Maman 1 mami>n. Lamtreiïtait là, prfs de moj.
it volé comme un oiseau. Mais ni les yeux dois mère
liens ne pouvaient reconnaître la pl;ice où reofant
ïail cnsi^cli. L'eau noire bouillonnait sur un espace irr
Inpnse, Le lit de la Bif'vrc a, dans cet endroit, dix pieds i^
î. L'cnnml devait y mourir, il <!lail impossible de le sé-
'tr. A celle heure, un dimanulie, tout iJtuit en repos. La
pîfivre n'a ni bateaux ni pedieurs. Je ne vis ni perclies pou
%nder le ruisseau puant, ni personne dans le lointain. P«ur-
n donc aurais-je parlé de ce sluisire accident, ou dit l8
et de ce malheur^ llâliïne avait peut-être venj^â son
■. Sa jalousie était sans doute le glaive de Dieu. Cepen-
Itnl je frissonnai eu contemplant la mère. Quel épouvaii-
Iklile inicrrogaloire son mari, son juge éternel, n'allait-ij pas
Jaf faire subir? Bt elle traînait avec elle un témoin incotrup-
nblc. L'enfance a le front transparent, le leinl diaphane; et
p mensonge est, chw elle, comme une Itmnèrc qui Ini rou-
118 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
gît même le regard. La malheureuse femme ne pensait pas
encore au supplice qui Tattendait au logis. Elle regardait la
Bièvre.
Un semblable événement devait produire d'affreux reten-
tissements dans la vie d'une femme, et voici l'un des échos
les plus terribles qui de temps en temps troublèrent les
amours de Juliette.
Deux ou trois ans après, un soir, après dîner, chez le
marquis de Vandencsse alors on deuil de son père, et qui
avait une succession à régler, se trouvait un notaire. Ce no-
taire n'était pas le petit notaire de Sterne, mais un gros et
gras notaire de Paris, un de ces hommes estimables, qui
font une sottise avec mesure , mettent lourdement le pied
sur une plaie inconnue, et demandent pourquoi l'on se plaint.
Si, par hasard, ils apprennent le pourquoi de leur bôtise as-
sassine, ils disent : — Ma foi, je n'en savais rien! Enfin,
c'était un notaire honnêtement niais, qui ne voyait que des
actes dans la vie. Le diplomate avait près de lui madame
d'Aiglemont. Le général s'en était allé poliment avant la fin
du dîner pour conduire ses deux enfants au spectacle, sur
les boulevards, à l'Ambigu-Comique ou à la Gaîté. Quoique
les mélodrames surexcitent les sentiments, ils passent à Paris
pour être à la portée de l'enfance , et sans danger, parce
que l'innocence y triomphe toujours. Le père était donc
parti sans attendre le dessert, tant sa fille et son fils Ta-
vaieut tourmenté pour arriver au spectacle avant le lever
du rideau.
Le notaire, l'imperturbable notaire, incapable de se de-
mander pourquoi madame d'Aiglemont envoyait au specta-
cle ses enfants et son mari sans les y accompagner, était,
depuis le dlner^ comme vissé sur sa chaise. Une discussion
avait fait traîner le dessert en longueur, et les gens tardaient
à servir le café. Ces incidents, qui dévoraient un temps sans
doute précieux, arrachaient des mouvements d'impatience
à la jolie femme : on aurait pu la comparer à un cheval de
race piaffant avant la course. Le notaire qui ne se connais-
t ni en chevaux ni en femmes, trouvait tout bonucment
uise une vive et sémillante femme. Enchanté d'ôlre
■ La fehhe de thkntë ans 119
I dans la compagnie d'une (enime à la mode et d'un liomme
politique célôbre; ce notairo faisuil de l'esprit ; il prenait
pour une approbation le faux sourire de la mprquise, qu'il
impalicntait eonsidârablemeat, et il allait son iraiii. Di^jA l«
mallre de la maison, de coucert avec sa compagne, s'était
permis de garder à plusieurs reprises 1e silence là Où le no-
taire aUeadait une réponse élogieuse; mais, peudanl ces
repos significatifs, ee diable d'homme regardait le feu en
cherchant des anecdotes. Puis le diplomate avait en rcC'
A sa moQlre. EnSn , la jolie l'cmmc s'iîtait recoiffi-'e de
chapeau pour sortir, et ne sortait pas. Le notaire ne voyait,
n'entendait rien; il était ravi de lui-même, et sûr d'inl^cs-
ser assez la marquise pour la clouer \à. — J'aurai bien cer-
tainement celte Femme-là pour cliente, se disait-il.
La marquise se tenait debout, mettait ses gants, se tordait
les doigts et regardait alternativement le marquis do Van-
denesse qui partageait son impatience, ou le notaire qui
plombait chacun de ses traits d'esprit. A chaque jiause que
faisait le digne homme, le joli couple respirait en se disant
par un signe : — Enfm, il va donc s'en allerl Mais point.
C'était un cauchemar moral qui devHit finir par irriter les
deux personnes passiouni<es sur lesquelles le notaire agis-
sait comme un serpent sur des oiseaux, et les obligera
quelque brusquerie. Au beau milieu du récit des ignobles
moycDB par lesquels du Tillet, un homme d'affaires alors en
faveur, avait fait sa fortune, et dont les infamies étaient
scrupuleusement détaillées jiar le spirilu'^t notaire, le diplo- '
mate entendit sonner neuf heures À la pendule ; il vit que '
son notaire était bien décidément un imbécile qu'il fallait
tout uniment congédier, et il larréla résoIQment paru
geste.
— Vous Toutez les pincettes, monsieur le marquis? dit le
notaire en les présentant A son client,
— Non, monweur, je suis forcé de vous renvoyer. Ma-
dame veut aller rejoindre ses enfants, et je vais avoir l'hon-
neur de l'accompagner.
— Déjà neuf heures I le temps passa rommc l'ombre dans
120 SCÈNES DE LA VIE PRUTÉE
la compagnie des gens aimables, dit ]e notaire, qui parlait
tout seul depuis une heure.
Il chercha son chapeau, puis il vînt se planter devant la
cheminée, retint difficilement un hoquet, et dit à son client,
sans voir les regards foudroyants que lui lançait la marquise :
— Résumons-nous, monsieur le marquis. Les afftiires pas-
sent avant tout. Demain donc nous lancerons une assigna-
tion à monsieur votre frère pour le mettre en demeure, nous
procéderons à Tinventaire, et puis après, ma foi...
Le notaire avait si mal compris les inteîitions ide son client,
qu'il en prenait l'affaire en sens inverse des instructions que
celui-ci venait de lui donner. Cet incident était trop délicat
pour que Vandenesse ne rectifiât pas involontairement les
idées du balourd notaire, et il s'ensuivit une discussion qui
prit un certain temps.
-r- Écoutez, dit enfin le diplomate sur un signe que lui fit
la jeune femme, vous me cassez la tète, revenez demain à
neuf heures avec mon avoué.
— Mais j'aurai l'honneur devons faire observer, monsieur
le marquis, que nous ne sommes pas certains de rencontrer
demain monsieur Desroches, et si la mise en demeure n'est
pas lancée avant midi, le délai expire, et...
En ce moment une voiture entra dans la cour, et au bruit
qu'elle fit, la pauvre femme se retourna vivement pour ca-
cher des pleurs qui lui vinrent aux yeux. Le marquis sonna
pour faire dire qu'il était sorti; mais le général, revenu
comme à Timproviste de la Gaîté, précéda le valet de
chambre, et parut en tenant d'une main sa fille dont les
yeux étaient rouges, et de l'autre son petit garçon tout gri-
maud et fâché.
— Que vous est-il donc arrivé ? denaanda la femme à soi
mari.
— Je vous dirai cela plus tard, répondit le général en se
dirigeant vers un boudoir voisin dont la porte était ouverte
et où il aperçut les journaux.
La marquise impatientée se jeta désespérément sur un
canapé.
Le notaire, qui se crut obligé de faire le gentil avec les
LA fZ^UF. t
^Finfanl^. prit un ton mi|;nnrd pour dire au gnrcon ^ —US
bien, mon petit, que donnail-on A la comédie?
— La Va'ùée du torrent, répondit Gustave en grognunl.
— Foi (i'homme d'honneur, dit le notaire, les auteurs dir
nos jours sont i moilîi^ fousl La Vallée du torrenl! Poui-
(|uni pas le Torrent dt la vallée? il est possible qu'une
valk'en'ail pas de torrent, et en disant (e Torrent de la vallée,
tes auteurs auraient accusa quelque cliosc de net, de |iri<c!S,
de caractèris(<, de compréhensible. Mais laissons cola. Mnin-
lenant, comment peul-il se rencontrer un drame dans un
torrenl el dans une valide? Vous mo répondrez qu'aujour-
d'hui le principal attrait de ces sortes dp spectacles gît dtius
les di'coralions, et ce litre en indique de forl belles. Vous
Ôtes-vous bien amusé, mon pdit compi>rct ajouta-t-il en
«'asseyant devant l'enfant.
Au moment où le notaire doinanfla quel drame pouvait
se rencontrer au fond d'un lorrenl, la lillo de la marquise
se retourna lentement cl pleura, La mCre élall si yiolem-
mcnt contrariée qu'elle n'aperçut pas le mouvement de sa
fille.
— Oh! oui, monsieur, je m'amusais bien, répondit l'cn-
fanl. Il y avait dans la piftce un petit garçon biun geniil
qui é ail soiil au monde, parce que son papa n'avait pas pu
/>ice son père. Voilà que, quand ïl arrive en haut du pont
qui est sur un torrent, un grand vilam barbu, velu loul en
noir, le jclte dans l'eau. Hélf-ne s'psl mise alors a pleurer,
â S'ingloler; toute la salle a crié apris nous, et mon pfre
nous a bien vile, bien vile etnmen;S.,.
Monsieur de Vandencsso et la marquise resiJrenl lous
lieux stupiifaits, el comme saisis par un mal qui leur ûta la
force de penser et d'agir-
— Gustave, Uisei-vous donc, cria le général. Je vous ai
dérendu de parlereur ce qui s'est passé au spectacle, et VOUR
oubliez déjà mes recommandations.
— Que Volrc Soinncurje l'ejcuse, monsieur le n
Kle notaire, j'ai eu le lorl Je rinierrogcr, i
ruvilé Je...
122 SCÈNES DE LÀ VIE PKIVÉË
— Il devait ne pas répondre, dit le père en regardant son
hh avec froideur.
La cause du brusque retour des enfants et de leur père
parut alors être bien connue du diplomate et de la mar-
quise. La mère regarda sa fille, la vit en pleurs, et se leva
pour aller à elle ; mais alors son visage se contracta vio-
lemment et offrit les signes d'une sévérité que rien ne tem-
pérait.
— Assez, Hélène, lui dit-elle, allez sécher vos larmes
dans le boudoir.
— Qu'a-t-elle donc fait, cette pauvre petite? dit le no-
taire, qui voulut calmer à la fois la colère de la mère et les
pleurs de la fille. Elle est si jolie' que ce doit être la plus
sage créature du monde; je suis bien sûr, madame, qu'elle
ne vous donne que des jouissances. Pas vrai, ma petite?
Hélène regarda sa mère en tremblant, essuya ses larmes;
tâcha de se composer un visage calme, et s'enfuit dans le
boudoir.
— Et certes, disait le notaire en continuant toujours, ma-
dame, vous êtes trop bonne mère pour ne pas aimer éga-
lement tous vos enfants. Vous êtes d'ailleurs trop vertueuse
pour avoir de ces tristes préférences dont les funestes effets
se révèlent plus particulièrement à nous autres notaires. La
société nous passe par les mains ; aussi en voyons-nous les
passions sous leur forme la plus hideuse, Viniérét, Ici, une
mère veut déshériter les enfants de son mari au profit des
enfants qu'elle leur préfère; tandis que, de son c<\té,* le mari
veut quelquefois réserver sa fortune à l'enfant qui a mérité
la haine de la mère. Et c'est alors des combats, des craintes,
des actes, des contre-lettres, des ventes simulées, des^dei-
commis; enfin, un gâchis pitoyable, ma parole d'honneur,
pitoyable ! Là, des pères passent leur vie à déshériter leurs
enfants en volant le bien de leurs femmes... Oui, volant
est le mot. Nous parlions de drame ; ah ! je vous assure que
si nous pouvions dire le secret de certaines donations, nos
auteurs pourraient en faire de terribles tragédies bour-
geoises. Je ne sais pas de quel pouvoir usent les femmes
pour faire ce qu'elles veulent; car, malgré les apparences
LA PEMMË DE TRENTE ANS 123,
et leur faiblesse, c'est toujours elles qui remportent. Ah !
par exemple, elles ne m'attrapent pas, moi. Je devine lou-
eurs la raison de ces prédilections que dans le monde oi\
qualifie poliment d'indéfinissables ! Mais les maris ne se
devinent jamais, c'est une justice à leur rendre. Vous me
répondrez à cela qu'il y a des grâces d'ét...
Hélène, revenue avec son père du boudoir dans le salon,
écoutait attentivement le notaire, et le comprenait si bien,
qu'elle jetta sur sa mère un coup d'œil craintif en pressentant
avec tout l'instinct du jeune âge que cette circonstance
allait redoubler la sévérité qui grondait sur elle. La marquise
pâlit en montrant au marquis, par un geste de terreur, son
mari, qui regardait pensivement les fleurs du tapis. En ce
moment, malgré son savoir-vivre, le diplomate ne se con-
tint plus, et lança sur le notaire un regard foudroyant.
— Venez par ici, monsieur, lui dit-il en se dirigeant vive-
ment vers la pièce qui précédait le salon.
Le notaire l'y suivit en tremblant et sans achever sa
phrase.
— Monsieur, lui dit alors avec une rage concentrée le
marquis de Vandenesse, qui ferma violemment la porte du
salon où il laissait la femme et le mari, depuis le dîner vous
n'avez fait ici que des sottises et dit que des bêtises. Pour
Dieul allez-vous-en ; vous finiriez par causer les plus grands
malheurs. Si vous êtes un excellent notaire, restez dans
votre étude; mais si, par hasard, vous vous trouvez dans le
monde, tâchez d'y être plus circonspect...
Puis il rentra dans le salon, en quittant le notaire sans le
saluer. Celui-ci resta pendant un moment tout ébaubi, per-
clus, sans savoir où il en était. Quand les bourdonnements
qui lui tintaient aux oreilles cessèrent, il crut entendre des
gémissements, des allées et venues dans le salon, où les son-
nettes furent violemment tirées. Il eut peur de revoir le
comte, et recouvra l'usage de ses jambes pour déguerpir et
gagner l'escalier; mais, à la porte des appartements, il se
heurta dans les valets qui s'empressaient de venir prendre
les ordres de leur maître.
— Voilà comme sont tous ces grands seigneurs, se dit-il
12^ SCENES DE LA VIE PRIVEE
enfin quand il fut dans la rue à la recherche d'u4 cabriolet,
ils vous engagent à parler, vous y invitent par des compli-
menls; vous croyez les amuser, point du tout ! Ils vous font
des impertinences, vous mettent à dislance et vous y tlepf
même à !a porte sans se gêner. Enfin, j'étais fort spirituel ;
je n'ai rien dit qui ne fût censé, posé, convenable. Ma foi, il
me recommanrle d'ayoir plus de circonspections, je n'en
manque pas. Hé! diantre, je suis notaire et membre de ma
chambre. Bahl c'est une boutade d'embassadeur, rien n'est
sacré pour ces gens-là. Demain il m'expliquera comment je
n'ai fait chez lui que des bôtises el dit que des sottises. Je
lui demanderai raison ; c'est-à-dire je lui en demanderai la
raison. Au total, j'ai tort, peut-être... Ma foi, je suis bie»
bon de me casser la tête ! Qu'est-ce que cela me fait?
Le notaire revint chez lui, et soumit l'énigme à sa no-
taresse en lui racontant de point en point les événements di
la soirée.
— Mon cher Grotta, Son Excelleneo a eu parfaitement
raison en te disant que tu n'avais fait que des sottises et dit
que des bêtises.
— Pourquoi ?
— Mon cher, je le le dirais, que cela ne t'empêcherait pas
de recommencer ailleurs demain. Seulement, je te recom-
mande encore de ne jamais parler que d'affaires en société.
— Si tu ne veux pas me le dire, je le demanderai de-
main à...
— Mon Dieu, les gens les plus niais s'étudient à carher
ces choses-là, et tu crois qu'un ambassadeur ira te les dire!
Mais, Crottat, je ne t'ai jamais vu si dénué de sens,
— Merci, ma chère !
!■«• deuf renoontrefl.
Un ancien officier d'ordonnance de Napoléon, que nous
appelerons seulement îc marquis ou le général, cl qui sous
la restauration fil une haute fortune, élail venu passer les
LA FEMME DE TRENTE ANS 125
beaux jours à Versailles, où il habitait une maison de cam-
pagne situde entre Téglise et la barrière de Montreuil, sur
le chemin qui conduit à l'avenue de Saint-Cloud. Son ser
vice à la cour ne lui permetlail pas de s'éloigner de Paris.
' Élevé jadis pour servir d'asile aux passagères amours de
quelcpie grand seigneur, ce pavillon avait de très-vastes d(^-
^endânces. Les jardins au milieu desquels il était plaiô
Téloignaient également à droite et k gauche des premières
maisons de Montreuil et des chaumières construites aux en-
virons de la barrière; ainsi, sans élre par trop isolés, les
maîtres de cette propriété jouissaient, à deux pas d'ure ville,
de tous les plaisirs de la solitude. Par une étrange contra-
diction, la façade et la porte d'entrée de la maison donnaient
immédiatement sur le chemin, qui, peut être autrefois, était
peu fréquenté. Cette hypothèse paraît vraisemblable si l'on
vient â songer qu'il aboutit au délicieux pavillon bâti par
Louis XV pour mademoiselle de Romans, et qu'avant d'y
arriver, les curieux reconnaissent, çà et là, plus d'un casino
dont rintérieur et le décor trahissent les spirituelles dé-
bauches de nos aïeux, qui, dans la licence dont on les ac-
cuse, cherchaient l'ombre et le mystère.
Par une soirée d'hiver, le marquis, sa femme et ses en-
fants se trouvèrent seuls dans cette maison déserte. Leurs
gens avaient obtenus la permission d'aller célébrer à Ver-
sailles la noce de l'un d'entre eux; et, présumant que la
solennité de Noël, jointe à cette circonstance, leur oftVirait
une valable excuse auprès de leurs maîtres, ils ne faisaient
pas scrupule de consacrer à la fôie un peu plus de temps que
ne leur en avait octroyé l'ordonnance domestique. Cepen-
dant, comme le général était connu pour un homme qui
n'avait jamais manqué d'accomplir sa parole avec une in-
flexible probité, les réfractaires ne dansèrent pas sans quel-
ques remords quand le moment du retour fut expiré. Onze
heures venaient de sonner, et pas un domestique n'était ar-
rivé. Le profond silence qui régnait sur la campagne, per-
mettait d'entendre, par intervalles, la bise silflanl à traver-»
les branches noires des arbres, mugissant autour de la mai"
iODf OU s'engouô'raat daus içs longs corridorg^ («a gclé«
126 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
avait si bien purifié l'air, durci la terre et saisi les pavés, que
tout avait cette sonorité sèche dont les phénomènes nous
surprennent toujours. La lourde démarche d'un buveur at-
tardé, ou le bruit d'un fiacre retournant à Paris, retentis-
saient plus vivement et se faisaient écouter plus loin que
de coutume. Les feuilles mortes, mises en danse par quel-
ques tourbillons soudains, frissonnaient sur les pierres de la
cour de manière à donner une voix à la nuit, quand elle
voulait devenir muetle. C'était enfin une de ces âpres soirées
qui arrachent à notre égoïsme une plainte stérile en faveur
du pauvre ou du voyageur, et nous rendent le coin du feu
si voluptueux. En ce moment, la famille réunie au salon ne
s'inquiétait ni de l'absence des domestiques, ni des gens sans
foyer, ni de la poésie dont étincelle une veillée d'hiver. Sans
philosopher hors de propos, et confia» is en la protection d'un
vieux soldat, femmes et enfants se livraient aux délices
qu'engendre la vie intérieure quand les sentiments n'y sont
pas gênés, quand l'afifection et la franchise animent les dis-
cours, les regards et les jeux.
Le général était assis, ou, pour mieux dire, enseveli dans
une haute et spacieuse bergère, au coin de la cheminée, où
brillait un feu nourri qui répandait cette chaleur i)iquîinle,
symptôme d'un froid excessif au dehors. Appuyée sur le dos
du siège et légèrement inclinée, la tète de ce brave père
restait dans une pose dont l'indolence peignait un calme
parfait, un doux épanouissement de joie. Ses bras, à moitié
endomds, mollement jetés hors de la bergère, aclicvaicnt
d'exprimer une pensée de bonheur. Il contemplait le plus
petit de ses enfants, un garçon à peine âgé de cinq ans, qui
demi-nu, se refusait à se laisser déshabiller par sa mère. Le
bambin fuyait la chemise ou le bonnet de nuit avec lequel !
la marquise le menaçait parfois; il gardait sa collerette bro- ;
dée. riait à sa mère quand elle l'appelait, en s'apercevant
qu'elle riait elle-même de cette rébellion enfantine; il se
remettait alors à jouer avec sa sœur, aussi naïve, mais plus
malicieuse, et qui parlait plus distinctement, car les vagues
paroles et les idées confuses de l'enfant mutin , étaient à
peine intelligibles pour ses parents. La petite Moïua, soa
Hnfe de de deux ana, provoquait par dc3 agaceries di!jà fé-
minines d'inlerminables rires, qui parlaient comme dea fusées
et semblaient ne pas avoir de cause; mais A les voir tous
doux se roulant devant le feu, monlranl sans honte leurs
jolis corps potelés, leurs formes blanches et délicates, con-
foiKiant leur boucles de chevetores noire et blonde, beurianl
Icursvisages roses, où la joie traçait des fossettes ingénues,
certes un pare et surtout une mère comprenaient ces potitn
flrnes, pour eux déjà caractérisées, pour eux d(?jft passion-
nées. Ces deux anges faisaient pilir par les vives couleurs
de leurs yeux humides, de leurs joues briilanlef, de leur
icint blanc, les neurs du tapis moelleux, ce théâtre de leurs
ébats, sur lequel ils tombaient, se renversaient, se combal-
laieul, se roulaient sans danger. Assise sur une causeuse à
l'antre coin de la clieminéc, en face de son mari, la mËre
était antoarée de vêtements éjiars, ei restait, un soulier rouge
à la main, dans une attitude pleine de laisser-aller. Son in-
décise sévérité mourait dans un doux sourire gravé sur ses
lôvres. Agée d'environ trente-six ans, elle consei-vait encore
une beauté duc à la rare perfeciion des lignes de son visage,
auquel la cbalenr, la lumière el le bonheur prêtaient en ce
monient un écliil siirnuturcl. Souvent elle cessait de regarder
ses curants pour reporter ses yeux caressants sur la grave
li<;urc dc son mari; et parfois, en se rencontrant, les yeux
des deux époux écliangeaient de muellca jouissances et de
]Frnfoudes réflexions. Le général avait un visage fortement
b;i3.iiié. Son front large et pur était sillonné par quelques
mOclics de chcvc x grisonnants. Les mâles éclairs dc ses
yeux bleus, la bravoure inscrite dans les rides de ses
joues ilétries, annonçaient qu'il-avait actieté par de rudes
travaux \t< ruban rouge qui ilcurissuit la boutonnière de
son liiiliit. En ce moment les innocentes joies exprimées
|iitr SCS deux enfants se reflétaient sur sa pliysionomic vi-
goureuse et forme où perçaient une bonhomie, une can-
deur indicibles. Ce vieux capitaine était redevenu polit
lidns beaucoup d'efforts. N'y a-l-il pas toujours un peu d'a-
Er pour l'enfance cher, les soldats qui ont assez expéri-
lé les malheurs dc la vie pour avoir su teconnallre les
A
ii8 bCENiiS DÉ LA VIE PRIVÉE
misères de la force et les privilèges de la faiblesse ? Plus
loin, devant une table ronde cîclairt^e par des lampes
astrales dont les vives limières luttaient avec les lueurs
pâles des bougies placées sur la cheminée, était un jeune
garçon de treize ans qui tournait rapidement les i)agcs d'ua
gros livre. Les cris de son frère ou de sa sœur ne lui cau-
saient aucune distraction, et sa figure accusait la curiosité
de la jeunesse. Cette profonde préoccupation éiait justifiée
par les attachantes merveilles des 31ille et une Nuits et par
un uniforme de lycéen. Il restait immobile, dans une atti-
tude méditative, un coude sur la table et la tôle appuyée
sur Tune de ses mains, dont les doigts blancs tranchaient au
milieu d'une chevelure brune. La clarté tombant d'aplomb
sur son visage, et le reste du corps étant dans l'obscurité^
il ressemblait ainsi à ces portraits noirs ou Raphaël s'est
représenté lui-môme attentif, penché, songeant à l'avenir.
A côté dé cette table, une grande et belle jeune fille tra-
vaillait, assise devant un métier à tapisserie sur lequel se
penchait et d'où s'éloignait alternativement sa tôte aux che-
veux noirs abondants, et dont les masses arlistemeni lissées,
rélléchissaient la lumière. A elle seule Hélène était un
Epectacle. Sa beauté se distinguait par un rare caractère de
force et d'élégance. Quoique relevée de manière à dessiner
lies traits vifs autour de la tôte, la chevelur^ était si riche
et si puissante que, rebelle aux dents du peigne, elle se fri-
sait énergiquement à la naissance du cou. Ses sourciis,
très-fournis et régulièrement plantés, tranchaient avec la
blancheur de son front pur. Elle avait môme sur la lèvre su-
périeure quelques signes de courage qui figuraient une lé
gère teinte de bislre sous un nez grec dont les contour
étaient d'une exquise perfection. Mais la captivante rondeu
des formes, la candide exprosswn des autres traits, la trans-
parence d'une carnation délicate, la voluptueuse mollesse
det lèvres, le fini de l'ovale décrit par le visage, et surtout
la sainteté de son regard vierge, imprimaient à cette beauté
vigoureuse la suavité féminine, la modestie enchanterc^sse
que nous demandons à ces anges de paix et d'amour. S(ni-
Içiueut il n'y avait rieu de frôle daus celte jeune fillci ci son
LA FEMME UË TtlENTÊ ANS 13^
, «eur devait èire aussi doux, Son âme aussi torie que ses
't proporlioaa i^Uticnt magniliqucs et que sa figure élail al-
trayante. Ello iniilaîl le silence de son ïtvtê le lycéen, et
paraissait ea proie à l'une de ces fatales m l< dilations de
jeune fille, souv^nl impf néirablet! à l'observation d'un pèrt
ou mfimc à la sagacité dca m^res ; en sorte qu'il était im-
possiblo do savoir s'il fallail attribuer au jeu de la lumt6re
ou à des peines seerfiles les ombres capricieuses qui p,is-
saieot sur son visage comme de faibles nuées sur un ciel
Les deux alnds étaient ea ce moment coni pi élément ou-
bliés par le mari et par k femme. Cependant plusieurs lois
le coup d'œil interrogateur du général avait embrassé la
scSne muette qui, sur le second plan, offrait une gracieuse
i^alisalion des espérances écrites dans les tumultes enfan-
liiis placés sur le devant de ce tableau domestique. En
expliquant la vie humaine par d'insensibles gradations, ces
ti},'ures composaient une sorte de poCme vivant. Le luxcdei
accessoires qui décoraient le salon, la diversité des alli-
tuilcs, les oppositions ducs à des vËlcmcnts tous divers dû
couleur, les contrastes de ces visages si oaraclérisés par les
difTércnts Ages et par les ccTnlours que les lamiëres met-
taient en saillie, répandaient sur ces pages humaines toutes
les ricbcsses demandées aux sculpteurs, aux peintres, aux
écrivains. Enfin, le silence et l'hiver, la solitude et la nuil
pr/ltaienl leur majesté à celte sublime et naïve composition,
délicieux effet de la nature. La vie conjugale esl pleine de
ces heures sacrées dont le charme indéfinissable est dU
pculHÏtre à quelque souvenance d'un monde meilleur. Dci
rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortes de
scènes, destinées à payer à l'homme une partie de ses cha-
grins, à lui faire accepter l'existence. Il semble que l'uni-
vers soit la, devant nous, smis une forme enchanleressc,
qu'il déroule ses grandes iilL'es d'ordre, que la loi sociale
plaide pour ses bis en parlint de l'avenir.
Cepcndani, malgré le regard d'attendrissement jclé par
Iléli'nc sur Aboi cl nioliia quand (.'clalaîl une de leurs joies;
aialgré le bonheur peint sur H lucide ('^Lirelatsau'ol^ COB-
130 SGÈiNES DE luV VIK PRIVÉE
tcmplait furli\c»icut son porc, un sentiment do profonda
mélancolie était empreint dans ses gestes, dans son altitude
et surtout dans ses yeux voiles par de longues paupières. Ses
bîancbcs et puissantes mains, à travers lesquelles la lumière
p.ssail en leur eommuniq.uant une rougeur diaphane etpresque
Wiiidc, eh bien ! ses mains tremblaient. Une seule fois, sans
se défier mutuellement, ses yeux et ceux de la marquise se
heurtèrent. Ces deux femmes se comprirent alors par un re-
gard terne» froid, respectueux chez Hélène, sombre et me-
naçant chez la mère. Hélène baissa promptcmcnt sa vue sur
le métier, tira l'aiguille avec prestesse, et de longtemps ne
releva sa tête, qui sçmblait lui être devenue trop lourde à
porter. La mère était-elle trop sévère pour sa fiUcj et jugeait-
elle cette sévérité nécessaire? Était-elle jalouse de la beauté
d'Hélène, avec qui elle pouvait rivaliser encore, mais en dé-
ployant tous les prestiges de la toilette? Ou la lille avait-
elle surpris, comme beaucoup de filles quand elles deviennent
clairvoyantçs, des secrets que cette femme, en a])parence si
religieusement fidèle h ses devoirs, croyait avoir ensevelis
dans son cœur aussi profondément que dans une tombe?
Hélène était arrivée à un âge où la pureté de l'ûme porte
à des rigidités qui dépassent la juste mesure dans laquelle
doivent rester les sentiments. Dans cert-ains esprits, les fautes
prennent les proportions du crime; l'imagination réagit alors
sur la conscience ; souvent alors les jeunes filles exagèrent
la punilion en raison de l'étendue qu'elles donnent aux for-
faits. Héh'.ne paraissait ne se croire digne de personne. Un
secret de sa vie antéileure, un accident peut-ôtre, incompris
d'abord, mais développé par les susceptibilités de son in-
telligence sur laquelle influaient les idées religieuses, sem-
blait ravoir depuis peu comme dégradée romancsquement
à ses propres yeux. Ce changement dans sa conduite avait
commencé le jour où elle avait lu, dans la récente traduction
des théâtres étraiigois, la belle tragédie de Guillaume Tell,
par Schiller. Après avoir grondé sa lille de Liisser tomber le
volume, la mère avait remarqué que le ravage causé par
celte lecture dans l'iune d'Hélène venait de la 9cùxmî où le
poêle éialùii une. sorte de frat^çxuté entre Guilla^upu^. Tçli^
LA FEMME DE TRENTE ANS 131
qui verse le sang d'un homme pour sauver tout un peuple,
et Jean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie,
Hélène ne souhaitait plus d'aller au bal. Jamais elle n'avait
été si Ciiressantc pour son père, surtout quand la marquise
n'était pas t('moiii de ses cajoleries de jeune fille. Néan*
moins, s'il existait du refroidissement dans l'affection d'Hé-
lène pour sa mère, il était si finement exprimé, que le gé-
néral ne devait pas s'en apercevoir, quelque jaloux qu'il pût
être de l'union (jui régnait dans sa famille. Nul homme
n'aurait eu l'œil assez perspicace pour sonder la profondeur
de CCS deux cœurs féminins : l'un jeune et généreux, l'autre
sensible et fier; le premier, trésor d'indulgence; le second,
plein de finesse et d'amour. Si la mère conlristait sa fille
par un adroit despotisme de femme, il n'était sensible qu'aux
veux de la victime. Au reste, l'événement seulement fit
naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu'à cette nuit,
aucune lumière accusatrice ne s'était échappée de ces deux
ftmes ; mais entre elles et Dieu certainement il s'élevait
quelque sinistre mystère.
— Allons, iyDcl, s'écria la marquise en saisissant un mo-
ment où silencieux et fatigués Moïna et son frère restaient
immobiles; allons, venez, mon fils, il faut vous coucher...
Et, lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement
sur ses genoux.
— Comment, dit le général, il est dix heures et demie, et
pas un de nos domestiques n'est rentré? Ah! les compères^
Gustave, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, je ne t'ai
donné ce livre qu'à la condition de le quitter à dix heures;
lu aurais dû le fermer toi-même à l'heure dite et t'aller cou-
cher comme tu me l'avais promis. Si tu veux être un homme
remarquable, il faut faire de ta parole une seconde religion,
et y tenir comme à Ion honneur. Fox, un des plus grands
orateurs de l'Angleterre, était surtout remarquable par la
beauté de son caractère. La fidélité aux engagements pris
est la principale de ses qualités. Dans son enfance, son père»
un Anglais de vieille roche, lui avait donné une leçon assez
vigoureuse pour faire une éternelle impression sur l'esprit
à'un jeune enfant. A ton daei Fox venait, pendant les va*
132 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
cances, chez son père, qui avait^ comme tous les riches
Anglais, un parc assez considérahle autour de son château.
Il se trouvait dans ce parc un vieux kiosque qui devait être
abattu et reconslruit dans un endroit où le point de vue
4tait niagniljquc. Les enfants aiment beaucoup à voir dé-
molir. Le polit Fox voulait avoir quelques jours do vacances
de plus pour assister à la chute du pavillon; mais son père
exigeait qu'il rentrât au collège au jour lixd pour l'ouveriure
des classes ; de là brouille entre le père et le ûh, La m^re,
comme toutes les mamans, appuya le petit Fox. Le père
promit alors solennellement à son fils qu'il attendrait aux
vacances prochaines pour démolir le kiosque. Fox retourne
au colk^ge. Le père crut qu'un petit garçon distrait par ses
études oublierait cette circonstance, il fit abattre le kiosque
et le reconstruisit à l'autre endroit. L'entôté garçon ne son-
geait qu'à ce kiosque. Quand il vint chez son père, son pre-
mier soin fut d'aller voir le vieux bâtiment; mais il revint
tout triste au moment du déjeuner, et dit à son père : —
Vous m'avez trompé. Le vieux gentilhomme anglais dit avec
une confusion pleine de dignité ; — C'est vrai, mon fils,
mais je réparerai ma faute. Il faut tenir à sa parole plus qu'à
sa fortune, car tenir à sa parole donne la fortune, et toutes
les fortunes n'effacent pas la tache faite à la conscience par
un manque de parole. Le père fit reconstruire le vieux pa-
villon comme il était; puis, après l'avoir reconstruit, il
ordonna qu'on l'abattît sous les yeux de son fils. Que ceci,
Gustave, le serve de leçon.
Gustave, qui avait attentivement écouté son père, ferma
le livre à l'instant. Il se fit un moment de silence pendant
lequel le général s'empara deMoïna, qui se débattait contre
le sommeil, et la posa doucement sur lui. La petite laissa
rouler sa tôle chancelante sur la poitrine du père et s'y en-
dormit alors tout à fait, enveloppée dans les rouleaux dorés
de sa jolie chevelure. En cet instant, des pas rapides reten-
tirent dans la rue, sur la terre ; et soudain trois coups,
frappés à la porte, réveillèrcftt les échos de la maison. Ces
coups prolongés eurent i i accent aussi facile à comprendre
que le cri d'un homme en danger de mourir. Le chien de
LA FEMME DE TRENTE ANS 133
garde aboya d*un ton de fureur. Hélène, Gustave, le général
et sa femme tressaillirent vivement; mais Abel, que sa mère
achevait de coiffer, et Moïna ne s'éveillèrent pas.
— Il est pressé, celui-là, s'écria le militaire en déposant
sa fille sur la bergère,
11} sortit brusquement du salon sans avoir entendu la
prière de sa femme.
— Mon ami, n*y va pas...
Le marquis passa dans sa chambre à coucher, y prit une
paire de pistolets, alluma sa lanterne sourde, s' élan a vers
Tescalier, descendit avec la rapidité de Téclair, et se
trouva bientôt à la porte de la maison où son fils le suivit
intrépidemenv
— Qui est là? demanda-t-il.
— Ouvrez, répondit une voix presque suffoquée par des
respirations haletantes.
— Êles-vous ami?
— Oui, ami.
— Êles-vous seul?
— Oui, mais ouvrez, car ils viennent!
Un homme se glissa sous le porche avec la fantastique
vélocité d'une ombre aussitôt que le général eut entre-bàillé
la porte; et, sans qu'il pût s'y opposer, l'inconnu l'obligea
de la lâcher en la repoussant par un vigoureux coup de
pied, et s'y appuya résolument comme pour empêcher de la
rouvrir. Le général, qui leva soudain son pistolet et sa lan-
terne sur la poitrine de l'étranger afin de le tenir en res-
pect, vit un homme de moyenne taille enveloppé dans une
pelisse fourrée, v«Menicnt de vieillard, ample et traînant,
qui semblait ne pas avoir été fait pour lui. Soit prudence
ou hasard, le fugitif avait le front enlièrcment couvert par
un chapeau qui lui tombait sur les yeux.
— Monsieur, dit-il au général, abaissez le canon de vo*
.re pistolet. Je ne prétends pas rester chez vous sans votro
consentement; mais si je sors, la mort m'attend à la bar-
rière. Et quelle mort! vous en répondriez à Dieu. Je vous
demande l'hospitalité pour deux heures. Songez-y bien,
momieur, quelque suppliant que je sois, je dois commander
13& SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
avec le despotisme de la nécessité. Je veax rtrospitalité de
l'Arabie. Que je vous sois sacré: sinon, ouvrez, j'irai mou-
rir. Il nie faut le secret, un asile et de Teau. Oh! de l'eau?
répéla-t-il d'une voix qui râlait.
— Qui ôlcs-vous? demanda le général, surpris de ia vo-
lubilité fiévreuse avec laquelle parlait l'inconnu.
— Ah 1 qui je suis? Eh bien ! ouvrez, je m'éloigne, ré-
pondit Thomnie avec l'accent d'une infernale ironie.
Malgré l'adresse avec laquelle le marquis promenait les
rayons de sa lanterne, il ne pouvait voir que le bas de ce
visage, et rien n'y plaidait en faveur d'une hospitalité si
singulièrement réclamée; les joues étaient tremblantes,
livides, et les traits horriblement contractés. Dans l'ombre
projetée par le bord du chapeau, les yeux se dessinaient
comme deux lueurs qui firent presque pâlir la faible lu-
mière de la bougie. Cependant il fallait une réponse.
— Monsieur, dit le général, votre langage est si extraor-
dinaire, qu'à ma place vous...
— Vous disposez de ma vie, s'écria l'étranger d*un son
de voix terrible en interrompant son hôte.
— Deux heures, dit le marquis irrésolu.
— Deux heures, répéta l'homme.
Mais tout à coup il repoussa son chapeau d'un geste de
désespoir, se découvrit le front et lança, comme s'il voulait
faire une dernière tentative, un regard dont la vive clarté
pénétra l'âme du général. Ce jet d'intelligence et de volonlé
ressemblait à un éclair, et fut écrasant comme la foudre;
car il est des moments où les hommes sont investis d'un
pouvoir inexplicable.
— Allez, qui que vous puissiez être, vous serez en sArclé
sous mon toit, reprit gravement le maître du logis, qui cnil
obéir à l'un de ces mouvements instinctifs que l'homme ne
sait pas toujours expliquer.
— Dieu vous le rende, ajouta l'inconnu en laissant échn|)->
per un profond soupir.
— fttcs-vous armé? demanda le général.
Pour toute réponse, l'étranger lui donnant h peine le
temps do jeter un coup d'ccil sur sa pelisse, l'ouvrit cl la
LA FEMME DE TRENTE ANS 135
replia lestement.- Il dtait sans armes apparentes et dans le
costume d'un jeune homme qui sort du bal. Quelque rapide
que fût l'examen du soupçonneux militaire, il en vit assez
pour s'écrier : — Où diable avez- vous pu vous éclabousser
par un temps si sec?
— Encore des questions? répondit-il avec un air de hau-
teur.
En ce moment le marquis aperçut son fils et se souvint
de la leçon qu'H venait de lui faire sur la stricte exécution
de la parole donnée ; il fut si vivement contrarié de cette
circonstance, qu'il lui dit, non sans un ton de colùre :
— Comment, petit drôle, te trouves-tu là au lieu d'être
dans Ion lit?
— Parce que j'ai cru pouvoir vous être utile dans le dan-
ger, répondit Gustave.
— Allons, monte à ta chambre, dit le père adouci par la
réponse de son fils. Et vous, dit-il en s'adressant à l'in-
connu, suivez-moi.
Ils devinrent, silencieux comme deux joueurs qui se dé-
fient l'un de l'autre. Le général commença môme à conce-
voir do sinistres pressentiments. L'inconnu lui pesait déjà
sur le ca?ur comme un cauchemar; mais, dominé par la foi
du serment, il le conduisit à travers les corridors, les esca-
liers de sa maison, et le fit entrer dans une grande chambro
située au second étage, piécisément au-dessus du salon.
Celle l'irce inhabitée servait de séchoir en hiver, ne com-
muniquait à aucun appartement, et n'avait d'autre décora-
tion, sur ses quatre murs jaunis, qu'un méchant miroir laissé
sur la clîominée par le précédent propriétaire, et une grande
glace qui, s'étant trouvée sans emploi lors de l'emménage-
ment du marquis, fut provisoirement mise en face de la che-
minc'c. Le plancher de cette vaste mansarde n'avait jamais
été l)aluyé, l'air y était glacial, et deux vieilles chaises dé-
paillécs en composaient tout le mobilier. Après avoir posé
sa lanterne sur l'appui de la cheminée, le général dit à l'in-
connu : — Votre sécurité veut que cette misérable mansarde
vous serve d'asile. Et, connue vous avez ma parole pour le
secret, vous me permettrez de vous y enfermer.
156 SCÈNES DE Là VIE PRIVÉE
L*homme ba'ssa la tète en signe d'adhésion,
— Je n*ai demandé qu*un asile, le secret et Tean, ajoula-
t-il.
— Je vais vous en apporter, répondit le marquis qui ferma
la porte avec soin et descendit à tâtons dans le salon pour y
venir prendre un flambeau afin d'aller chercher lui-même
une carafe dans l'office.
— Eh bienl monsieur, qu'y a-t-il? demanda vivement la
marquise à son mari.
— Rien, ma chère, répondit-il d'un air froid.
— Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez de
conduire quelqu'un là-haut...
— Hélène, reprit le général en regardant sa fille qui leva
la tète vers lui, songez que l'honneur de votre père repose
sur votre discrétion. Vous devez n'avoir rien entendu.
La jeune fille répondit par un mouvement de tôle signifi-
catif. La marquise demeura tout interdite et piquée inté-
rieurement de la manière dont s'y prenait son mari pour lui
imposer silence. Le général alla prendre une carafe, un verre,
et remonta dans la chambre où était son prisonnier : il le
trouva debout, appuyé contre le mur, près de la cheminée,
la tète nue ; il avait jeté son chapeau sur une des deux
chaises. L'étranger ne s'attendait sans doute pas à se voir
si vivement éclairé. Son front se plissa et sa figure devint
soucieuse quand ses yeux rencontrèrent les yeux perçants
du général ; mais il s'adoucit et prit une physionomie gra-
cieuse pour remercier son protecteur. Lorsque ce dernier
eut placé le verre et la carafe sur l'appui de la cheminée,
finconnu ,après lui avoir encore jeté son regard flamboyant,
rompit le silence.
— Monsieur, dit-il d'une voix douce qui n'eut plus de con-
vulsions gutturales comme précédemment, mais qui néan-
moins accusait encore un tremblement intérieur, je vais vous
paraître bizarre. Excusez des caprices nécessaires. Si vous
restez là, je vous prierai de ne pas me regarder quand je
boirai.
Contrarié de toujours obéir à un homme qui lui déplai-
sait, le général se tourna brusquement. L'étranger tira da
LA FEMMB DE TAffifTS ANB < 187-^
Si) poche un mouchoir blanc, s'en cnvdloppa la main droite;
puis il saisit la carafe, et but J'iin trait l'eau qu'elle coMo-
nait. Sans penser à enfreindre son sermi^nt tacite, le marquis
regarda machinalement dans la glace ; mais alors la corres-
pondance (tes deux miroirs permettant k ses yeux de par-
failement embrasser l'inconnu, il vit le mouchoir se rougir
soudain par le contact des mains qui lîlaicnt pleines de sang,
— Ah I vous m'avez regarde, s'écria l'homme quand apn^s
avoir bu et s'être envelojipô dans son mnnleau il examina le
gi^ni'ral d'un air soupçonneux. Je suis perdu. Ils viennent,
les voici 1
— Je n'entends rien, dit le marquis.
— Vous n'f tes pas intéressé, comnje je suis, â écouter
dans l'espace.
— Vous vous fltes donc battu en due!, pour être ainsi cou-
vert de sangT dem.mdale géni^ral assez, ému en distinguant
la couleur des larges taches "dont les vêtements de son hôte
étaient imbibés.
— Oui, un duel, vous l'avez dit, répéta t'étrangeren lais-
sant errer sur ses livres un sourire amer.
En ce moment, le son des pas de plusieurs chevaux au
grand galop reieiHil dans le lointain ; mais ce bruit était
faible comme les premières lueurs du matin. L'oreille cxei^
c^e (lu général reconnut )a marche des chevaux disciplinés
par le régime de l'escadron,
— C'est la gendarmerie, dit-il.
Il jeta sur son prisonsiGr un regard de nature à dissiper
les doutes qu'il avait pu lui suggérer par son indiscrétion
involontaire, remporta la lumière et revint au salon. A peine
posait-il lu clef de la chambre haute sur la cheminée que le
bruit produit par ta cavalerie grossit et s'approcha du pa-
villon avec une rapidité qui le lit trcasaillir. En effet, les
chevaux s'arrôli^rcnt à la porte de la maison. Aprt^s avoir
échangé quelques paroles avec ses camarades, un cavalier
descendit, frappa rudement, et obligea le général d'aller ou-
vrir. Ce dernier ne fut pua maître d'une émotion secrftlofl
l'aspect de six gendarmes dont les chapeaux bordés d'argent
linlUimil à la clarté de la Uinc.
j
138 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
— Monseigneur, lui dit un brigadier, n'avez-vous pas
entendu tout à Theurc un homme courant vers la barricre?
' — V.crs la barricre ? Non.
— Vous n*avez ouvert votre porte à personne?
— Ai-je donc l'habitude d'ouvrir moi-même ma porte?...
— Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me
semble que...
— Ah çà, s* écria le marquis avec un accent de colère,
allez-vous me plaisanter? avez-vous le droit...
— Rien, rien, monseigneur, reprit doucement le briga-
dier. Vous excuserez notre zvle. Nous savons bien qu'un
pnir de France ne s'expose pas à recevoir un assassin à cette
heure de la nuit ; mais le désir d'avoir quelques renseigne-
ments...
— Un assassin ! s'écria le général. Et qui donc a été...
— Monsieur le baron de Mauny vient d'ôtre tué d'un
coup de hache, reprit le gendarme. Mais l'assassin est vi-
vement poursuivi. Nous sommes certains qu'il est dans les
environs, et nous allons le traquer. Excusez, mon général.
Le gendarme parlait en remontant fi cheval, en sorte
qu'il ne lui fut heureusement pas possible de voir la figure
du général. Habitué à tout supposer, le brigadier aurait
j)eul-ôtrc conçu des soupçons ti l'aspect de cette physiono-
mie ouverte où se peignaient si fidèlement les mouvements
de rûmc.
— Sait-on le nom du meurtrier? demanda le général.
— Non, répondit le cavalier. Il a laissé le secrétaire
plein d*or et de billets de banque, sans y toucher.
— C'est une vengeance, dit le marquis.
— Ah l bah 1 sur un vieillard?... Non, non, ce gaillard-là
n'aura pas eu le temps de faire sou coup.
Et le gendarme rejoignit ses compagnons, qui galopaient
déjà dans le lointain. Le général resta pendant un momcnl
en i)roie à des perplexités faciles ù comprendre. Bientôt
il entendit ses domeslicpjes qui revenaient en se disjni-
tant avec une sorte de chaleur, et dont les voix retemis-
saient dans îe carrefour de MontreuiL Quand ils arrivèrent,
sa colore, à laquelle il fallait un prétexte pour s'exhaler.
LA FEMME DE TRENTE ANS 139
tomba sur eux avec l'éclat de la foudre. Sa voix fit trem-
bler les échos de la maison. Puis il s'apaisa tout à coup,
lorsque le plus hardi, le plus adroit d'entre eux, son valet
de chambre, excusa leur retard en lui disant qu'ils avaient
été arrêtés à l'entrée de Montreuil par des gendarmes et
des agents de police en quête d'un assassin. Le général se
tut soudain. iPuis, rappelé par ce mot aux devoirs de sa sin-
gulière position, il ordonna sèchement à tous ses gens
d'aller se coucher aussitôt, en les laissant étonnés de la facilité
avec laquelle il admettait le mensonge du valet de chambre.
Mais pendant que ces événements se passaient dans la
cour, un incident assez léger en apparence avait changé la
situation des autres personnages qui figurent dans cette his-
toire. A peine le marquis était-il sorti que sa femme, jetant
alternativement les yeux sur la clef de la mansarde et sur
Hélène, finit par dire à voix basse en se penchant vers sa
fille : — Hélène, votre père a laissé la clef sur la cheminée.
La jeune fille étonnée leva la tête, et regarda timidement
sa mère, dont les yeux pétillaient de curiosité.
— Eh bien! maman? répondit-elle d'une voix troublée.
— Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. S'il y
a une personne, elle n'a pas encore bougé. Vas-y donc...
— Moi ? dit la jeune fille avec une sorte d'effroi.
— As-tu peur?
— Non, maman, mais je crois avoir distingué le pas d'un
homme.
— Si je pouvais y aller moi-môme, je ne vous aurais pas
priée démonter, llclcne, reprit sa mère avec un ton de di-
gnité froide. Si \otre père rentrait et ne me trouvait pas, il
me chercherait peut-être, tandis qu'il ne s'apercevra pas de
votre absence.
— Madame, répondit Hélène, si vous me le commandez,
j'irai; mais je perdrai restime de mon père..>
— Comment! dit la marquise avec un accent d'ironie.
Mais puisque vous prenez au sérieux ce qui n'était qu'une
plaisanterie, maintenant je vous ordonne d'aller voir qui est
U-baut. Voici la clef, mi\ iille î Votre père, en vous recoiu-
HO SCÈNES DE LA VIE PRIVÉB
mandant le silence sur ce qui se passe en ce momei
lui, ne vous a point interdit de monter à cette ch
Allez, et sachez qu'une mère ne doit jamais être juj
sa fille...
Après avoir prononcé ces dernières paroles ave<
la sévérilé d'une mère offensée, la marquise prit la
la remit à Hélène, qui se leva sans dire un mot et q
salon.
— Ma mère saura toujours bien obtenir son pardo
moi je serai perdue dans l'esprit de mon père. Veut-e
me priver de la tendresse qu'il a pour moi, me chî
sa maison ?
Ces idées fermentèrent soudain dans son imaginât!
dant qu'elle marchait sans lumière le long du corr;
fond duquel était la porte de la diambrc mystérieuse
elle y arriva, le désordre, de ses pensées eut quclqu
de fatal. Ceïte espèce de méditation confuse servit
déborder mille senliments contenus jusque-là dans so
Ne croyanl peut-être déjà plus à un heureux ave;
acheva, dans ce moment afireux, de désespérer de
Elle trembla convulsivement en approchant la clefd
rure, et son émotion devint même si forte, qu'elle
pendant un instant pour mettre la main sur son cœur,
si elle avait le pouvoir d'en calmer les battements p
et sonores. Enfin elle ouvrit la porte. Le cri dcsgor
sans doute vainement frappé l'oreille du meurtrier. (
son ouïe fût très fine, il resta presque collé sur le n
mobile et comme perdu dans ses pensées. Le c<
lumière projeté par la lanterne l'éclairait faibleme
ressemblait, dans cette zone de clair-obscur, ù ces :
statues de chevaliers, toujours debout à l'encoigi
quelque tombe noire sou3 les chapelles gotliiqi
gouttes de sueur froide sillonnaient son front jaune «
Une audace incroyable brillait sur ce visage fortemc
tracté. Ses yeux de feu, fixes et secs, semblaient con
un combat dans l'obscurité qui était devant lui. Des
tumultueuses passaient rapidement sur cette face, de
pression ferme et précise indiquait une âme supériei
t
LA FEMME DE TRENTE ANS IZjl
corps, son attitude, ses proportions, s'accordaient avec son
génie sauvage. Cet homme était tout force et tout puissance,
et il envisageait les ténèbres comme une visible image de
son avenir. Habitué à voir les figures énergiques des géants
qui se pressaient autour de Napoléon, et préoccupé par une
curiosité morale, le général n'avait pas fait attention aux
singularités physiques de cet homme extraordinaire; mais,
sujette, comme toutes les femmes, aux impressions exté-
rieures, Hélène fut saisie par le mélange de lumière et
d'ombre, de grandiose et de passion, par un poétique chaos
qui donnait à l'inconnu l'apparence de Lucifer se relevant
de sa chute. Tout à coup la tempête peinte sur ce visage
s'apaisa comme par magie, et l'indéfinissable empire dont
l'étranger était, à son insu peut-être, le principe et l'effet, se
répandit autour de lui avec la progressive rapidité d'une
inondation. Un torrent de pensées découla de son front au
moment où ses traits reprirent leurs formes naturelles.
Charmée, soit par l'étrangeté de cette entrevue, soit par le
mystère dans lequel elle pc^nétrait , la jeune fille put alors
'Khnirer une physionomie douce et pleine d'intérêt. Elle resta
pendant quelque temps dans un prestigieux silence et en
proie à des troubles jusqu'alors inconnus à sa jeune âme.
Mais bientôt, soit qu'Iiélène eût laissé échapper une excla-
mation, eût fait un mouvement; soit que l'assassin, reve-
nant du monde idéal au monde réel, entendît une autre
respiration que la sienne, il tourna la tête vers la fille de
son hôte, et aperçut indistinctement dans l'ombre la figure
sublime et les formes majestueuses d'une créature qu'il dut
prendre. pour un ange, à la voir immobile et vague comnr.e
une apparition.
— Monsieur! dit-elle d'une voix palpitante.
Le meurtrier tressaillit.
— Une femme! s'écria-t-il doucement. Est-ce possible?
Éloignez-vous, reprit-il. Je ne reconnais à personne le droit
de nie plaindre, de m'absoudre ou de me^ condamner. Je
dois vivre seul. Allez, mon enfant, ajouta-t-il avec un
geste de souverain, je reconnaîtrais mal le service que me
re&d le maître de cette maison, si ^e hissais une scuLe dei
142 SCÈNES DE LA VIE l'RIVÉS
personnes qui riuibilcnt respirer le môme air que moi. A
faut me soimietlre aux lois du monde.
Cette dernière phrase fut prononcée à voix basse. En
achevant d'embrasser par sa profonde intuition les miscîrfts
que réveilla cotte idée mélancolique, il jeta sur IlélcQC un
regard de serpent, et remua dans le cœur de celte singu-
lière jeune iîllc un monde de pensées encore endormi chei
elle. Ce fut comme une lumière qui lui. aurait éclairé des
pays inconnus. Son ûme fut terrassée, subjuguée, sans qu'elle
trouvât la force de se défendre contre le pouvoir maf^é-
tique de ce regard, quelque involontairement lancé qu'il fût.
Honteuse et trcmblanle, elle sortit et ne revint au salon
qu'un instant avant le retour de son père, en sorte qu'elle
ne put rien dire à sa mère.
Le général, tout préoccupé, se promena silencieusement,
les bras croisés, allant d'un pas uniforme des fenôlres qui
donnaient sur la rue aux fenêtres du jardin. Sa femme ear^
dait Aboi ondonni. Moïna, posée sur la bergôre com
oiseau dans son nid, sommeillait insouciante. La sœuramce
tenait une pelote de soie dans une main, dans l'autre une
aiguille, et contemplait le feu. Le profond silcDce qtti ré-
gnait au salon, au riehors et d.ms la maison, n'était inter-
rompu que par les pas traînants dos domestiques, qui allôreni
se coucher un i\ un ; par quel«iues rires étouffés dernier
écho de leur joie et de la fête nuptiale; puis encore par
les poftes do leurs chambres respectives, au moment où ils
les ouvrirent on se parlant les uns aux autres, et quand ib
les fermeront. Quelques bruits sourds retentirent encoK
auj^iè.^ (l's li:s. Une chaise tomba. La toux d'un vieux toehcr
résonna faiblement et se tut. Mais bientôt la sombre m>
josté qui éclate dans la nature endormie î\ minuit domina
partout. Les étoiles seules brillaient. Le froid avait saisi b
terre. Pas un être ne parla, ne remua. Seulement le fea
brui^'sait, comme pour faire comprendre la profondeur d«
silence. L'horlogtî de Monlreuil sonna une heure. En d
moment dos pas extrêmement légers retentirent faîblemeii
duns l'étaj^o supérieur. Le marquis et sa fille, certains d'a-
voir onferiiié ropsr.ssin de monsieur de Muuny, aUrîbu^Jttf
LA ÏEMME DE TRENTE ANS 1!j3
ce? moiivemcnls à une des femmes, et ne furent pas clonnés
d'entendre ouvrir les perles de la pièce qui précédait le
salon. Tout à coup le meurtrier apparut au milieu d'eux.
La stupeur dans laquelle le marquis était plongé, la vive
curiosilé de la mère et l'étonnement de la fille lui avant
permis d'avancer presque au milieu du salon, il dit au gé-
néral d'une voix singulièrement calme et mélodieuse : —
Monsieur, les deux heures vont expirer.
— Vous ici ! s'écria le général. Par quelle puissance?
Et, d'un terrible regard, il interrogea sa femme et ses en-
fants. Hélène devint rouge comme le feu. — Vous, reprit le
militaire d'un ton pénétré, vous au milieu do nous ! Un as-
sassin couvert de sung ici I Vous souillez ce tableau 1 Sor-
tez ! sortez ! ajoula-t-il avec un accent do fureur.
Au mot d'assassin, la marquise jeta un cii. Quant h Hé-
lène», ce mot sembla décider de sa vie, sou visage n'accusa
pas le moindre étounement. Elle semblait avoir attendu cet
homme. Ses pensées si vastes eurent un sens. La punition
que le ciel réservait h ses fautes éclatait. Se croyant aussi
criminelle que l'était cet homme, la jcuno fille le regarda
d'un œil serein ; elle était sa compagne, sa sœur. Pour elle,
un commandement de Dieu se manifestait dans cette cir-
consiance. Quelques années plus tard, la raison aurait fait
justice de ses remords; mais en ce moment ils la rendaient
insensée. L'étranger resta immobile et froid. Un sourire
de dédain se peignit dans ses traits et sur ses larges lèvres
rouges.
— Vous reconnaissez bien mal la noblesse de mes procé-
dés envers vous, dit-il lentement. Je n'ai pas voulu toucher
de mes mains le verre dans lequel vous m'avez donné do
'l'eau pour apaiser ma soif. Je n'ai pas même pensé à laver
mes mains sanglantes sous votre toit, et j'en sors n'y ayant
laissé de mon crime (à ces mots ses lèvres se comprimèrent)
que ridée, en essayant de passer ici sans laisser de trace.
Enfin je n'ai pas même permis ù votre fille de...
— Ma fille 1 s'écria le général en jetant sur Hélène un
coup d'œil d'horreur. Ah 1 malheureux, sors ou je te tue,
«— Les deux heures ne sont Daa ûxpirécs. Vous ne pou-
ilili SCÈNES DE LA VIE PRIViS
vcz ni me tuer ni me livrer sans perdre votre estime é(.««
la mienne.
A ce dernier mot, le militaire essaya de contempler lo
crimin>?l ; mais il fut oblige de baisser les yeux^ il se sen-
tait hors d'élat de soutenir l'insupportable éclat d'un regard
qui, pour la seconde fois, lui désorganisait l'àme. II craignit
de mollir encore en reconnaissant que sa volonté s'affaiblis-
sait déjà.
— Assassiner un vieillard I Vous n'avez donc jamais vu
de famille? dit-il eu lui montrant d'un geste paternel sa
femme et ses enfants.
— Oui) un vieillard, répéta l'inconnu dont le front se
contracta légèrement.
— FuNCz I s'écria le général sans oser regarder son hôte.
Notre pacte est rompu. Je ne vous tuerai pas. Non I je ne
serai jamais le pourvoyeur de Técbafaud. Mais sorte/, vous
nous faites horreur.
— Je le sais, répondit le criminel avec résignation. Il n'y
a pas de terre en France où je puisse poser mes pieds avec
sécurité; mais, si la justice savait, comme Dieu, juger let
spécialités ; si elle daignait s'enquérir qui, de Tassassin oo
de la victime, est le monstre, je resterais fièrement parmi
les hommes. Ne devinez-vous pas des crimes antérieurs efaci
un homme qu'on vient de hacher? Je me suis fait jug^ et
bourreau, j'ai remplacé la justice humaine impuîssanie*
Voilà mon crime. Adieu, monsieur. Mal;<ré ramcrtumc*
vous avez jetée dans votre hospitalité, j'en garderai le sou-
tenir. J'aurai encore dans Tàme un sentiment de rco
sance pour un homme dans le monde, cet homme estvt i.*<
Mais je vous aurais voulu plus généreux.
Il alla vers la porte. En se moment la jeune fille se pcn-
clia vers sa mère et lui dit un mot à l'oreille.
— Ah I... Ce cri échappé à sa femme fît tressaillir leeé*
néral, comme s'il eût vu Moïna morlc. Hélène était del
et le meurtrier s'était instinctivement retourné, mom
sur sa figure une sorte d'inquiétude pour cette famille*
— Qu'avcz-vous, ma chère ? demanda le marquis.
i— iîéiène veut le suivre, dit-elle.
U FEMME DE TRENTE ANS 1^5
Le meurtrier rougit.
— Puisque ma mère traduit si mal une exclamation pres-
que involontaire, dit Hélène à voix basse, je réaliserai ses
vœux.
Après avoir jeté un regard de fierté presque sauvage an-
tour d'elle, la jeune fille baissa les yeux et resta dans une
admirable altitude de modestie.
— Hélène, dit le général, vous êtes allée là-haut dans la
chambre où j'avais mis...?
— Oui, mon père.
— Hélène, demanda-t-il d'une voix altérée par un trem-
blement convulsif, est-ce la première fois que vous avez vu
cet homme ?
— Oui, mon père.
— Il n'est pas alors naturel que vous ayez le dessein
de...
— Si cela n'est pas naturel, au moins cela est vrai, mon
père.
— Ah ! ma fille?... dit la marquise à voix basse, mais do
manière que son mari Tentendît. Hélène , vous mentez à
tous les principes d'honneur, de modestie, de verin, que
j'ai tâché de développer dans votre cœui». Si vous n'avez
été que mensonge jusqu'à cette heure fatale, alors vous
n'êtes point regrettable. Est-ce la perfection morale do eel
inconnu qui vous tente? serait-ce l'espèce de puissance né-
cessaire aux gens qui coinmctteut un crime?... Je vous es-
time trop pour supposer...
— Oh 1 supposez tout, madame, répondit Hélène d'un ton
froid. A
Mais, malgré la force de caractôw^nt elle faisait preuve
en ce moment, le feu de ses yeux absorba difficilement les
larmes qui roulèrent dans ses yeux. L'étranger devina le
langage do la mère par les pleurs de la jeune fille, et lança
son cou]^ d'œil d'aigle sur la marquise, qui fut obligée, par
un irrésistible pouvoir, de regarder ce terrible séducteur^,,
Qr» c^and \os yeux de cette femme rencontrèrent/ les yeux
Clairs et luisants de cet homme, elle éprouva dans l'itme un
frisson semblable à la commotion qui nous saisit à raspcc(}
^0
U6 SCENES DE LA VIE PRIVÉE
d'un reptile, ou lorsque nous touchons à une bouteille de
Leyde.
— Mon ami, cria-t-elle à son mari, c'est le démon ! li
devine tout...
Le général se leva pour saisir un cordon de sonneilc.
— Il vous perd, dit Hélène au meurtrier.
L'inconnu sourit, fit un pas, arrêta le bras du marquis, le
força de supporter un regard qui versait la stupeur, et le
dépouilla de son énergie.
— Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nous se-
rons quittes. Je vous épargnerai un déshonneur en me li-
vrant moi-même. Après tout, que ferais-je maintenant de
la vie ?
— Vous pouvez vous repentir, répondit Hélène eu lui
adressant une de ces espérances qui ne brillent que dans
les yeux d'une jeune fille.
— Je ne me repentirai jamais, dit le meurtrier d'une voix
sonore et en levant fièrement la tête.
— Ses mains sont teintes de sang, dit le père à sa fille.
— Je les essuierai, répondit-elle.
— Mais, reprit le général, sans se hasardera lui montrer
Tinconnu, savez-vous s'il veut de vous seulement?
Le meurtrier s'avança vers Hélène, dont la beauté, quelque
chaste et recueillie quelle fût, était comme éclairée par une
lumière intérieure dont les reflets coloraient et mettaient,
pour ainsi dire, en relief les moindres traits et les lignes
les plus délicates ; puis, après avoir jeté sur cette ravissante
créature un doux regard, dont la flamme était encore ter-
rible, il dit en trahissant une vive émotion : — N'est-ce pas
vous aimer pour vous-même et m' acquitter des deux heures
d'existence que m'a vendues votre père, que de me refuser à
votre dévouement?
— Et vous aussi, vous me repoussez ! s'écria Hélène avec
un accent qui déchira les cœurs. Adieu donc à tous, je vais
aller mourir I
— Qu'est-ce que cela signifie ? lui dirent ensemble son
père et sa mère.
Elle resta silencieuse pt baissa les yeux après avoir inter«
LA FEMME DE TRENTE ANS 1^7
rogé la marquise par un coup d'œil élo»|uent. Depuis le
moment où le général et sa femme avaient essayé de com-
ballrc far la parole ou par l'aclion l'étrange privilège que
rinconnu s'arrogeait en restant au milieu d'eux, et que ce
dernier leur avait lancc) rétourdissanle lumière qui jaillis-
sait de ses yeux, ils étaient soumis à une torpeur inexpli-
cable : et leur raison engourdie les aidait mal à repousser
la puissance surnaturelle sous laquelle ils succombaient.
Pour eux l'air était devenu lourd, et ils respiraient diffici-
Icir.cnt, sans pouvoir accuser celui qui opprimait ainsi,
aiioiqu'une \oix intérieure ne leur laissât pas ignorer que
CCI l.omnic magique était le principe de leur impuissance.
Au milieu de celle agonie morale le général devina que
ses efforts devaient avoir pour objet d'influencer la raison
cbancelante de sa fille ; il la saisit par la taille, et la transporta
dans l'embrasure d'une croisée, loin du meurtrier.
— Won enfant chérie, lui dit-il à voix basse, si quelque
amour étrange était né tout à coup dans ton cœur, ta vie
pleine d'innocence, ton âme pure et pieuse m'ont donné
trop (le preuves de caractère, pour ne pas te supposer l'éner-
gie nécessaire à dompter un mouvement de folie. Ta con-
clu i le cache donc un mystère. Eh bien I mon cœur est un
cœur plein d'indulgence, tu peux tout lui confier ; quand
môme lu le déchirerais, je saurais, mon enfant, taire mes
souffrances et garder à ta confession un silence fidèle.
Voyons, es-tu jalouse de notre affection pour les frères ou
ta jeune sœur? As- tu dans l'âme un chagrin d'amour? Es-tu
malheureuse ici? Parle, explique -moi les raisons qui te
poussent à laisser ta famille, à l'abandonner, à la priver de
son plus grand charme, à quitter ta mère, les frères, ta
petite sœur.
— Mon père, répondit-elle, je ne suis ni jalouse ni amou-
reuse de personne, pas même de votre ami le diplomate,
monsieur de Vandenesse.
La marquise pâlit, et sa fille, qui l'observait, s*arr6(a.
— Ne dois-jc pas loi ou tard aller vivre sous la prolcc»
lion d'un homme ?
— Cela est 'y rai.
148 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
— Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, h qticl être
nous lions nos destinées? Moi, je crois on cet homme.
— Enfant, dit le général en élevant la voix, tu ne songe*
pas à toutes los souffrances qui vont t'assaillir.
— Je pense aux siennes...
— Quelle vie ! dit le père.
— Une vie de femme, répondit la fille en murmurant.
— Vous êtes bien savante, s'écria la marquise en retrou-
vant la parole.
— Madame, les demandes me dictent les réponses; mais,
si vous le désirez, je parlerai plus clairement.
— Dites tout, ma fille, je suis mère. — Ici la fille regarda
la mère, et ce regard fit faire une pause 4 la marquise. —
Hélène, je subirai vos reproches si vous en avez à me faire,
plutôt que de vous voir suivre un homme que tout Je monde
fuit avec horreur.
— Vous voyez bien, madame, que sans moi il serait seul.
^- Assez, madame, s'écria le général; nous n'avons plu»
qu'une fille! et il regarda Moïna, qui dormait toujours. —
Je vous enfermerai dans un couvent, ajoula-t-il, en se tour-
nant vers H<}lène.
— Soit! mon père, répondit-elle avec un calme désespé-
rant; j'y mourrai. Vous n'êtes comptable de ma vie cl ùa
son âme qu'à Dieu.
Un profond silence succéda soudain à ces paroles, Les
spectateurs de cette scène , où tout froissait les sentiments
vulgaires de la vie sociale, n'osaient se regarder. Tout à
coup le marquis aperçut ses pistolets, en saisit un, l'arma
lestement et le dirigea sur l'étranger. Au bruit que fh la
Daltcrie, cet homme se retourna, jeta son regard calme et
perçant sur le général dont le bras, détendu par une invin-
cible mollesse, tomba lourdement, et le pistolet roula sur le
tapis.
— Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutte ef-
froyable, vous êtes libre. Embrassez votre mère, si elle y
consent. Quant à moi, je ne veux plus ni vous voir ni vous
entendre...
hA VEMUE D£ TRENTE ANS 149
— Hélène 1 dit la mère à la jeune fille, pensez donc qu**
vous serez dans la misère.
Une espèce de rAle, parti de la large poitrine du metir^
trier, attira les regards sur lui. Une expression d(5daigneuse
était peinte sur sa figure.
— L'hospitalité que je vous ai donnée me coûte cher !
s'écria le général en se levant. Vous n'avez tué , tout à
l'heure, qu'un vieillard; ici, vous assassinez toute une fa-
mille. Quoi qu'il arrive, il y aura du malheur dans celte
maison.
— Et si votre fille est heureuse? demanda le meurtrier
en regardant fixement le militaire.
— Si elle est heureuse avec vous , répondit le père, ea
faisant un incroyable effort; je ne la regretterai pas.
Hélène s'agenouilla timidement devant son père, et 2ui
dit d'une voix caressante : — mon père I je vous aime
et vous vénère, que vous me prodiguiez des trésors de votre
bonté ou les rigueurs de la disgrâce... Mais, je vous en
sui)plie, que vos dernières paroles ne soient pas des paroles
de colère.
Le général n'osa pas contempler sa fille. En ce moment
l'étranger s'avança, et jetant sur Hélène un sourire où il y
avait à la fois quelque chose d'infernal et de céleste : --
Vous, qu'un meurtrier n'épouvante pas , ange de miséri-
corde, dit-il, venez, puisque vous persistez à me coafier
votre destinée.
— Inconcevable! s'écria le père.
La marquise îança sur sa fille un regard extraordinaire^
çllui ouvrit leslDras. Hélène s'y précipita en pleurant.
— Adieu, dit-elle, adieu, ma mère !
Hélène fit hardiment un signe à l'étranger, qui tressaillit.
Après avoir baisé la main de son père, embrassé précipitam-
ment, mais sans plaisir, Moïna et le petit Abel, elle dispa-
rut avec le meurtrier.
— Par où vont-ils? s'écria le général en écoutant les m%
des deux fugitifs. — Madame, rcprit-il en s'adressant à sa
femme, je crois rêver ; cette aventure me cadîc un mystère.
Vous devez le savoir
150 . SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
La marcpiise frissonna.
— Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille <îtaît
devenue extraordinairement romanesque et singulièrement
9xalt(;e. Malgré mes soins à combattre cette tendance de son
caractère...
— Cela n'est pas clair...
Mais, s'imaginant entendre dans le jardin les pas de sa
SUe et de l'étranger, le général s'interrompit pour ouvrir
précipitamment la croisée.
— Hélène I cria-t-il.
Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine pro-
phétie. En prononçant ce nom, auquel rien ne répondait
plus dans le monde, k général rompit, comme par enchan-
tement, le ciiarme auquel une puissance diabolique l'avait
soumis. Une sorte d'esprit lui passa sur la face. 11 vit clai-
rement la scène qui venait de se passer, ot maudit sa fai-
blesse qu'il ne comprenait pas. Un frisson chaud alla de son
cœur à sa tôte, à ses pieds; il redevint lui-môme, terrible,
aflumé de veangeance, et poussa un effroyable cri.
— Au secours I au secours 1...
Il courut aux cordons des sonnettes, les tira de manière
à les briser, après avoir fait retentir des tintements étranges.
Tous ses geus s'éveillèrent en sursaut. Pour lui, criant tou-
jours, il ouvrit les fenêtres de la rue, appela les gendarmes,
trouva ses pistolets, les tira pour accélérer la marche des
cavaliers, le lever do ses gens et la venue des voisins. Les
chiens reconnurent alors la voix de leur maître et aboyèrent,
les chevaux hennirent et piaffèrent. Ce fut un tumulte affreux
au milieu de cette nuit calme. En descendant par les csca-
liors pour courir après sa fille, le général vit ses gens épou-
vantés qui arrivaient de toutes paris.
— Ma fille? Hélène est . .îevée. Allez dans le jardin I
Gardez la rue ? Ouvrez à la gendarmerie I A l'assassin I
Aussitôt il brisa par un effoi t de rage la chaîne qui rete-
nait le gros chien de garde-
— Hélène I HélGne 1 lui dit-il.
Le chien bondit comme un lion, aboya furieusement cl
s'élança dans le jardin si rapidement, que le général ne pui
LA FEMME BE TRENTE ANS 151
îe suivre. En ae moment le galop des chevaux retentît dans
la rue, et le général s'empressa d'ouvrir lui-môme.
— Brigadier, s'écria-t-il, allez couper la retraite à l'as-
sassin de monsieur de Mauny. Tls s'en vont par mes jardins,
yites, cernez les chemins de la buftc de Picardie, je vais
faire une battue dans toutes les terres, les parcs, les mai-
sons. — Vous autres, dit-il à ses gens, veillez sur la rue et
tenez la ligne depuis la barrière jusqu'à Versaille. En avant,
tous!
Il se saisit d'un tusil queMui apporta son valet de chambre,
et s'élança dans les jardins en criant au chien : — Cherche!
D'afiFreux aboiements lui répondirent dans le lointain, et il
se dirigea dans la direction d'où 1rs râlemenls du chien sem-
blaient venir.
A sept heures du malin, les recherches de la gendar-
merie, du général, de ses gens et des voisins, avaient été
inutiles. Le chien n'(^tait pas revenu. Harassé de fatigue, et
déjà vieilli par le chagrin, le marquis rentra dans son salon,
désert pour lui, quoique ses trois autres enfants y fussent.
— Vous avez été bien froide pour votre fille, dit-il en re-
gardant sa femme. — Voilà donc ce qui nous reste d'elle;
ajouta-t-il en montrant le métier où il voyait une fleur com-
mencée. Elle était là tout à l'heure, et maintenant perdue,
perdue t
Il pleura, se cacha la tôte dans ses mains, et resta un
moment silencieux, n'osant plus contempler ce salon, qui
naguère lui offrait le tableau le plus suave du bonheur do-
mestique. Les lueurs de l'aurore luttaient avec les lampes
îxpirantes; les bougies brûlaient leurs festons de papier,
tout s'accordait avec le désespoir de ce père.
— Il faudra détruire ceci, dit-il après un moment de si-
lence et en montrant le métier. Je ne pourrais plus rien voir
de ce qui nous la rappelle.
La terrible nuit de Noël, pendant laquelle le marquis et
sa femme eurent le malheur de perdre leur fille aînée sans
avoir pu s'opposer à l'étrange domination exercée par son
ravisseur involontaire, fut comme un avis que leur donna la
fortune. La faillite d'un agent de change ruina le marqui'
152 SCÈNES m U VIE PAIVEE
Il hypothéqua les biens de sa femme pour tenter une spé*
culalion dont les bénéfices devaient restituer à sa famille
toute sa première fortune ; mais cette entreprise acheva de
le ruiner. Poussé par sou désespoir à tout tenter, le général
s'expatria. Six ans s'étaient écoulés depuis son départ. Quoi-
que sa famille eût rarement reçu de ses nouvelles, quelques
jours avant la reconnaissance de l'indépendance des répu-
bliques américaines par l'Espagne, il avait annoncé soa
retour.
Donc, par une belle matinée, quelques négociants français,
impatients de revenir dans leur patrie avec des richesses
acquises au prix de longs travaux et de périlleux voyages
entrepris, soit au Mexique, soit dans la Colombie, se trou-
vaient à quelques lieues de Bordeaux, sur un brick espagnol.
Un homme, vieilli par les fatigues ou parle chagrin plus que
ne le comportaient ses années, était appuyé sur le bastingage
et paraissait insensible au spectacle qui s'offrait aux regarda
des passagers groupés sur le tillac. Échappés aux dangers de
la navigation et conviés par la beauté du jour, tous étaient
montés sur le pont comme pour saluer la terre natale. La
plupart d'entre eux voulaient absolument voir, dans le loin-
tain, les phares, les édifices de la Gascogne, la tour de
Cordouan, môles aux créations fantastiques de quelques
nuages blancs qui s'élevaient à l'horizon. Sans la frange
argentée qui badinait devant le brick, sans le long sillon
rapidement effacé qu'il traçait derrière lui, les voyageurs
auraient pu se croire immobiles au milieu de l'Océan, tant
la mer y était calme. Le ciel avait une pureté ravissante. La
teinte foncée de sa voûte arrivait, par d'insensibles dégra-
dations, à se confondre avec la couleur des eaux bleuâtres,
en marquant le point de sa réunion par une ligne dont la
clarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. Le soleil
faisait étinccler des millions de facettes dans l'immense
étendue de la mer, en sorte que les vastes plaines de l'eau
étaient plus lumineuses peut-être que les campagnes du lir-
mament. Le brick avait toutes ses voiles gonflées par un
vcn t d'une merveilleuse douceur, et ces nappes aussi blanches
que la neige^ ces pavillons jaunes fluttaulSy ce dédale do
■proag
SMond L
■w yi.|li i l^tii
lages se (lessinaient avec une précision rigoureuse sur le
1 brillftul de l'air, du ciel el de l'Océan, sans roceroir
d'BuLres ieiules que celles des ombres projcLées par les toiles
vaporeuses. De beau jour, un Teat frais, la vue de la paLrie,
une mer Irantpiille, uo bruissement mélaucolique, un joli
brick soliUirei glissant sur l'Océan comme une femme qui
vole ù uu rendez-vous, c'c^iail un tableau plein d'harmoDÎes,
une sc^ne d'où l'Ame humaine pouvait cmbra&scr d'immuHblca
espaces, en parlant d'un point où tout était mouvemcot. I) y
avait une Ëlonuante opposilion de solitude et de vie, iln
silence el do bruit, sans qu'on pût savoir où ëtaieot le bruil
et la vie, le nâaut et le sÛeucc ; aussi pas une voix liiimainQ
ne rompait-elle ce charmb céleste. Le capitaine espignol,
ses muelots, les Français restaient assis ou debout, tous
filongés dans une extase religieuse pleine de souvi^nirs, 11 y
avait de la paresse dant^l'air. Les figures épanouies aucB-
saicot un oubli complet des maux passés, el cesliommi^i se
lialançaicot sur ce doux uavire comme dan^ un songe d'or.
Cependant, de temps eu temps, le vieux passager, appuyé
sur le ba!)[ijigagc, regardait l'iiorizon avec une sorte d'in-
qiiii'ludc. 11 y avait une dÉIiaoce du «orl écrite dans tous ses
traits, cl il semblail craindre de ue toucher jamais asscs vile
la terre de France. Cet Ijouime <lait le marquis. La fortune
n'avait pas (-lÉ sourde aux nrls Cl oux oiTorls do 60n ddses-
pnir. Apn^seinq nus de leulatives cl de iravaui: pénibles, tl
aVlaJl vu possesseur d'une forluoe considérable. Duns soa
imimliouce do revoir sou psjs et d'apporter le bonheur â sa
famille, il avait suivi l'exemple de quelques m^gocionls de lu
Havane, en s'embarqui^ut avec oux sur un vaisseau espagnol
en dmrgc pour Bordeaux, Néanmoins son iniaginuiton,
las^i^c do prévoir le mal, lui traçait les images les plus déli-
cieuses ds son boaheur passif. En voyant de loin la ligno
In une décrite par la terre, il croyait contempler sa femme
Il SCS enfants. 11 était à sa place, au foyer, et s'y sentaitr
|ir'L'S!ié, caressé. II se ligurail Moina, belle, grandie, iinpv-
" " jeune Ullc, Quand ce tableau fanUsl'
de réalité, dos larmes roulj^rcni dl
alor&, coiunio pour CHclicr son iroubli
11)11 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
l'horizon humide, opposé à la ligne brumeuse qui annonçait
la terre.
— C'est lui, dit-il ; il nous suit.
— Qu'est-ce? s'écria le capitaine espagnol,
— Un vaisseau, reprit à voix basse le général.
— Je l'ai déjà vu hier, répondit le capitaine Goniez. B
contempla le Français comme pour l'interroger. — Il nom
a toujours donné la chasse, dit-il alors à l'oreille du généraL
— Et je ne sais pas pourquoi il ne nous a jamais rejoints»
reprit le vieux militaire ; car il est meilleur voilier que votre
Saini- Ferdinand,
— Il aura eu des avaries ; une voie d'eau.
— Il nous gagne, s'écria le Français.
— C'est un corsaire colombien, lui dit à l'oreille le capi-
taine. Nous sommes encore à six lieues de terre, et le vent
faiblit.
— n ne marche pas, il vole, comme s'il savait que dans
deux heures sa proie lui aura échappé. Quelle hardiesse!
— Lui! s'écria le capitaine. Ahl il ne s'appelle pasTCX-
tkello sans raison. Il a dernièrement coulé bas une frégate
espagnole, et n'a cependant pas plus de trente canons I Je
n'avais peur que de lui, car je n'ignorais pas qu'il croisait
dans les Antilles... — Âh! aht reprit-il après une pause
pendant laquelle il regarda les voiles de son vaisseau ; le
vent s'élève, nous arriverons. Il le faut, le Parisien serait
impitoyable.
— Lui aussi arrive! répondit le marquis.
V Othello n'était plus guère qu'à trois lieues. Quoique
l'équipage n'eût pas entendu la conversation du marquis el
du capitaine Gomez, l'apparition de cette voile avait amené
la plupart des matelots et des passagers vers l'endroit où
étaient les deux interlocuteui-s; mais presque tous, prenant
le brick pour un bâtiment de commerce, le voyaient venir
avec intérêt, quand tout à coup un matelot s'écria dans un
langage énergique; — Par saint Jacques! nous somma
flaïubrs; voici le capitaine parisien.
A «e nom terrible, l'épouvante se répandit dans le bridu
et ce fut une confusion que rion ne saurait exprimer, U
LA FEMME DE TRENTE ANS 155
capitaine espagnol imprima par sa parole une (énergie mo-
mentanée î\ SOS matelots; et, dans ce danger, voulant ga-
gner la terre à quelque prix que ce fût, il essaya de faire
mettre promptement toutes ses bonnettes hautes et basses,
tribord et bAbord, pour prcsenter au vent l'entière surface
de toile qui garnissait ses vercçues. Mais ce ne fut pas sans
de grandes difficultds que les manœuvres s'accomplirent ;
elles manquèrent naturellement de cet ensemble admirable
qui séduit tant dans un vaisseau de guerre. Quoique l'O-
thello volât comme une hirondelle, grâce à l'orientement do
ses voiles, il gagnait cependant si peu en apparence, que
les malheureux Français se firent une douce illusion. Tout
à coup, au moment où, après des efforts inouïs, le Saint'
Ferdinand prenait un nouvel essor par suite des habiles
manœuvres auxquelles Gomez avait aidé lui-même du geste
et- de la voix, par un faux coup de barre, volontaire sans
doute, le timonier mil le brick en travers. Les voiles, frap-
pées de côté par le vent, faséièrent alors si brusquement,
qu'il vint à masquer en grand ; les bouts-dehors se rompirent,
et il fut complètement démané. Une rage inexprimable ren-
dit le capitaine plus blanc que ses voiles. D'un seul bond il
sauta sur le timonier, et l'atteignit si furieusement de son
poignard, qu'il le manqua, mais il le précipita dans la mer;
puis il saisit la barre, et tâcha de remédier au désordre
épouvantable qui révolutionnait son brave et courageux
navire. Des larmes de désespoir roulaient dans ses yeux ;
car nous éprouvons plus de chagrin d'une trahison cpii
trompe un résultat dû à notre talent, que d'une mort im-
minente. Mais plus le capitaine jura, moins la besogne se
fit. Il tira lui-même le canon d*alarme, espérant être en-
tendu de la côte. En ce moment le corsaire, qui arrivait avec
une vitesse désespérante, répondit par un coup de canon
dont le boulet vint expirer à dix toises du Saint-Ferdinand.
— Tonnerre 1 s'écria le général, comme c'est pointé! Ils
ont des caronades faites exprès.
— Oh! celui-là, voyez-vous, quand il parle il faut se taire,
répondit un matelot. Le Parisien ne craindrait pas un '
seau anglais...
156 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
— Tout est dit, s'écria dans un accent de désespoir k)
capitaine, qui, ayant braqué sa longue-vue, ne distingua
rien du côté do la terre... Nous sommes encore plus loin
de la France que je ne le croyais.
— Pourquoi vous désoler? reprit le général. Tous vos
passagers sont Français; ils ont frété votre bâlimcnl. Ce
corsaire est un Parisien, dites-vous ; hé bien, hissez pavillon
blanc, et...
— Et il nous coulera, répondit le capitaine. N'esl-il pas,
suivant les circonstances, tout ce qu'il faut être quand il
veut s'emparer d'une riche proie?
— Ah ! si c'est un pirate !
— Pirate I dit le matelot d'un air farouche. Ah! il est
toujours en règle, ou sait s'y mettre.
— Eh bieni s'écria le général en levant les yeux au ciel,
rési<:5nons-nous. Et il eut encore assez de force pour retenir
ses larmes.
Comme il achevait ces mots, un second coup de canon,
mieux adressé, envoya dans la coque du Saint-FerdinaMd
un boulet qui la traversa.
— Mettez en panne, dit le capitaine d'un air triste.
Et le matelot qui avait défendu l' honnêteté du Pariûcn
aida fort intelligemment à cette manœuvre désespérée. L'é-
quipage attendit une morielle demi-heure en proie à la con-
sternation la plus profonde. Le Saint-Ferdinand portait en
piastres quatre millions, qui comj)Osaient la fortune de cinq
passagers, et celle du général était de onze cent mille francs.
Euhn V Othello, qui se trouvait alors à dix portées de fusil,
montra distinctement les gueules menaçantes de douze ca-
nons prêts à faire feu. Il semblait emporté par un vent que
le diable soufflait exprès pour lui; mais l'œil d'un mariu
habile devinait facilement le secret de cette vitesse. Il suffi
sait de contempler pour un moment l'élancement du brick
3u forme allongée, son étroitesse, la hauteur do sa mâture,
la couj)e de sa toile, l'admirable légèreté de son gréenient,
et l'aisance avec laquelle son monde de matelots, unis comme
un seul homme, ména|;j;eaient le parfait orientemonl de la
surface blanche présentée par ses voues. Tout unuonvail
LA FEMME DE TRENTE ANS 157
une incroyable s(5curité de puissance dans cette svelte créa-
ture de bois, aussi rapide, aussi intelligente que Test un
coursier ou un oiseau de proie. L'équipage du corsaire étai(
silencieux et prêt, en cas de résistance, à dévorer le pauvre
bâtiment marchand, qui, heureusement pour lui, se tint coi^
semblable à un écolier pris en faute par son maître.
— Nous avons des canons ! s'écria le général en serrant
la main du capitaine espagnol.
Ce dernier lança au vieux militaire un regard plein de
courage et de désespoir, '^n lui disant : — Et des hommes?
Le marquis regarda réqiuv- ^e du b^'^-Ferdinand et
frissonna. Les quatre négociants étaient p^ics, tremblants;
tandis que les matelots, groupés autOîÀr d'un ti_, îeurs, sem-
blaient se concerter pour prendre parti sur \ Othello^ ils re-
gardaient le corsaire avec une curiosité cupide. Le contre-*
maître, le capitaine et le marquis échangeaient seuls, ea
s' examinant de l'œil, des pensées généreuses.
— Ah! capitaine Gomez, j'ai dit ^'//irefois adieu à mon
pays et à ma famille, le cœur mort d'amertume,; faudra-t-il
encore les quitter au moment où j'apporte la joie et le bon-
heur à mes enfants?
Le général se tourna pour jeter à la mer une larme de
rage, et y aperçut le timonier nageant vers le corsaire.
— Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz sans doute
adieu pour toujours.
Le Français éjjouvanta l'Espagnol par le coup d'œil stupida
qu'il lui adressa. En ce moment, les deux vaisseaux étaient
presque bord à bord; et à l'aspect do l'équipage emiemi le
général crut à la fatale prophétie de Gomez. Trois hommes
se tenaient autour de chaque piùce. A voir leur posturô
athlétique, leurs traits anguleux, leurs bras nus et nerveux,
or\ ics eût pris pour des statues de bronze. La mort les au*»
rait tués sans les renverser. Les matelots, bien armés, ac-
tifs, lestes et vigoureux, restaient immobiles. Toutes ces
figures énergiques, ét/akttt fortement basanées par le soleil,
durcies par les travaux. Leurs yeux brillatenl comme autant
de pointes de feu, et Annonçaient des intelligences éncrgH»
qucs, des joies inleroalds* Le pix»k>iid' sileo^o régnant sv-!^
158 ScàNES DE LA VÎE PRIVÉE
ce lillac, noir d'hommes et de chapeaux, accusait Timplaca-
ble discipline sous laquelle une puissani^e volonté courbait
ces démons humains. Le chef était au pied du grand mât,
debout, les bras croisés, sans armes; seulement une hache
se trouvait à ses pieds. Il avait sur la tête, pour se garantir
du soleil, un chapeau de feutre à grands l3ords, dont l'om-
bre lui cachait le visage. Semblables à des chiens couchés
devant leurs maîtres, canonniers, soldats et matelots tour-
naient alternativement les yeux sur leur capitaine et sur le
navire marchand. Quand les deux bricks se touchèrent, la
secousse tira le corsaire de sa rêverie et il dit deux mots à
Toreille d'un jeune officier qui se tenait à deux pas de lui.
— Les grappins d'abordage 1 s'écria le lieutenant.
Et le Saint-Ferdinand fut accroché par V Othello avec
une promptitude miraculeuse. Suivant les ordres donnés à
voix basse par le corsaire, et répétés par le lieutenant, lea
hommes désignés pour chaque service allèrent, comme des
séminaristes marchant à la messe, sur le tillac de la prise
^cr les mains aux matelots, aux passagers, et s'emparer des
résors. En un moment, les tonnes pleines de piastres, les
vivres et l'équipage du Saint- Ferdinand furent transportés
sur le pont de Y Othello, Le général se croyait sous la puis-
sance d'un songe, quand il se trouva les mains liées et jslé
sur un ballot, comme s'il eût été lui-même une marchandise.
Une conférence avait lieu entre le corsaire, son lieutenant
et l'un des matelots qui paraissait remplir les fonctions de
contre-maitre. Quand la discussion, qui dura peu, fut ter-
minée, le matelot siffla ses hommes; sur un ordre qu'il leur
donna, ils sautèrent tous sur le Saint^Ferdinand, grimpè-
rent dans les cordages, et se mirent à le dépouiller de ses
vergues, de ses voiles, de ses agrès, avec autant de pres-
tesse qu'un soldat déshabille sur le champ de bataille un ca-
marade mort dont les souliers et la capote étaient l'objet de
sa convoitise.
— Nous sommes perdus, di-t froidement au marquis le ca-
pitaine espagnol qui avait épié de l'œil les gestes des trois
chefs pendant la délibération et les mouvements des mate*
lots qui procédaient au pillage de soa brielu
LA FEMME DE TRENTE ANS 15^
•*- Comment? demanda froidement le général.
— Que voulez- vous qu'Us fassent de nous? répondit TEspa-
gnol. Ils viennent sans doute de reconnaître qu'ils vendraient
difhcïiemenih Saint-Ferdinand dans les ports de France ou
d'Espagne, et ils vont le couler pourne pas s'en embarrasser.
Quant à nous, croyez-vous qu'ils puissent se charger de notre
nourriture lorsqu'ils ne savent dans quel port relâcher?
A peine le capitaine avait-il achevé ces paroles, que le
général entendit une horrible clameur suivie du bruit sourd
causé par la chute de plusieurs corps tombant à la mer. Il
se retourna, et ne vit plus que les quatre négociants. Huil
canonniers à figures farouches avaient encore les bras en
Tair au moment où le militaire les regardait avec terreur.
— Quand je vous le disais, lui dit froidement le capitaine
espagnol.
Le marquis se releva brusquement, la mer avait déjà re*
pris son calme, il ne put même pas voir la place où ses mal-
heureux compagnons venaient d'être engloutis; ils roulaient
en ce moment, pieds et poings liés, sous les vagues, si déjà
les poissons ne les avaient dévorés. A quelques pas de lui,
le perfide timonier et le matelot du Saint- Ferdinand qui
vantait naguère la puissance du capitaine parisien, fraterni-
saient avec les corsaires, et leur indiquaient du doigt ceux
des marins du brick qu'ils avaient reconnus dignes d'être
incorporés à l'équipage de Y Othello; quant aux autres, deux
mousses leur attachaient les pieds, malgré d'afiFreux jure-
ments. Le choix terminé, les huit canonniers s'emparèrent
des condamnés et les lancèrent sans cérémonie à la mer. Les
corsaires regardaient avec une curiosité malicieuse les dif-
férentes manières dont ces hommes tombaient, leurs grima-
ces, leur dernière torture; mais leurs visages ne trahissaient
Di moquerie, ni élonnement, ni pitié. C'était pour eux un
événement tout simple, auquel ils semblaient accoutumés.
Les plus âgés contemplaient de préférence, avec un sourire
sombre et arrêté, les tonneaux pleins de piastres déposés
au pied du grand mât. Le général et le capitaine Gomez,
assis sur un ballot, se consultaient en silence par un regard
presque terne, Us se trouvèrent bientôt les seuls cpi sunr^r
160 SCÈNES DE LA VTlî PRIVÉE
cii?sonl i\ r(?quipagc du Saint- Ferdinand, Les sept matetols
cl]oisis par les deux espions parmi les manns espagnols
s*étaicnl déjà joyeusement métamorphosés en Péruviens.
— Quels atroces coquins ! s'écria tout à coup le général
chez qui une loyale et généreuse indignation fit taire et la
douleur et la prudence.
— Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez.
Si vous retrouviez un de ces homri^cs-là, ne lui passoriez-
vons pas votre épée au travers du corps?
— Capitaine, dit le lieuter.t."^t en se retournant vers l'Es-
pagnol, le Parisien a entendu parler do vous. Vous ôtes dit-
il, le seul homme qui connaissiez bien les dcbouqucmenls
des Antilles et les côtes du Brésil. Voulez-vous...
Le capitaine interrompit le jeune lieutenant par uns excla •
malien de mépris, et n'pondit: — Je mourrai en marin, on
Espagnol fidèle, en chrétien. Entends-tu?
— A la mer î cria le jeune homme.
A cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez.
— Vous ôtes des lâches! s'écria le général en arrêtant les
deux corsaires.
— Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pas
trop. Si votre ruban rouge fait quelque impression sur notre
capitaine, moi je m'en moque... Nous allons avoir aussi tout
à l'heure notre petit bout de conversation.
En ce moment un bruit sourd, auquel nulle plainte ne se
môla, fit comprendre au général que le brave Gomez était
mort en marin.
— Ma fortune ou la mort! s'écria-t-il dans un effroyable
accès de rage.
— Ah Ivousctes raisonnable, lui répondit le corsaire en rica-
nant. Maintenant vousêlessûrd'obtenirquelquechosedenous.
Puis, sur un signe du lieutenant, deux matelots s'em-
pressèrent de lier les pieds du Français ; mais ce dernier,
les frappant avec une audace imprévue, lira, par un geste
auquol on ne s'attendait guère, le sabre que le licutenaal
avait au côté, et se mit à eu jouer lestement en vieux géné-
ral de cavalerie qui sait son métier*
LA FEMME DE TRENTE ANS 161
— Ah ! brigands, vous ne jetterez pas à Teau comme un
huître un ancien troupier de Napoléon.
Des coups de pistolet tirés presque à bout portant sur le
Français récalcitrant, attirèrent l'attention du Parisien alors
occupé à surveiller le transport des agrès qu'il ordonnait
de prendre au Saint- Fernand. Sans s'émouvoir, il vint sai-
sir par derrière le courageux général, l'enleva rapidement,
l'entraîna sur le bord et se disposait à le jeter à Teau comme
un espars de rebut. En ce moment, le gc'néral rencontra
l'œil fauve du ravisseur de sa fille. Le père et le gendre se
reconnurent tout à coup. Le capitaine, imprimant à son élan
un mouvement contraire à celui qu'il lui avait donné, comme
si le marquis ne pesait rien, loin de le précipiter à la mer,
le plaça debout près du grand mât. Un murmure s' éleva sur
le tillac ; mais alors le corsaire lança un seul coup d'œil sur
ses gens, et le plus profond silence régna soudain.
— C'est le père d'Hélène, dit le capitaine d'une voix claire
et ferme. Malheur à qui ne le respecterait pas !
Un hourra d'acclamations joyeuses retentit sur le tillac et
monta vers le ciel comi.^i une prière d'église, comme le
premier cri du 75? Deum. Les mousses se balancèrent dans
les cordages, les matelots jetèrent leurs bonnets en l'air, les
canonniers trépignèrent des pieds, chacun s'agita, hurla,
siffla, jura. L'expression fanatique de cette allégresse rendit
le général inquiet et sombre- Attribuant ce sentiment à
quelque horrible mystère, son premier cri, quand il recou-
vra la parole, fut : — Ma fille! où est-elle? Le corsaire jeta
sur le général un de ces regards profonds qui, sans qu'on
en pût deviner la raison, bouleversaient toujours les âmes
les plus intrépides; il le rendit muet, à la grande satisfac-
tion des matelots, heureux de voir la puissance de leur chef
s'exercer sur tous les êtres, le conduisit vers un escalier, le
lui fit descendre et l'amena devant la porte d'une cabine,
qu'il poussa vivement en disant : — La voilà.
Puis il disparut en laissant le vieux militaire plongé danii
une sorte de stupeur à l'aspect du tableau qui s'offrit à se%
yeux. En entendant ouvrir la porte de la chambre aves
brusquerie, Hélène s'était levée du divan sur lequel elle
ii
162 SCÈNES DE LA VIE FRIVF.fi
reposait; mais elle vil le marquis et jeta un cri de surprise.
Elle était si changée, qu'il fallait les yeux d'un père pour la
reconnaître. Le soleil des tropiques avait embelli sa blanche
figure d'une teinte brune, d'un coloris merveilleux qui lui
donnaient une expression de poésie orientale, et il y respi-
rait un air de grandeur, une fermeté majestueuse, un sen-
liment profond par lequel Tâme la plus grossière devait être
impressionnée. Sa longue et abondante chevelure, retom-
bant en grosses boucles sur son cou plein de noblesse, ajou-
tait encore une image do puissance à la fierté de ce visage.
Dans sa pose, dans sou geste, Hélène laissait éclater la
conscience qu'elle avait de son pouvoir. Une satisfaction
triomphale eu liait légèrement ses narines roses, et son bon-
heur tranquille était signé dans tous les développements de
sa beauté. Il y avait tout à la fois en elle je ne sais qu'elle
suavité de vierge et cette sorte d'orgueil particulier aux
bicn-aimécs. Esclave et souveraine, elle voulait obéir parce
qu*elle pouvait régner. Elle était vôlue avec une magnifi-
cence pleine de charme et d'élégance. La mousscliij^c des
Indes faisait tous les frais de sa toilette ; mais son diVim et
les coussins étaient en cachemire, mais un lapis de Perso
garnissait le plancher de la vaste cabine, mais ses quatri»
enfants jouaient à ses pieds en construisant leurs chàleaui
bizarres avec des colliers de perles, des bijoux précieux, des
objets de prix. Quelques vases en porcelaine de Sèvres, peints
par madame Jaquotol, contenaient des fleurs rares qui em-
baumaient : c'étaient des jasmins du Mexique, des Camélias,
parmi lesquels de pelits oiseaux d'Amérique voltigeaient
i)pprivoisés, et semblaient être des rubis, des saphirs, de l'or
animé. Un piano était fixé dans ce salon, et sur ses nmrs de
})ois, tapissés en soie rouge, on voyait çà et là des tableaux
d'une petite dimension, niais dus aux meilleurs peintres ;
Un Coucher de soleil, d'Hippolyto Schinner, se trouvait au-
près d'un Terburg; une Vierge de Raphaél luttait de poésie
avec une esquisse de Géricault ; un Gérard Dow éclipsait
les peintres de portails de l'empire. Sur une table en laquo
de Chine se trouvait une assiette d'or pleine de fruils déli-
cieux. Euiiu Hélène semblait ôtrc la reine d'un vasie pays,
' LA FEMME DE TRENTE ANS 163
au milteu du boudoir dans lequel son amant couronné au-
rait rassemblé les choses les plus élégantes de la terre. Les
enfants arrêtaient sur leur aïeul des yeux d*une pénétrante
vivacité; et, habitués qu'ils étaient de vivre au milieu des
combats, des tempêtes et du tumulte, ils ressemblaient à ces
petits Romains curieux de guerre et de sang que David a
peints dans son tableau de Bruius,
— Comment cela est-il possible? s'écria Hélène en saisis-
sant son père comme pour s'assurer de la réalité de cette
vision.
— Hélène 1
— Mon père \
Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, et l'étreinte du
vieillard no fut ni la plus forte ni la plus affectueuse.
— Vous étiez sur ce vaisseau ?
— Oui, répondit-il d'un air triste en s'asseyanl sur le di-
van et regardant les enfanls qui, groupés autour de lui, le
considéraient avec une attention naïve. J'allais périr sans...
— Sans mon mari, dit-elle en l'interrompant, je devine.
— Ah ! s'écria le général, pourquoi faut-il que jo te re-
trouve ainsi, mon Hélène, toi que j'ai tant pleurée î Je de-
vrai donc gémir encore sur ta destinée.
Pourquoi ? demanda-t-elle en souriant. Ne screz-vous
donc pas content d'apprendre que je suis la femme la plus
heureuse de toutes?
Heureuse! s'écria-t-il en faisant un bond de surprise.
Oui, mon bon père, reprit-elle en s'emparant de ses
mains, les embrassant, les serrant sur son sein palpitant, et
ajoutant à cette cajolerie un air de tète que ses yeux pétil-
lants de plaisir rendirent encore plus significatif.
El comment cela? demanda-t-il, curieux de connaître
la vie de sa fille, et oubliant tout devant celte physionomie
resplendissanle.
Écoutez, mon pè.e, répondit-rclle, j'ai pour amant
pour '^-poux, peur serviteur, pour maître, un homme dont
l'ftmc est aussi vasie que cette mer sans bornes, aussi fer-
tile eu douceur que le ciel, un dieu, enfin î Depuis sept ans,
jamais il ne lui est échappé une parole, un sentiment, up
164 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
geste qui pussent produire une dissonance avec la divine
harmonie de ses discours, de ses caresses et de son amour,
n m'a toujours regardée en ayant sur les lèvres un sourire
ami et dans les yeux un rayon de joie. Là-haut sa voix
tonnante domine souvent les hurlements de la tempôle ou
le tumulte des combats; mais ici elle est douce et mélo-
dieuse comme la musique de Rossini, dont les œuvres m'ar-
rivent. Tout ce que le caprice d'une femme peut inventer,
je l'obtiens. Mes désirs sont même parfois surpasses. Enfin,
je règne sur la mer, et j'y suis obéie comme peut l'être une
souveraine. — Oh I heureuse ! reprit-elle en s'interrompant
elle-même, heureuse n'est pas un mot qui puisse exprimer
mon bonheur. J'ai la part de toutes les femmes 1 Sentir ua
amour, un dévouement immense pour celui qu'on aime, et
rencontrer dans son cœur, à lui, un sentiment infini où
l'âme d'une femme se perd, et toujours! dites, est-ce un
bonheur ? J'ai déjà dévoré mille existences. Ici je suis seule,
ici je commande. Jamais une créature de mon sexe n'a mis
le pied sur ce noble vaisseau, où Victor est toujours à quel-
ques pas de moi. — Il ne peut pas aller plus loin de moi
que de la poupe à la proue, reprit-elle avec une fine expres-
sion de malice. Sept ans I un amour qui résiste pendant
sept ans à cotte perpétuelle joie, à cette épreuve de tous
les instants, est-ce l'amour? Nonl oh! non, c'est mieux que
lout ce que je connais de la vie... le langage humain man-
que pour exprimer un bonheur céleste.
Un torrent de larmes s'échappa de ses yeux enflammés.
Les quatre enfants jetèrent alors un cri plaintif, accoururent
à elle comme des poussins à leur mère, et l'aîné frappa le
général en le regardant d'un air menaçant. ,
— Abel, dit-elle, mon ange, je pleure de joie. I
Elle le prit sur ses genoux, l'enfant la caressa familière-
ment en passant ses bras autour du cou majestueux d'Hé-
lène, comme un lionceau qui veut jouer avec sa mère,
— Tu ne l'ennuies pas? s'écria le général étourdi par la
réponse exaltée de sa fille.
— Si, répondit-elle, à terre quand nous y ailons; et co*
core ne quitté-je jamais mou mari.
lA FEMME DE TRENTE ANS 165
— Mais tu aimes les fêtes, les bals, la musique?
— La musique, c'est sa voix ; mes îêles, ce sont les pa-
rures que j'invente pour lui. Quand une toilette lui plaît,
n'est-ce pas comme si la terre m'admirait? Voilà sculemcnf
pourquoi je ne jette pas à la mer ces diamants, ces colliers,
ces diadèmes de pierreries, ces ricliesses, ces fleurs, cet
ehcfs-d'œuvre des arts qu'il me prodigue en me disant : —
flélènc, puisque tu ne vas pas dans le monde, je veux que
le monde \ienne à toi.
— Mais sur ce bord il v a des hommes, des hommes au-
dacicux, terribles, dont les passions...
— Je vous comprends, mon père, dit-elle en souriant.
Rassurez-vous. Jamais impératrice n'a été environnée de
plus d'égards que l'on ne m'en prodigue. Ces gens-là sont
superstilieux; ils croient que je suis le génie tutélaire de ce
vaisseau, de leurs entreprises, de leurs succès. Mais c'esl
lui qui est leur dieu 1 Un jour, une seule fois, un malelo'
me manqua de respect... en paroles, ajoula-t-elle en riant.
Avant que Victor eût pu l'apprendre, les gens de l'équipage
le lancèrent à la mer malgré Je pardon que je lui accordais.
Ils m'aiment comme leur bon ange, je les soigne dans Icun
maladies, et j'ai eu ie bonheur d'en sauver quelques-uns de
la mort en les v^'Uant avec une persévérance de femme. Ces
pauvres gens ""rni à la fois des géants et des enfants.
— Et quand il y a des combats ?
— J'y suis accoutumée, répondit-elle. Je n*ai tremblé
que pendant le premier... Maintenant mon âme est faite à
ce péril, et même... je auis votre fille, dit-elle, je l'aime.
— El s'il périssait?
— Je périrais.
— El les enfants?
— Ils sont lils de l'Océan et du danger, ils partagent la
vie de leurs parents... Notre existence est une, et ne se
scinde pas. Nous vivons tous de la môme vie, tou» inscrit?
sur la même page, portés par le même esquif, nous le savons.
— Tu l'aimes donc à ce point de le préférer à tout?
— A tout, répéta t-elle. Mais ne sondons point ce mys-
tère. Tenez ! ce cher enfant, eh bien, c'est encore lui ! "
166 SCÈNES PE LA VIE PUIVÈE
Puis, pressant Abel avec une vigueur extraordinaire, elle
lui imprima de dévorants baisers sur les joues, sur les che-
veux...
— Mais, s*écria le général, je ne saurais oublier qu'il
vient de faire jeter à la mer neuf personnes.
— Il le fallait sansdoute, ré pondit- elle, car il est humain
et généreux. Il verse le moins de sang possible pour la
conservation et les intérêts du petit monde qu'il protège et
de la cause sacrée qu'il défend. Parlez-lui de ce qui vous pa-
raît mal, et vous verrez qu'il saura vous faire changer d'avis.
— Et son crime? dit le général comme s'il se parlait à
lui-même.
— Mais, répliqua-t«elle avec une dignité froide, si c'était
une vertu? si la justice des hommes n'avait pu le venger?
— Se venger soi-même I s'écria le général.
— Et qu'est-ce que l'enfer, dcmanda-t-elle, si ce n'est
une vengeance éternelle pour quelques fautes d'un jour?
— Ah ! tu es perdue. Il t'a ensorcelée, pervertie. Tu dé-
raisonnes.
— Restez ici un jour, mon père, et si vous voulez l'écou-
ter, le regarder, vous l'aimerez.
— Hélène, dit gravement le général, nous sommes à
quelques lieues de France...
Elle tressaillit, regarda par la croisée de la chambre^
monlra la mer déroulant ses immenses savanes d'eau verte.
— Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis
du bout du pied.
— Mais ne viendras- tu pas voir ta mère, ta sœur, te3
frères?
— Oh 1 oui, dit-elie avec des larmes dans la voix, s'il le
veut et s'il peut m'accompagner.
— Tu n'as donc plus rien, Hélène, reprit sévèrement le
militaire, ni pays, ni famille?...
— Je suis sa femme, reprit-elle avec un air de fierlé, avec
un accent plein de noblesse. — Voici, depuis sept ans, le
premier bonheur qui ne me vienne pas de lui, ajoula-t-cllo
en saisissant la main de son père et l'embrassant, et voici
le premier reproche que j'aie entendu.
LA FEMME DE TRSNTS ANS 157
— Et ta conscience ?
— Ma conscience! mais c'est lui. En ce moment elle tres-
saillit violemment. — Le voici, dit-elle. Môme dans un com-
bat, entre tous les pas, je reconnais son pas sur le lillac.
Et tout à coup une rougeur empourpra ses joues, fit res
plendir ses traits, briller ses yeux, et son teint devint d'ut
blanc mat... Il y avait du bonheur et de l'amour dans ses
muscles, dans ses veines bleues, dans le tressaillement in-
volontaire de toute sa personne. Ce mouvement de sensitive
émut le général. En effet, un instant après le corsaire entra,
vint s'asseoir sur un fauteuil, s'empara de son fils aîné, et
se mit à jouer avec lui. Le silence régna pendant un mo-
ment ; car, pendant un moment, le général, plongé dans une
rêverie comparable au sentiment vaporeux d'un rêve, con-
templa cette élégante cabine, semblable à un nid d'alcyons,
où cette famille voguait sur l'Océan depuis sept années,
entre les cieux et l'onde, sur la fci d'un homme, conduite
à travers les périls de la guerre et des tempêtes, comme un
ménage est guidé dans la vie par un chef au sein des mal-
heurs sociaux... Il regardait avec admiration sa fîlle, imtfge
fantastique d'une déesse marine, suave de b3auté, riche de
bonheur, et faisant pâlir tous les trésors qui Tentouraient
devant les trésors de son âme, les éclairs de ses veux et
l'indescriptible poésie exprimée dans sa personne et autour
d'elle. Cette situation offrait une étrangeté qui le surprenait,
une sublimité de passion et de raisonnement qui confondait
les idées vulgaires. Les froides et étroites combinaisons de
la société mouraient devant ce tableau. Le vieux militaire
sentit toutes ces choses, et comprit aussi que sa fille n'aban-
donnerait jamais une vie si large, si féconde en contrastes,
remplie par un amour si vrai ; puis , si elle avait une fois
goûté le péril sans en être effrayée, elle ne pouvait plus re-
venir aux petites scènes d'un monde mesquin et borné.
— Vous gèné-je? demanda le corsaire en rompant le si-
lence et regardant sa femme.
— Non, lui répondit le général , Hélène m'a tout dit. Je
vois qu'elle est perdue pour nous...
— Non, répliqua vivement le corsaire... Encore quelques
168 SCiNES DE LA VIE PRIVEE
années, et la prescription me permettra de revenir en France.
Quand la conscience est pure , et qu'en froissant vos lois
sociales un homme a obéi...
Il se tut, en dédaignant de se justifier.
— Et comment pouvez-vous, dit le général en Tinter-
rompant, ne pas avoir des remords pour les nouveaux as-
sassinats qui se sont commis devant mes yeux?
— Nous n'avons pas de vivres, répliqua tranquillement
le corsaire.
— Mais en débarquant ces hommes sur la côte...
— Ils nous feraient couper la retraite par quelque vais-
seau, et nous n'arriverions pas au Chili.
— Avant que, de France, dit le général en interrompant,
ils aient prévenu l'amirauté d'Espagne...
— Mais la France peut trouver mauvais qu'un homme,
encore sujet de ses cours d'assises, se soit emparé d'un brick
frété par des Bordelais. D'ailleurs, n'avez-vous pas quelque-
lois tiré, sur le champ de bataille olusieurs coups de canon
de trop?
Le général, intimidé par le regard du corsaire, se tut ; et
sa fille le regarda d'un air qui exprimait autant de triomphe
que de mélancolie...
— Général , dit lo corsaire d'une voix profonde, je me
suis fait une loi do ne jamais rien distraire du butin. Mais
il est hors de doute que ma part sera plus considérable que
ne l'était votre fortune. Permettez-moi de vous la restituer
en autre monnaie...
Il prit dans le tiroir du piano une masse de billots de
banque, ne compta pas les paquets, et présenta un million
au marquis.
— Vous comprenez, reprit-il , que je ne puis pas m'amu<
ser à regarder les passants sur la route de Bordeaux... Or,
à moins que vous ne soyez séduit par les dangers de notre
vie bohémienne, par les scènes de l'Amérique méridionale,
par nos nuits des tropiques, par nos batailles, cl par le plai-
sir de faire triompher le pavillon d'une jeune nation ou le
nom de Simon Bolivar, il faut nous quitter*.. Une cha-
loupe et des hommes dévoués vous attendent. Espérons
LA FEMMB DE TRENTE ANS 169
jne troisième rencontre plus complètement heureuse...
— Victor, je voudrais voir mon père encore un moment,
dit Hélène d'un ton boudeur.
— Dix minutes de plus ou de moins peuvent nous mettre
face à face avec une frégate. Soit ! nous nous amuserons un
peu. Nos gens s'ennuient.
— Oh ! partez, mon père, s'écria la femme du marin, El
portez à ma sœur, à mes frères, à... ma mère, ajouta-t-elle,
3es gages de mon souvenir.
Elle prit une poignée de pierres précieuses, de colliers,
de bijoux, les enveloppa dans un cachemire, et les présenta
timidement à son père.
— Et que leur dirai-je de la part? demanda-t-il en pa-
raissant irappé de Thési talion que sa fille avait marquée
avant de prononcer le mot de mère*
— Oh! pouvez-vous douter de mon âme! Je fais tous les
jours des vœux pour leur bonheur.
— Hélène, reprit le vieillard en la regardant avec atten-
tion, ne dois-je plus te revoir? Ne saurai-je donc jamais à
quel motif ta fuite est due ?
— Ce secret ne m'appartient pas, dit-elle d'un ton grave.
J'aurais le droit de vous l'apprendre, peut-être ne vous le.
dirais-je pas encore. J'ai souffert pendant dix ans des maux
inouïs...
Elle ne continua pas et lendit à son père les cadeaux
qu'elle destinait à sa famille. Le général, accoutumé par les
événements de la guerre à des idées assez larges en fait de
butin , accepta les présents offerts par sa fille, et se plut à
penser que, sous l'inspiration d'une âme aussi pure, aussi
élevée que celle d'Hélène, le capitaine parisien restait hon-
nête homme en faisant la guer :^e aux Espagnols. Sa passion
pour les braves l'emporta. Songeant qu'il serait ridicule de
se conduire en prude, il serra vigoureusement la main du
corsaire, embrassa son Hélène, sa seule tille, avec celte
effusion particulière aux soldats, et laissa tomber une larme
hUT ce visage dont la fierté, dont l'expression mâle lui
avaient plus d'une fois souri. Le marin, fortement ému, lui
ijonna ses enfants à bénir. Enfin, tous se dirent une dernière
no SCENES DE LA VIE PRIVÉE
fois adieu 'par un long regard qui ne fut pas dénué d'attea
drissement.
— Soyez toujours heureux ! s'écria le grand-père en s*é-
lançant sur le tillac.
Sur mer, un singulier spectacle attendait le général. Le
Saint-Ferdinand, livré aux flammes, flambait comme un
immense feu de paille. Les matelots, occupés à couler le
brick espagnol , s'aperçurent qu'il avait à bord un charge-
ment de rhum, liqueur qui abondait sur V Othello, et trou-
vèrent plaisant d'allumer un grand bol de punch en pleine
mer. Celait un divertissement assez pardonnable à des
gens auxquels l'apparente monotonie de la mer faisait saisit
toutes les occasions d'animer leur vie. En descendant du
brick dans la chaloupe du Saint-Ferdinand, montée par six
vigoureux matelots, le général partageait involontairement
son attention entre l'incendie du Saint-Ferdinand et sa fille
appuyée sur le corsaire , tous deux debout à l'arrière de
leur navire. En présence de tant de souvenirs, en voyant la
robe blanche d'Hélène qui flottait, légère comme une voile
de plus ; en distiii^uant sur l'Océan cette belle et grande
figure, assez imposante pour tout dominer, même la mer, il
oubliait, avec l'insouciance d'un militaire, qu'il voguait sur
la tombe du brave Gomez. Au-dessus de lui, une immense
colonne de fumée planait comme un nuage brun, et les
rayons du soleil, le perçant çà et là, y jetaient de poétiques
lueurs. C'était un second ciel, un dôme sombre sous lequel
brillaient des espèces de lustres, et au-dessus duquel planait
l'azur inaltérable du firmament, qui paraissait mille fois plus
beau par cette éphémère opposition. Les teintes bizarres de
cette fumée, tantôt jaune, blonde, rouge, noire, fondues 'va-
poreusement, couvraient le vaisseau, qui pétillait, craquait
et criait. La flamme sifflait en mordant les cordages, et cou-
rait dans le bâtiment comme une sédition populaire vole
par les rues d'une ville. Le rhum produisait des flammes
bleues qui frétillaient, comme si le génie des mers eût agité
cette liqueur furibonde, de môme qu'une main d'étudiant
fait mouvoir la joyeuse flamberie d'un punch dans une orgie.
Mais le soleil, plus puissant de lumière, jaloux de celte
LA FEMME DE TRENTE ANS 17!
lueur insolente, laissait à peine voir dans ses rayoiàs les
couleurs de cet incendie. C'était comme un réseati, comnôe
une écharpe qui voltigeait au milieu du torrent de ses feux.
L' Othello saisissait, pour s* enfuir, le peu de vent qu'il pou-
vait pfncer dans celte direction nouvelle, et s'inclinait tantôt
d'un côté, tantôt de l'autre, comme un cerf-volant balancé
dans les airs. Ce beau brick courait des bordées vers le sud ;
et tantôt il se dérobait aux yeux du général, en disparaissant
derrière la colonne droite dont Tombre se projetait fantas-
tiquement sur les eaux, et tantôt il se montrait, en se re-
levant avec grâce et fuyant. Chaque fois qu'Hélène pouvait
apercevoir son père, elle agitait son mouchoir pour le saluei:
encore. Bientôt le Saint-Ferdinand coula, en produisant un
bouillonnement aussitôt effacé par l'Océan. Il ne resta plus
alors de toute cette scôûè qu'un nuage balancé par la brise.
\J Othello était loin ; la chaloupe s'approchait de terre ; lé
nuage s'interposa entre celte frôle embarcation et le brick.
La dernière fois que le général aperçut sa fille, ce fut à tra-
vers une crevasse de cette fumée ondoyante. Vision pro-
phétique ! Le mouchoir blanc, la robe se détachaient seuls
sur ce fonds de bistre. Entre l'eau verte et le ciel bleu^ le
brick ne se voyait même pas. Hélène n'était plus qu'un
point imperceptible, une ligne déliée, gracieuse, un ange
dans le ciel, une idée, un souvenir.
Après avoir rétabli sa fortune, le marquis mourut épuisé
de fatigue. Quelques mois après sa mort, en 1835, la mar-
quise fut obligée de mener Moïna aux eaux des Pyrénées.
La capricieuse enfant voulut voir les beautés de ces mon-
tagnes. Elle revint aux Eaux, et à son retour il se passa
ii'horrible scène que voici.
— Mon Dieu, dit Moïna, nous avons bien mal fait, ma
mère, de ne pas rester quelques jours de plus dans les mon-
tagnes! Nous y étions bien mieux qu'ici. Avez-vous entendu
les gémissements continuels de ce maudit enfant et les ba-
vardages de cette malheureuse femme qui parle sans doute
en patois, car je n'ai pas compris un seul mot de ce qu'elle di-
sait? Quelle espèce de gens nous a-t-on donnés pour voisins!
Cette nuit est unedes plus affreuses que j'aie passées de ma vie.
172 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
— Je n'ai rien entendu, répondit la marquise ; mais, ma
chère enfant, je vais voir Fhôtesse, lui demander la chanir
bre voisine, nous serons seules dans cet apparleniont et
n'aurons plus de bruit. Gomment te trouves- tu ce matin t
Es-tu fatiguée?
En disant ces dernières phrases, le marquise s'était levée
pour venir près de Moïna.
— Voyons, lui dit-elle en cherchant la main de sa fille.
— Oh ! laisse-moi, ma mère, répondit Moïna, tu as froid.
A ces mots la jeune fille se roula dans son oreiller par un
mouvement de bouderie, mais si gracieux, qu'il était dif»
ficile à une mère de s'en offenser. En ce moment, une
plainte, dont l'accent doux et prolongé devait déchirer le
cœur d'une femme, retentit dans la chambre voisine.
— Mais si lu as entendu cela pendant toute la nuit, pour>
quoi ne m'as-tu pas éveillée? nous aurions... Un gémisse-
ment plus profond que tous les autres interrompit la mar-
quise, qui s'écria : — Il y a quelqu'un qui se meurt ! El elle
sortit vivement.
— Envoie-moi Pauline ! cria Moïna, je vais m'habiller.
La marquise descendit promptemcnt et trouva l'hôtesse
dans la cour au milieu de quelques personnes qui parais-
saient l'écouter attentivement.
— Miidamc, vous avez mis près de nous une personne qui
paraît souffrir beaucoup...
— Ah ! ne m'en parlez pas! s'écria la maîtresse d'hôtel,
je viens d'envoyei chercher le maire. Figurez-vous que c'est
une femme, une pauvre malheureuse qui y est arrivée hier
au soir à pied ; elle vient d'Espagne, elle est sans passe-port et
sans argent. Elle portait sur son dos un petit enfant qui so
meurt. Je n'ai pas pu me dispenser de la recevoir ici. Co
matin, je suis allée moi-même la voir; car hier, quand
elle a débarqué ici, elle m'a fait une peine affreuse. Pauvre
petite femme ! elle était couchée avec son enfant, et tous
deux se débattaient contre mort.
— Madame, m'a-t-cUc dit en tirant un anneau d'or do
son doigt, je ne possède plus que cela, proncz-lc pour vous
payer; ce sera suffisant, je no ferai pas long séjour ici.
LA FEMME DE TRENTE ANS 173
P&nvre petit! nous allons mourir ensemble, qu'elle à\i en
regardant son enfant. Je lui ai pris son anneau, je lui ai de-
mandé qui elle était ; mais elle n'a jamais voulu me dire
son nom... Je viens d'envoyer chercher le médecin et mon-
âcur le maire.
— Mais, s'écria la marquise, donnez-4ui les secours qui
lui pourront être nécessaires. Mon Dieu I peut-être est-il
encore temps de la sauver ! Je vous payerai tout ce qu'elle
dépensera...
-7 Ah 1 madame, elle a l'air d'être joliment fière, et je
ne sais pas si elle voudra.
— Je vais aller la voir...
Et aussitôt la marquise monta chez l'inconnue sans penser
au mal qfue sa vue pouvait faire à cette femme dans un mo-
ment où on la disait mourante, car elle était encore en
deuil. La marquise pâlit à l'aspect de la mourante. Mîilççré
les horribles souffrances qui avaient altéré la belle physiono-
mie d'Hélène, elle reconnut sa fille aînée. A l'aspect d'une
femme vêtue de noir, Hélène se dressa sur son séant, jeta
m cri de terreiir, et retomba sur son lit, lorsque, dans cette
femme, elle retrouva sa mère.
— Ma fille 1 dit madame d'Aiglemont, que vous faut-il?
Pauline i.«. Moïnal...
— Il ne me faut plus rien, répondit Hélène d'une voix,
affaiblie. J'espérais revoir mon père * niais votre deuil
m'annonce...
Elle n'acheva pas ; elle serra son enlani sur son cœur
comme pour le réchauffer, le baisa au front, et lança sur
la mère un regard où le reproche se lisait encore, quoique
tempéré par le pardon. La marquise ne voulut pas voir ce
reproche: elle oublia qu'Hélène était un enfant conçu jadis
dans les larmes et dans le désespoir, l'enfant du devoir, un
enfant qui avait été cause de ses plus grands malheurs ;
elle s'avança doucement vers sa fille aînée, on se souve-
nant seulement qu'Hélène la première lui avait fait con-
naître les plaisirs de la maternité. Les yeux de la mère
filaient pleins de larmes ; et, en embrassant 8a« tiHe, elle
•'écria : -- Hélèivc! maiilld.M
174 SCÈNES DE LÀ VIS PRIVÉE
Hélène gardait le silence. Elle venait d'aspirer le dernier
soupir de son dernier enfant.
En ce moment Moïua, Pauline, sa femme do chambre,
l'hôtesse et un médecin entrèrent. La marquise tenait la
main glacée de sa fille dans les siennes, et la contemplait
avec un désespoir vrai. Exaspérée par le malheur, la veuve
du marin, qui venait d'échapper à un naufrage en ne sau-
vant de toute sa belle famille qu'un enfant, dit d'une voix
horrible à sa mère : — Tout ceci est votre ouvrage! si vous
eussiez été pour moi ce que...
— Moïna, sortez, sortez tous! cria madame d'Âîglemont
en étouffant la voix d'Hélène par les éclats de la sienne.
— Par grâce, ma fille, reprit- elle, ue renouvelons pas en
ce moment les tristes combats...
— Je me tairai, répondit Hélène en faisant un effort sur-
naturel . Je suis mère, je sais que Moïna ne dort pas. Où
est mon enfant?
Moïna rentra, poussée par la curiosité.
— Ma soîur, dit cotte enf-inl gAlée, le médecin...
— Tout est inutile, reprit Hélène. Ah ! pourquoi nesuis-je
pas morte à seize ans, quand je voulais me tuer I Le bonheur
ne se trouve jamais en dehors clos lois!... Moïna... lu...
Elle mourut en penchant sa lOte sur celle de son enfant,
qu'elle avait serré convulsivement.
— Ta sœur voulait sans douie le dire, Moïna, reprit ma-
dame d'Aiglemont, lorsqu'elle fut rentrée dans sa chambre,
où elle fondit en larmes, que le bonheur ne se trouve ja-
mais, pour une fille, dans une vie romanesque, en dehors des
idées reçues, et, surtout, loin de sa mère.
VI
La vieillesse d*ane mèro coupable.
Pendant l'un des premiers jours du mois de juin 1844, une
dame d'environ cinquante ans, mais qui paraissait encore
plus vieille que ne le comportait son ûge véritable, se pro-
menait au sqleil, à l'heure de midi, le long d'une allée, dans
le jardin d'un grand hôtel situe rue Plunicl, à Paris* Après
LA FEMME DE TRENTE ANS 176
•voir fait deux ou trois fois le tour du sentier légèrement
sinueux où elle restait pour ne pas perdre de vue les fenêtres
d'un appartement qui semblait attirer toute son attention,
î vint s'asseoir sur un de ces fauteuils à demi champêtres
qui se fabriquent avec de jeunes branches d'arbres garnies
de leur écorce. De la place où se trouvait ce siège élégant,
la dame pouvait embrasser par une des grilles d'enceinte et
les boulevards intérieurs, au milieu desquels est posé l'ad-
mirable dôme des Invalides, qui élève sa coupole d'or parmi
les têtes d'un millier d'ormes, admirable paysage, et l'aspect
moins grandiose de son jardin terminé par la façade grise
d'un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Là
loul était silencieux, les jardins voisins, les boulevards, les
Invalides; car, dans ce noble quartier, le jour ne commence
guère qu'à midi. A moins de quelque caprice, à moins qu'une
jeune dame ne veuille monter à cheval, ou qu'un vieux diplo-
mate n'ait un protocole à refaire, à cette heure, valets et
maîtres, tout dort, ou tout se réveille.
La vieille dame si matinale était la marquise d'Aiglemont,
mère de madame de Saint-Héreen, à qui ce bel hôlel appar-
tenait. La marquise s'en était privée pour sa fille, à qui elle
avait donné toute sa fortune, en ne se réservant qu'une
pension viagère. La comtesse Moïna de Saint-Héreen était le
dernier enfant de madame d'Aiglemont.Pour lui faire épouser
l'héritier d'une des plus illustres maisons de France, la mar-
quise avait tout sacrifié. Rien n'était plus naturel : elle avait
successivement perdu deux fils : l'un , Gustave, marquis
d'Aiglemont, était mort du choléra; l'autre, Abel, avait
succombé devant Constantine. Gustave laissa des enfants et
une veuve. Mais l'affection assez tiède que madame d'Aigle-
mont avait portée à ses deux fils s'était encore affaiblie en
[)assant à ses petits-enfants. Elle se comportait poliment
avec madame d'Aiglemont la jeune ; mais elle s'en tenait au
sentiment supcrticicl que le bon goût et les convenances nous
prescrivent de témoigner à nos proches. La fortune de ses
enfants morts ayant été parfaitement réglée, elle avaitréservé
pour sa chère Moïna ses économies et ses biens propres.
Moiiia, belle et ravissante depuis son i^nfanoc, avait toujouw
176 SCÈNES DE LA VIE PRr/fe
été pour madame d'Aiglemonl l'objet d'une de cesprédi;ec-
lions innées ou involontaires chez les mères de famille;
fatales sympathies qui semblent inexplicables, ou que les
observateurs savent trop bien expliquer. La charmante figure
de Moïna, le son de voix de cette fille chérie, ses manières,
sa démarche, sa phy^nomie, ses gestes, tout en elle réveil-
iait chez la marquise les émotions les plus profondes qui
puissent animer, troubler ou charmer le cœur d'une mère.
Le principe de sa vie présente, de sa vie du lendemain, de
sa vie passée, était dans le cœur de cette jeune femme, oïl
elle avait jeté tous ses trésors. Moïna avait heureusement
survécu à quatre enfants, ses aînés. Madame d'Aiglemont
avait en effet perdu de la manière la plus malheureuse, di-
saient les gens du monde, une fille charmante dont la des-
tinée était presque inconnue, et un petit garçon enlevé à
cinq ans par une horrible catastrophe. La marquise vit sans
doute un présage du ciel dans le respect que le sort semblait
avoir pour la fille de son cœur, et n'accordait que de faibles
souvenirs à ses enfants déjà tombés selon les caprices de la
mort, et qui restaient au <'ond de son âme, comme ces
tombeaux élevés dans un champ de bataille, mais que les
fleurs des champs ont presque fait disparaître. Le monde
aurait pu demander à la marquise un compte sévère de celte
insouciance et de cette prédilection ; mais le monde de Paris
est entraîne par un tel torrent d'événements, de modes,
d'idées nouvelles? que toute la vie de madame d'Aiglemont
devait y être en quelque sorte oubliée. Personne ne songeait
à lui faire un crime d'une froideur, d'un oubli qui n'intéres-
saient personne, tandis que sa vive tendresse pbur Moïna
intéressait beaucoup de gens, et avait toute la sainteté d'un
préjugé. D'ailleurs, la marquise allait peu dans le monde; et,
pour la plupart des familles qui la connaissaient, elle parais-
sait bonne, douce, pieuse, indulgente. Or ne faul-il pas
avoir un intérêt bien vif pour aller au delà de ces apparences
dont se contente la société? Puis, que ne pardonne-t-on pas
aux vieillards loi-squ'ils s'effacent comme des ombres et ne
y cm plus être qu'un souvenir? Enfin, madame d'Aigle*
ni était un modèle complaisamment cité parles enfants à
LA FEMME DE TIŒNTE ANS 177
l'jurs pères, par les gendres à leurs belles-mères. Elle avait,
avant le temps, donné ses biens à Moïna, contente du bon-
heur de la jeune comtesse, et ne vivant que par elle et pour
elle. Si des vieillards prudents, des oncles chagrins blilmaif^U
cette conduile endisant : — Jladanic d'Aigleniont se repcniira
peut- cire (juclque jciir de s'ctre dessaisie de sa fortune en
faveur de sa lillo; car si elle connaît bien le cœur de ma-
dame de Saint-IIcTCcn, peut-elle être aussi sûre de la moralité
de son gendre? Cotait contre ces prophètes un toile général,
et, de toutes parts, pleuvaient des éloges pour Mofna.
— 11 faut rendre cette justice à madame de Saint-lléreen,
disait une jeune fennne, que sa mère n'a rien trouvé de
changé autour d'elle. Madame d'Ai^leniont est admirable-
ment bien logée; elle a une voiture à ses ordres, et peut
aller partout dans le monde comme auparavant.
— Excepté aux Italiens, répondait tout bas un vieux pa-
rasite, un de ces gens qui se croient en droit d'accabler leurs
amis d'épigrammes sous prétexte de faire preuve d'indépen-
dance. La douairière n'aime guère que la musique, en fait
de choses étrangères à son enfant gâté. Elle a été si bonne
musicienne dans son temps! mais comme la loge de la
comtesse est toujours envahie par de jeunes papillons, et
qu'elle y gênerait cette petite personne, de qui l'on parle
déjà coniino d'une grande coquette, la pauvre mère no va
jamais aux Italiens.
— Madame de Saint-lléreen, disait une fille à marier, a
pour sa mère des soirées délicieuses, un salon où va tout
Paris.
— Un salon où personne ne fait attention à la marquise,
répondait le parasite.
— L(i fait est que mîwîame d'Aiglemont n*est jamais seule,
disait un fat en appuyant le parti des jeunes dames.
— Le matiu, répc/ndaît le vieil observateur à voix basse,
le malin, la chère Moïna dort. A quatre heures, la chère
Mîjïna est au bois. Le soir, la chère Moïna ta au bal ou aux
iiouHcb... Mais il est vrai que madame d'Aiglemont a la reâ-
soiirce de voir sa chère fdle pendant qu'elle s'habiHe, ou
durant le dmcr lorsque la chère Moïuadiuc parhasird avec
178 SCÈNES DE LA VIE PRTV^B
sa chère mère. — Il n'y a pas encore huit jours, monsieur, dît
le parasite en prenant par le bras un timide précepteur, nou-
veau venu dans la maison où il se trouvait, que je vis cette
pauvre mère triste et seule au coin de son feu. Qu'avez-
vous? lui demandai-je. La marquise me regarda en souriant;
mais elle avait certes pleuré. — Je pensais, me disait-elld,
quïl est bien singulier de me trouver seule, après avoir eu
cinq enfants ; mais cela est dans notre destinée ! Et puis, je
iuis heureuse quand je sais que Moïna s'amuse ! — Elle pou-
vait se confier à moi, qui, jadis, ai connu son mari. C'était
un pauvre homme, et il a été bien heureux de l'avoir pour
femme; il lui devait certes sa jmirie et sa charge à la cour
de Charles X.
Il se glisse tant d'erreurs dans les conversations du monde,
il s'y fait avec légèreté tant de maux si profonds, que l'his-
torien des mœurs est obligé de sagement peser les asser-
tions insouciamment émises par tant dinsouciants. Enfin,
peut-être ne doit-on jamais prononcer qui a tort ou raison
de Tenfant ou de la mCre. Entre ces deux cœurs , il n'y a
qu'un seul juge possible. Ce juge est Dieu ! Dieu qui, sou-
vent, assied sa vengeance au sein des fiimilles, et se sert
éternellement des enfants contre les mères, des pères contre
les fils, des peuples contre les rois, des princes contre les
nations, de tout contre tout; remplaçant dans le monde
moral les sentiments par les sentiments, comme les jeunes
feuilles poussent les vieilles au printemps; agissant en vue
d'un ordre immuable, d'un but à lui seul connu. Sans doute,
chaque chose va dans son sein, ou, mieux encore, elle y
retourne.
Ces religieuses pensées, si naturelles au cœur des vieil-
lards, flottaient éparses dans l'âme de madame d'Aiglemont;
elles y étaient à demi lumineuses, tantôt abîmées, tantôt dé-
ployées complètement, comme des fleurs tourmentées à la
surface des eaux pendant une tempête. Elle s'était assise,
lassée, affaiblie par une longue méditation, par une de .ces
rêveries au milieu desquelles louie la vie se dresse, se dé-
roule aux yeux de ceux qui pressentent la mort.
Cette femme, vieille avant le temps, eût été, pour queU
LA FEMME DE TRENTE ANS 179
que poôte passant sur le boulevard, un tableau curieux. A
la voir assise à l'ombre grêle d'un acacia, l'ombre d'un aca-
cia à midi, tout le monde eût su lire une des mille choses
écrites sur ce visage pâle et froid, môme au milieu des chauds
rayons du soleil. Sa figure pleine d'expression représentait
quelque chose de plus grave encore que ne Test une vie à
son déclin, ou de plus profond qu'une âme affaissée par
l'expérionce. Elle était un de ces types qui, entre mille phy-
sionomies dédaignées parce qu'elles sont sans caractère,
vous arrêtent un moment, vous font penser; comme, entre
les mille tableaux d'un musée, vous êtes fortement impres-
sionné, soit par la tête sublime où Murillo peignit la dou-
leur maternelle, soit par le visage de Béatrix Cinci où le
Guide sut peindre la plus touchante innocence au fond du
plus épouvantable crime, soit par la sombre face de Phi-
lippe II où Vélasquez a pour toujours imprimé la majestueuse
terreur que doit inspirer la royauté. Certaines figures hu-
maines sont de despotiques images qui vous parlent, vous
interrogent, qui répondent à vos pensées secrètes, et font
même des poëmcs entiers. Le visagt glacé de madame d'Ai-
glemont était une de ces poésies terribles, une de ces faces
répandues par milliers dans la divine Comédie de Dante
Alighieri.
Pendant la rapide saison où la femme reste en fleur, les
caractères de sa beauté servent admirablement bien la dis-
simulation à laquelle sa faiblesse naturelle et nos lois so-,
ciales la condamnent. Sous le riche coloris de son visage
frais, sous le feu de ses yeux, sous le réseau gracieux de
ses traits si fins, de tant de lignes multipliées, courbes ou
droites, mais pures et parfaitement arrêtées, toutes ses émo-
tions peuvent demeurer secrètes; la rougeur alors ne révèle
rien en colorant encore des couleurs déjà si vives; tous les
foyers intérieurs se mêlent alors si bien à la lumière de
ces yeux flamboyants de vie, que la flamme passagère d'une
souffrance n'y apparaît que comme une grâce de plus. Aussi
rien n'est-il si discret qu'un jeune visage, parce que rien
n'est plus immobile. La figure d'une jeune femme aie calme,
le poli, la fraîcheur de la surface d'un lac. La physionomie
180 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
des femmes ne commence qu'à trente ans. Jusqu'à cet ^.gc,
le peintre ne trouve dans leurs visages que du rose et du
blanc, des sourires et des expressions qui répètent une
. môme pensée, pensée de jeunesse et d'amour, pensée uni-
forme et sans profondeur; mais, dans la vieillesse, tout chez
la femme a parlé, les passions se sont incrustées sur son
visage; elle a été amante, épouse, mère; les expressions les
plus violentes de la joie et de la douleur ont fini par gri-
mer, torturer ses traits, par s'y empreindre en mille rides,
qui toutes ont un langage; et une tête de femme devient
alors sublime d'horreur, belle de mélancolie, ou magnifique
de calme; s'il est permis de poursuivre cette étrange mé-
taphore, le lac desséché laisse voir alors les traces de tous
les torrents qui l'ont produit; une tête de vieille femme
n'appartient plus alors ni au monde qui, frivole, est effrayé
d'y apercevoir la destruction de toutes les idées d'éléganco
auxquelles il est habitué, ni aux artistes vulgaires qui n'y
découvrent rien; mais aux vrais poètes, à ceux qui ont le
sentiment d'un beau indépendant de toutes les conventions
sur lesquelles reposent tant de préjugés en fait d'art et de
beauté.
Quoique madame d'Aiglemont portât sur sa tôte une ca-
pote à la mode, il était facile de voir que sa chevelure, jadis
noire, avait été blanchie par de cruelles émotions; mais la
manière dont elle la séparait en deux bandeaux trahissait
son bon goût, révélait ses gracieuses habitudes de la femme
élégante, et dessinait parfaitement son front flétri, ridé, dans
la forme duquel se retrouvaient quelques traces de son an-
cien éclat. La coupe de sa figure, la régularité de ses traits
donnaient une idée, fa^ible à la vérité, de la beauté dont
elle avait dû être orgueilleuse; mais ces indices accusaient
encore mieux les douleurs , qui avaient été assez aiguës
pour creuser ce visage, pour en dessécher les tempes, en
rentrer les joues, en meurtrir les paupières et les dégarnir
de cils, cette grâce du regard. Tout était silencieux eu cette
femme; sa démarche et ses mouvements avaient cette
lenteur grave et recueillie qui imprime le respect. Sa
idestie, changée en timidité, semblait être le résultat de
LA F£MM£ DE TRENTE ANS 181
rhabitude, quelle avait prise depuis quelcpies années, de
s'effacer devant sa fille; puis sa parole était rare, douce,
coiume celle de loutes les personnes forcées de réfléchir, de
se concentrer, de vivre en clles-niômes. Cette attitude et
cette contenance inspiraient un sentiment indéfinissable,
qui n'était ni la crainte ni la compassion, mais dans lequel
se fondaient mystérieusement toutes les idées que recueil-
lent ces diverses affections. Enfin la nature de ses rides, la
manière dont son visage était plissé, la pâleur de son re-
gard endolori, tout témoignait éloquemment de ces larmes
qui, dévorées par le cœur, ne tombent jamais à terre. Les
malheureux accoutumés à oontempler le ciel pour en appe-
ler à lui des maux de leur vie eussent facilement reconnu
dans les veux de cette mère les cruelles habitudes d'une
prière faite à chaque instant du jour, et les légers vestiges
do ces meurtrissures secrètes qui finissent par détruire les
fleurs de l'âme et jusqu'au sentiment de la maternité. Les
peintres ont des couleurs pour ces portraits, mais les idées
et les paroles sont impuissantes pour les traduire fidèlement ;
il s'y rencoiiire, dans les tons du teint, dans l'air de la figure,
des phénomènes inexplicables que Tâme saisit par la vue,
mais le n'cit des éyénements auxquels sont dus de si ter*
rihles bouleversements de physionomie est la seule res-
source qui reste au poète pour les faire comprendre. Cette
figure annonçait un orage calme et froid, un secret combat
entre l'héroïsme de la douleur maternelle et l'infirmité de
nos sentiments, qui sont finis comme nous-mêmes et oCi
rion ne se trouve d'infini. Ces souffrances sans cesse refou-
lées avaient produit à la longue je ne sais quoi de morbide
en cette femme. Sans douto quelques émotions trop vio-
lentes avaient physiquement altéré ce cœur maternel, et
quelque maladie, un anévrisme peut-être, menaçait len-
tement cette femme à son insu. Les peines vraies sont en
aj^Aircnce si tranquilles dans le lit profond qu'elles se sont
fait, où elles semblent dormir, mais où elles continuent à
corroder l'âme comme cet épouvantaWe acide qui perce lo
cristal 1 En ce moment deux larmes sillonnèrent les joues de
la marquise, et elle se leva comme si quelque réflexi''
182 SCENES DE LA VIE PRIVEE
plus poignante que toutes les autres Feûl vivement blos-
i^e. Elle avait sans doute jugé Tavcnir de Moïna. Or,
en prévoyant les douleurs qui attendaient sa fille, loin
les malheurs de sa propre vie lui étaient retombés sur le
tœur.
La situation de cette mère sera comprise en expliquant
celle de sa fille.
Le comte de Saint-Héreen était parti depuis environ six
mois pour accomplir une mission politique. Pendant cette
absence, Moina , qui à toutes les vanités de la petite-mat-
tresse joignait les capricieux vouloirs de l'enfant gàlé, s'était
amusée, par étourderie ou pour obéir aux mille coquette-
ries de la femme , et peut-être pour en essayer le pouvoir,
à jouer avec la passion d'un homme habile, mais sans cœur,
se disant ivre d'amour, de cet amour avec lequel se com-
binent toutes les petites ambitions sociales et vaniteuses du
fat. Madame d'Aiglemont, à laquelle une longue expérience
avait appris à connaître la vie, à juger les hommes, à re-
douter le monde, avait observé les progrès de cette intngao
et pressentait la perte de sa fille en la voyant tombée entre
les mains d'un homme à qui rien n'était sacré. N'y avait-il
pas pour elle quelque chose d'épouvantable à rencontrer
un roué dans l'homme que Moina écoutait avec plaisir?
Son enfant chérie se trouvait donc au bord d'un abtme.
Elle eu avait une horrible certitude, et n'osait l'arrêter, car
elle tremblait devant la comtesse. Elle savait d'avance que
Moïna n'écouterait aucun de ses sages avertissements ; elle
n'avait aucun pouvoir sur cette âme , de fer pour elle et
toute moelleuse pour les autres. Sa tendresse l'eût porUSe à
s'intéresser aux malheurs d'une passion justifiée par les
nobles qualités du séducteur, mais sa fille suivait un moa«
vcment de coquetterie; et la marquise méprisait le comtt
Alfred de Vandcncsse, sachant qu'il était homme à coost
déror sa lutte avec Moïna comme une partie d'échecs
(Quoique Alfred de Vandcncsse fit horreur à cette malheu*
reuse mère, elle était obligée d'ensevelir dans le pli le plus
profond de son cœur les raisons suprêmes de son avcrsioa
Elle était iulimement liée avec le marquis de Yandenesse
LA FEMUB DE TBENTÊ^A
■1^3
^HpKre d'Alfred, et celte emitié,
^Btaonde, auLorisail le jeune homme A venir faniilièrcment
cheï madame de Saînl-Ilérèpn, pour laquelle il foiguail une
passion conçue dès l'enfance. D'ailleurs, en vain madame
d'Aiglemont se serait-elle d<^cidi^e A jeter entre sa dlle et
Alfred de Vandencsse une terrible parole qui les elîl si^pa-
rts; elle était certaine de n'y pas réussir, malgré la puis-
sance de cette parole, qui l'eût déshonorée aux yeux de sa
fllle. Alfred avait trop de corruption , Moïoa trop d'esprit
pour croire i cette rCvélalion, et la jeune vicomtesse l'eût
<^lu<tée en la traitant de ruse maternelle. Madame d'Aiglo-
mont avait biti son cachot de ses propres mains et s'y était
murée elle-même pour y mourir en voyant se perdre la
belle vie de Molna, cette vie devenue sa gloire, son bon-
heur et sa consolation, une existence pour elle mille foia
plus chfre que la sienne. Horribles souffrances, incroyables.
sans langage I abîme sans fond I
Elle attendait impatiemment le lever de sa fille, et néan-
moins elle te redoutait, semblable au malheureux condamné
à mort qui voudrait en avoir fini avec la vie, et qui cepen-
dant a froid en pensant au bourreau. La marquise avait ré-
■olu de tenter un dernier cfTorl; mais elle craignait peut-
CIT6 moins d'échouer dans sa tentative que de recevoir
encore une de ces blessures si douloureuses à son coeur
qu'elles avaient épuisé tout son courage. Son amour de mère
en était arrivé lA : aimer sa fille, la redouter, appréhender
un coup de poignard et aller au-devant. Le sentiment ma-
ternel est si large dans les creurs aimanU qu'avant d'arriver
à l'indifférence une mCre doit mourir en «'appuyant sur
quelque grande puissance, la religion ou l'amour, D^mis
son lever, la fatale mémoire de la marquise lui avait retraod
plusieurs de ces faits, |telils en apparence, mais qui dans I&
vie morale sont de grands événements. En effet, parfois un
geste développe tout un drame, l'accent d'une parole déchire
toute une vie, l'indifférence d'un regard tue ia plus heureuse
passion. La marquise d'Aiglemont avait mallieureusemcni
trop vu ces gestes, entendu trop ces paroles, reçu trop de
ces regards affreux A l'Auic, pour que ses
18/l SCÈNES LE LA VIE PRIVÉE
lui donner des espérances. Tout lui prouvait qu'Alfred l'avait
perdue dans le cœur de sa fille, où elle restait, elle, la mère,
moins connue un plaisir que comme un devoir. Mille choses,
des riens lui attestaient la conduite détestable de la com-
tesse envers elle, ingratitude que la marquise regardait
peut-ôtre comme une punition. Elle cherchait des excuses à
sa fille dans les desseins de la Providence, afin de pouvoir
encore adorer la main qui la frappait. Pendant cette matinée,
elle se souvint de tout, et tout la frappa de nouveau si vive-
ment au cœur, que sa coupe, remplie de chagrins, devait
déborder si la plus légère peine y était jetée. Un regard froid
pouvait tuer la marquise. Il est difficile de peindre ces faits
doniestiqucs, mais quelques-uns suffiront peut-être h les in-
diquer tous. Ainsi la marquise, étant devenue un peu sourde,
n'avait jamais pu obtenir de Moïna qu'elle élevât la voix pour
elle; et le jour où, dans la naïveté de l'être souffrant, elle
])ria sa fille de répéter une phrase dont elle n'avait rien
saisi, la comtesse obéit, mais avec un air de mauvaise |i;rtce
qui ne permit pas à madame d'Aiglemont de réitérer sa mo-
deste prière. Depuis ce jour, quand Moïna racontait un évé-
nement ou parlait, la marquise avait soin de s'approcher
d'elle; mais souvent la comtesse paraissait ennuyée de l'in-
firmité qu'elle reprochait étourdiment à sa môre. Cot exem-
ple, pris entre mille, ne pouvait frapper que le cœur d'uno
mère. Toutes ces choses eussent échappé peut-être à un ob-
servateur, car c'était des nuances insensibles pour d'autres
yeux que ceux d'une femme. Ainsi madame d'Aiglemont
ayant un jour dit à sa fille que la princesse de Gadignau
était venue la voir, Moïn;i s'écria simplement : — Commentl
file est venue pour vous! L'air dont ces paroles furent dîtes,
l'arceiit (pic la ronit(jSse y mil, pei^^naient par de I<?gc^rc8
teintes un élnnnc.Mîîenl, un mc'pris ék'jjçant qui feraient Irou-
V.": aux c(i pis toujours jeunes et tendres de la philanthropie
il.iuù l:i cjuuuiie en vertu de laquelle les sauvages tuent
leurs vieillards quand ils Fie peuvent plus se tenir à la bran-
che d'un arbre fortement secoué. Madame d'Aiglemont se
leva, sourit, et alla pleurer en secret. Les gens bien élevés,
et les femmes surtout, no trahissent leurs sentiments que
LA FEMME DE TRENTE ANS 185
par des touches iuipcrceplibles, mais qui n'en font pas moins
deviner les vibrations de leurs cœurs à ceux qui peuvent
retrouver dans leur vie des situations analogues à celle de
cette mère meurtrie. Accablée par ses souvenirs, madame
d'Aiglemont retrouva l'un de ces faits microscopiques si pi-
quants, si cruels, où elle n'avait jamais mieux vu qu'en ce
moment le mépris atroce caché sous des sourires. Mais ses
larmes se séchèrent quand elle entendit ouvrir les persiennes
de la chambre oh reposait sa fille. Elle accourut en se diri-
geantversles fenôtres par le- sentier qui passait le long de la
grille devant laquelle elle était naguère assise. Tout en mar-
chant, elle remarqua le soin particuUer que le jardinier avait
mis à ratisser le sable de cette allée, assez mal tenue depuis
peu de temps. Quand madame d'Aiglemont arriva sous les fe-
nôtres de sa fille, les persiennes se refermèrent hrusquement.
— Moïna, dit-elle.
Point de réponse.
— Madame la comtesse est dans le petit salon, dit la
femme do chambre de IMoïna quand la marquise rentrée au
logis demanda si sa fille était levée.
Madame d'Aiglemont avait le cœur trop plein et la tète
trop fortement préoccupée pour réfléchir en ce moment sur
des circonstances si légères; elle passa promptement dans
un petit Salon oh elle trouva la comtesse en peignoir, un
bonnet négligounnent jeté sur une chevelure en désordre,
les pieds dans ses pantoufles, avant la clef de sa chambre
dans sa ceinture, le visage euiprcint dépensée^ presque ora-
geuses et des couleurs animées. Elle était assise sur un di-
van, et paraissait réfléchir.
— Pourquoi vient-on? dit-elle d'une voix dure. Ah! c'est
vous, ma mère, leprit-elle d'un air distrait après s*6tre in-
terrompue elle-même.
— Oui, mon enfant, c'est la mère,..
L'accent avec lequel madame d'Aiglemont prononça ces
paroles peignit nue eft'usion de cœur et une émotion intime,
dont il serait difficile de donner une idée sans employer le
mot de sainteté. Elle avait en effet si bien revêtu le carac*
tore sacré d'une mère, que sa fille en fut frappée, et se tourna
186 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
vers elle par un mouvement qui exprimait à la fois le res-
pect, l'inquiétude et le remords. La marquise ferma la porte
de ce salon, où personne ne pouvait entrer sans faire du
bruit dans les pièces pri'cédentes. Cet éloignement garantis-
sait de toute indiscrétion.
— Ma fille, dit la marquise, il est de mon devoir de l'é-
clairer sur une des crises les plus importantes dans notre
vie de femme, et dans laquelle tu te trouves à ton insu peut-
être, mais dont je viens te parler moins en mère qu'en
amie. En te mariant tu es devenue libre de tes actions, tu
n'en dois compte qu'à ton mari ; mais je t'ai si peu fait
sentir l'autorité maternelle (et ce fut un toVt peut-être), que
je me crois en droit de me faire écouter de toi, une fois
au moins, dans la situation grave où tu dois avoir besoin
do conseil. Songe, Moïna, que je t'ai mariée à un homme
d'une haute capacité, de qui tu peux être fière, que...
— Ma mère, s'écria Moïna d'un air mutin el en l'inter-
rompant^ je sais ce que vous venez me dire. Vous allez me
prêcher au sujet d'Alfred...
— Vous ne devineriez pas si bien, Moïna, reprit grave-
ment la marquise en essayant de retenir ses larmes, si voui
ne sentiez pas...
— Quoi? dit-elle d'un air presque hautain. Mais, ma mère,
en vérité...
— Moïna, s'écria madame d'Aiglemont en faisant un
effort extraordinaire, il faut que vous entendiez attentive-
ment ce que j^ dois vous dire...
— J'écoute^ dit la comtesse en se croisant les bras et
affectant une impertinente soumission. Permettez-moi, ma
mère, dit-elle avec un sang-froid incroyable, de sonner
Pauline pour la renvoyer...
Elle sonna.
— Ma chère enfant, Pauline ne peut pas entendre...
— Maman, reprit la comtesse d'un air sérieux, et qui au-
rait dû paraître extraordinaire à la mère, je dois... Elle
s'arrêta, la femme de chambre arrivait. — Pauline, allez
vous-même chez Baudran savoir pourquoi je n'ai pas encore
mon chapeau...
LA FEMME DE TRENTE ANS " 187
Elle se rassit et regarda sa mère avec attention. La mar^
quise, dont le cœur était gonflé, les yeux secs et qui res-
sentait alors une de ces émotions dont la douleur ne peut
être comprise que par les mères, prit la parole pour instruire
Moina du danger qu'elle courait. Mais, soit que la comtesse
se trouvât blessée des soupçons que sa mère concevait sur
le fils du marquis de Vandenesse, soit qu'elle tut en proie
à Tune de ces folies incompréhensibles dont le secret est
dans l'inexpérience de toutes les jeunesses, elle profita d'une
pause faite par sa mère pour lui dire en riant d'un rire
forcé : — Maman, je ne te croyais jalouse que du père...
A ce mot, madame d'Aiglemout ferma les yeux, baissa la
tète et poussa le plus léger de tous les soupirs. Elle jeta
son regard en l'air, comme pour obéir au sentiment invin-
cible qui nous fait invoquer Dieu dans les grandes crises d*
la vie ; puis, elle dirigea sur sa fille ses yeux pleins d'une
majesté terrible et empreints aussi d'une profonde douleur.
— Ma fille, dit-elle d'une voix gravement altérée, vous
avez été plus impitoyable envers votre mère que ne le fut
l'homme offensé par elle, plus que ne le sera Dieu peut-être»
Madame d'Aiglemont se leva; mais arrivée à la porte,
elle se retourna, ne vit que de la surprise dans les yeux de
sa fille, sortit et put aller jusque dans \p jardin, où ses
forces l'abandonnèrent. Là, ressentant au ''cœur de fortes
douleurs, elle tomba sur un banc. Ses yeux, qui erraient
sur le sable, y aperçurent la récente empreinte d'un pas
d'homme dont les boites avaient laissé des marques très-
reconnaissablcs. Sans aucun doute, sa fille était perdue, elle
crut comprendre alors le motif de la commission donnée à
Pauline. Cette idée cruelle fut accompagnée d'une révéla-
tion plus odieuse que ne l'était tout le reste. Elle supposa
que le fils du marquis de Yandenesse avait détruit dans le
cœur de Moïna ce respect dû par une fille à sa mère. Sa
souffrance s'accrut, elle s'évanouit insensiblement, et de-
meura comme endormie. La jeune comtesse trouva que sa
mère s'était permis de lui donner un coup de boutoir un
peu sec, et pensa que le soir une caresse ou quelques at-
tentions feraient les frais du raccommodement. Entendant
183 SCi^.NES T)V. LA VIE PT^ÎVER
nn cri rlc tcmmo danî? le jardin, clic so poncha ndglîjrem-
liiont au moment où Pauline, qui n'était pas encore sortie,
nppolail au secours Qt tenait la marquise dans ses bras.
— N'effrayez pas ma lille 1 fut le dernier mot que pro-
nonça celte mrre.
]\Iqfna vit transporter sa mère, pâle, inanimde, respirant
avec cîiniculté, mais agitant les bras comme si elle voulait
ou lutter ou parler. Alterrde par ce spectacle, Mdïna suivit
sa môre, aida silencieusement à la coucher sur son lit et à la
dcsiiahiller. Sa faute l'accabla. En ce moment suprême, ellp
connut sa m6re, et ne pouvait plus rien réparer. Elle voulut
être seule avec elle, et quand il n'y eut plus personne dans
la chambre, qu'elle sentit le froid de cette main pour elle
Toujours caressante, elle fondit en larmes. Réveillée par ses
pleurs, la marquise ])ut encore regarder sa chère Molna;
puis, au bniit de ses sanglots, qui semblaient vouloir briser
ce sein drlicat et en désordre, elle contempla sa fille en sou-
riant. Ce sourire prouvait î\ cette jeune parricide que le cœur
d'une mrre est un abîme au fonrl duquel se trouve toujours
nn pardon. Aussitôt que l'état de la marquise futconnji, des
(rens à clieval avaient été expédiés pour aller chercher le
nn'decin, le cliirurgien et lespetits-enfanla de madame d*Ai-
{^leniont. La jeune marquise et ses enfants arrivèrent en
même temi)s que les gens de l'art et formèrent imc assemblée
assez imposante, silencieuse, inquiète, à laquelle se mêlèrent
les flomestiques. La jeune marquise, qui n'entendait aucun
hruil, vint lVai)per doucement ti la porte de la chambre. A ce
sijmal, Moïna, réveillée sans doute dans sa douleur, poussa
brusquement les deux battants, jeta des yeux hagards sur
cette assemblée de famille et se montra dans un désordre
r|Mi parlait plus haut que le langage. A l'aspect de ce dés-
ordre vivant chacun resta muet. 11 était facile d'apercevoir
les pieds de la marquise roides et tendus convnlsivemenl
sur le Ht de mort. Moïna s'appuya sur la j)orte, regarda ses
parents, et dit d'une voix creuse : — J*ni perdu ma mère !
Paris, 18i8-l8.U.
ÎA
FEMME ABANDONNEE
i: L.i DUCUESSE S
n 1S2S, au commi'nccineul du prii)it:ii)(is, les iij(^tJ''uini)
'liîm envoyâriitil eu Urne Nurmniuliu un juutm liuUiuii!
x'Iovail alors d'une maludie inlknimaioiro causja l'W
|LiL'sexcSsi]'éluiic, ou Ue lie niiui-flri!. Sa conviiies-
' nxigoait uii repos coin plci, une nourriture dou£0, U
il nid cl rubauticii lolale lic scnsatioiiB i:xirfiii«s, L,es
<'- campngot-B du Beasm et l'exiflccce pâle de la pru-
' parurent duau j)ropice3 â son râlabli^emcni. Il tint
;<^iix, jolie ville situdc à deux lieues de lamor, cliezuae
1 couMMS, qui l'accueillit avec celle cordialité fuirtiwi-
iiLX gens liabiluiisâ vivre. dans la retraite, elpourlet-
' l'arrivée d'un parent ou d'un ami devient ua bonhour.
<|iie!quea UMges prës, toutes les pelilcs villes se n
'ii'iil. Or, après plusieurs soii'iie» iiassiiea ebeïsocoti-
ii.idanic de SuInttySevÈre , ou clicz [a persounris qui
is^iient sa couiputfnie, ce jeune Purisicn, nuiiim^. timiv-
'.i^ baron Gaston da Nneîl, eut biemdl connu les gens
. .'lie société oxcluûve regardait comme t^tunt loulu lu
. Gaston de Nuffll vil en eux le persounel iuinitiabia
Irs observateurs relrouvenl tlans lus noinbreesea fl
lis de cts a;tuienB £ialfl qui formnioiii l'i France i
190 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
C'était d*abord la famille dont la noblesse, inconnue à
cinquante lieues plus loin, passe, dans le département, pour
incontestable et de la plus haute antiquité. Celte espèce de
famille royale au petit pied effleure par ses alliances, sans
que personne s'en doute, les Navarreins, les Grandlieu,
louche aux Cadignan, et s'accroche aux Blamont-Chauvry.
Le chef de cette race illustre est toujours un chasseur déter-
miné. Homme sans manières, il accable tout le monde de sa
supériorité nominale; tolère le sous-préfet, comme il souffre
l'impôt ; n'admet aucune des puissances nouvelles créées
par le dix-neuvième siècle, et fait observer, comme une
monstruosité politique, que le premier ministre n'est pas
gentilhomme. Sa femme a le ton tranchant, parle haut, a eu
des adorateurs, mais fait régulièrement ses p&ques; elle
élève mal ses filles, et pense qu'elles seront toujours assez
riches de leur nom. La femme et le mari n'ont d'ailleurs
aucune idée du luxe actuel ; ils gardent les livrées du théâ-
tre, tiennent aux anciennes formes pour rargenterie, les
meubles, les voitures, comme pour les mœurs et le langage.
Ce vieux faste s'allie d'ailleurs assez bien avec l'économie
des provinces. Enfin c'est les gentilshommes d'autrefois,
moins les lods en vente, moins la meute et les habits ga-
lonnés; tous pleins d'honneur entre eux, tous dévoués à
des princes qu'ils ne voient qu'à distance. Cette maison his-
torique incognito conserve l'originalité d'une antique tapis-
rie de haute -lice. Dans la famille végète infailliblement un
oncle ou un frère, lieutenant général, cordon rouge, homme
de cour, qui est allé en Hanovre avec le maréchal de Ri-.
chelieu, et que vous retrouverez là comme le feuillet égar<
d'un vieux pamphlet du temps de Louis XV.
A cette famille fossile s'oppose une famille riche, maiw
de noblesse moins ancienne. Le mari et la femme vont pas-
ser deux mois id' hiver à Paris, ils en rapportent le ton fugi«
tif et les passions éphémères. Madame est élégante, mais un
peu guindée et toujours en retard avec les modes. Cepen-
dant elle se moque de l'ignorance affectée par ses voisins;
son argenterie est moderne; elle a des grooms, des nègres,
un valet de chambre. Son fils atné a tilbury, ne fait rien, il
LA FEMME ABANDONNÉE 19!
a un majorât ; le cadet est auditeurs au conseil d'État. Le
pOre , très au fait des intrigues du ministère, raconte des
anecdotes sur Louis XVIII et madame du Cayla: il place
dans le cinq pour cent, évite la conversation sur les cidres,
mais tombe encore parfois dans la manie de rectifier le
chiffre des fortunes départementales; il est membre du con-
seil général, se fait habiller à Paris, et porte la croix de la
Légion d'honneur. Enfin ce gentilhomme a compris la res-
tauration, et bat monnaie à la Chambre ; mais son roya-
lisme est moins pur que celui de la famille avec laquelle il
rivalise. Il reçoit la Gazette et les Débats . L'autre famille
ne lit que la Quotidienne.
Monseigneur Tévôque, ancien vicaire général, flotte entre
ces deux puissances qui lui rendent les honneurs dus à la
religion, mais en lui faisant sentir parfois la morale que le
bon La Fontaine a mise à la fin de VAne chargé de reliques.
Le bonhomme est roturier.
Puis viennent les astres secondaires, les gentilshommea
qui jouissent de dix à douze mille livres de rente, et qui
ont été capitaines de vaisseau ou capitaines de cavalerie, ou
rien du tout. A cheval par les chemins, ils tiennent le mi-
lieu, entre le curé portant les sacrements et le contrôleur
des contributions en tournée. Presque tous ont été dans les
pages ou dans les mousquetaires, et achèvent paisiblemeot
leurs jours dans une faisarice -valoir, plus occupés d'une
coupe de bois ou de leur cidre que de la monarchie. Cepen-
dant ils parlent de la charte et des libéraux entre deux
rubbers de whist ou pendant une partie de trictrac, après
avoir calculé des dots et arrangé des mariages en rapport
avec les généalogies qu'ils savent par cœur. Leurs femmes
font les fières et prennent les airs de la cour dans leurs ca-
briolets d'osier ; elles croient être parées quand elles sont
iffublées d'un châle et d'un bonnet ; elles achôtent annuel
icment deux chapeau, mais après de mûres délibérations,
et se les font apporter de Paris par occasion ; elles sont gé-
néralement vertueuses et bavardes.
Autour de ces éléments principaux de la gent aristocra-
tique se groupent deux ou trois vieilles filles de qualité qui
192 SCÈNKS DE LA VIE PIUVî--:
ont résolu le problème de rimmobilisation de la er^
humaine. Elles semblent être scellées dans les maisoi
vous les voyez ; leurs figures, leurs toilettes font pan
l'imnieuble, de la ville, de la province ; elles en se
tradition, la mémoire, l'osprit. Toutes ont quelques
de roide et de monumental; elles savent sourire ou b
la tôle à propos, et, de temps en temps, disent des
qui pa>sent pour sjjiriluels.
Quelques riches bourgeois se sont glissés dans ce
faubourg Saint-Germain, grâce à leurs opinions arisl
tiques ou à leurs forUmcs. Mais, en dépit de leurs
ranteans, là chacun dit d'eux : — Ce petit un tel pense
Et l'on en fait des dépulés. Généralement ils sont pix
par les vieilles filles, mais on en cause.
Puis enfin deux ou trois ecclésiastiques sont reçus
cette société d'éliie, pour leur étole, ou parce qu'ils o
l'esprit, et que ces nobles personnes, s'ennuyant entre
inlroduiscni l'élément bourgeois dans leurs salons c<
un boulanger met de la levure dans sa pto.
La somme d'intelligence amassée dans toutes ces té
compose d'une certaine quantité d'idées anciennes, auxq
se mêlent quelques pensées nouvelles qui se brassent en
muu tous les soirs. Semblables à l'eau d'une petite ans
phrases qui représentent ces idées ont leur flux et reflua
tidien, leur remous perpétuel, exactement pareil; q
entend aujourd'hui le vide retentissement l'entendra de
dans un an, toujours. Leurs arrêts immuablement port»
les choses d'ici-bas forment une science traditionnelle
quelle il n'est au pouvoir de personne d'ajouter une {
(l'esprit. La vie de ces routinières personnes gravite
une sphère d'habitudes aussi ineommutables que le
leurs opinions religieuses, politiques, moraks et littér
Un étranger est-il admis dans ce cénacle, chacun lui
non sans une sorte d'ironie : — Vous ne trouverez jwis
brillant de votre monde parisien I et chacun condar
Texistence de ses voisins en cherclrant à faire croire
est une exception dans cette société, qu'il a tenté sanî
ces de la rénover. Mais si, par malheur, l'étranger fc
U FEMME ABAI^DONNÉE 19S
par quelque remarque Topinion que ces gens ont mutuelle-
ment d'eux-mêmes, il passe aussitôt pour un homme mé-
chant, sans foi ni loi, pour un Parisien corrompu, coimm^ le
sont en général tous les Parisiens.
Quand Gaston de Nueil apparut dans ce petit monde, où
l'étiquette était parfaitement observée, où chaque chose de
la vie s'harmoniait, où tout se trouvait mis à jour, où les
valeurs nobiliaires et territoriales étaient cotées comme le
sont les fonds de la Bourse à la dernière page des journaux,
il avait été pesé d'avance dans lesbalances infaillibles de l'o-
pinion bayeusaine. Déjà sa cousijïc madame de Sainte-Sevère
avait dit le chiffre de sa fortune, celui de ses espérances,
exhibé son arbre généalogique, vanté ses connaissances, sa
politesse et sa modestie. Il reçut Taccueil auquel il devait
strictement prétendre, fut accepté comme un bon gentil-
homme, sans façon, parce qu'il n'avait que vingt-trois ans;
mais certaines jeunes personnes et quelques mères lui firent
les yeux doux. Il possédait dix-huit mille livres de rente dans
la vallée d'Auge, et son père devait tôt ou tard lui laisser le
château de Mancrville avec toutes ses dépendances. Quant à
son instruction, à son avenir politique, à sa valeur person-
nelle, A SCS talents, il n'en fut pas seulement question. Ses
terre.» étaient bonnes et les fermages bien assurés ; d'excel-
lentes plantations y avaient été faites; les réparations et les
impôts étaient à la charge des fermiers; les pommiers
avaient trente-huit ans; enfin son père étaifen marché pour
acheter deux cents arpents de bois contigusà son parc, qu'il
Toulait entourer de murs; aucune espérance ministérielle,
aucune célébrité humaine ne pouvait lutter contre de tels
avantages. Soit malice, soit calcul, madame de Sainte-Sevère
n'avait pas parlé du frère aîné de Gaston, et Gaston n'en dit
pas un mot. Mais ce frère était poitrinaire, et paraissait dei
voir être bientôt enseveli, pleuré, oublié. Gaston de Nueil
commença par s'amuser de ces personnages ; il en dessina,
pour ainsi dire, les figures sur son album dans la sapide
vérité de leurs physionomies anguleuses, crochues, ridées,
dans la plaisante originalité de leurs costumes et de leurs
tics; il se délecta des normanism(js de kur idiome, du fruste
\9k SCÈNES DS LA VIS PRIVEE
do leurs idées ei de leurs caractères. Mais, après avoir épouse
pendant un moment cette existence semblable à celle des
écureuils occupés à tourner leur cage, il sentit Tabsence des
oppositions dans une vie arrêtée d'avance, comme celle des
rjeligieux au fond des cloîtres, et tomba dans une crise qui
n'est encore ni Tennui, ni le dégoût, mais qui en comporte
presque tous les effets. Après les légères souffrances de celte
transition, s'accomplit pour l'individu le phénomène de sa
t)ransplanlation dans un terrain qui lui est contraire, où il
doit s'atrophier et mener une vie rachitique. En effet, si rien
ne le tire de ce monde, il en adopte insensiblement les
usages, e[ se fait à son vide qui le gagne et l'annule. Déjà
les poumons de Gaston s'habituaient à cette atmosphère.
Prêt à reconnaître une sorte de bonheur végétal dans ces
journées passées sans soins et sans idées, il commençait à
perdre le souvenir de ce mouvement de sève, de cette fruc*
tification constante des esprits qu'il avait si ardemment
épousée dans la sphère parisienne, et allait se pétrifîer parmi
ecs pétrifications, y demeurer pour toujours, comme les
compagnons d'Ulysse, content de sa grasse enveloppe. Un
soir, Gaston de Nueil se trouvait assis entre une vieille dame
et l'un des vicaires généraux du diocèse, dans un salon à
boiseries peintes en gris, carrelé en grands carreaux de terre
blancs, décoré de quelques portraits de famille, garni de
quatre tables de jeu, autour desquelles seize personnes ba-
billaient en jouant au whist. Là, ne pensant à rien, mais
digérant un de ces dtners exquis, l'avenir de la journée en
province, il se surprit à justifier les usages du pays. Il conce-
vait pourquoi tes gens-là continuaient à se servir des cartes
de la veille, à les battre sur des tapis usés, et comment ils
arrivaient à ne plus s'habiller ni pour eux-mêmes ni pour
les autres. Il devinait je ne sais quelle philosophie dans le
mouvement uniforme de cette vie circulaire, dans le calme
de ces habitudes logiques et dans l'ignorance des choses
élégantes. Enfin il comprenait presque l'inutilité du luxe. La
ville de Paris, avec ses passions, ses orages et ses plaisirs,
n'était déjà plus dans son esprit que comme un souvenir
d'culaucc. il a4imirait de bonne £6i les mains rouges, loir
tA FEMME ABANDONNÉE 195
modeste cl craintif d'une jeune personne dont, â la première
vue, la figure lui avait paru niaise, les manières sans grAccs,
l'ensemble repoussant et la mine souverainement ridicule.
C'était fait de lui. Venu de la province à Paris, il allait re-
tomber de l'existence inflammatoire de Paris dans la froiçle
vie de province, sans une phrase qui frappa son oreille et
lui apporta soudain une émotion semblable à celle que lui
aurait causée quelque motif original parmi les accompagne-
ments d'un opéra ennuyeux.
— N'êtes-vous pas allé voir hier madame de Beauséant?
dit une vieille femme au chef de la maison princière du
pays.
— J'y suis allé ce malin, répondit-il. Je l'ai trouvée bien
triste et si souffrante que je n'ai pas pu la décider à venir
dîner demain avec nous.
— Avec madame de Champignelles? s'écria la douairière
en manifestant une sorte de surprise,
— Avec ma femme, dit tranquillement le gentilhomme.
Madame de Beauséant n'est-elle pas de la maison de Bour-
gogne? Par les femmes, il est vrai; mais enfin ce nom-là
blanchit tout. Ma femme aime beaucoup la vicomtesse, et
la pauvre dame est depuis si longtemps seule, que...
En disant ces derniers mots, le marquis de Champignelles
regarda d'un air calme et froid les personnes qui l'écoutaient
en l'examinant ; mais il fut presqu-e impossible de deviner
s'il faisait une concession au malheur ou à la noblesse de
madame de Beauséant, s'il était flatté de la recevoir, ou s'il
voulait forcer par orgueil les gentilshommes du pays et
leurs femmes à la voir.
Toutes les dames parurent se consulter en se jetant le
môme coup d'œil ; et alors, le silence le plus profond ayant
tout à coup régné dans le salon, leur attitude fut prise
comme un indice d'improbation.
— Cette madame de Beauséant est-elle par hasard celle
dont l'aventure avec monsieur d'Ajuda-Pinto a fait tant de
bruit ? demanda Gaston à la personne près de laquelle il
était.
^ Parfaitement la môme, lui répondit-on. Elle est Tcaue
196 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
habiter Courcellcs après le mariage du marquis d'Ajuda,
personne ici ne la reçoit. Elle a d'ailleurs beaucoup tr^
d'esprit pour ne pas avoir senti la fausseté de sa position;
aussi n'a-t-elle cherché à voir personne. M. de Champignellcs
et quelques hommes se sont présentas chez elle, mais elle
n*a reçu que monsieur de Champignellcs à cause peut-être
de leur parenté ; ils sont alliés par les Beauséant. Le mar-
quis de Beauséant le pcre a épousé une Champignellcs de la
branche aînée. Quoique la vicomtesse de Beauséant passe
pour descendre do la maison de Bourgogne, vous comprenez
que nous ne pouvions pas admettre ici une femme séparée
de son mari. C'est de vieilles idées auxquelles nous avons
encore la bêtise de tenir. La vicomtesse a eu d'autant plus
de tort dans ses escapades que monsieur de Beauséant est un
galant homme, un homme de cour ; il aurait très-bien en-
tendu raison. Mais sa femme est une tôle folle...
IMonsieur de Nueil, tout en entendant la voix de son in-
terlocutrice, ne Técoulait plus. Il était absorbé par mille
fantaisies. Existe-t-il d'autre mot pour exprimer les attraits
d'une aventure au moment où elle sourit à l'imagination
au moment où Tâme conçoit de vagues espérances, pressent
d'inexplicables félicités, des craintes, des événements, sans
que rien encore n'alimente ni ne fixe les caprices de ce mi-
rage? L'esprit voltige alors, enfante des projets impossibles
et donne en germe les bonheurs d'une passion. Mai^ peut-
être le germe de la passion la contient-il entièrement,
comme une graine contient une belle fleur avec ses parfums
et ses riches couleurs. Monsieur de Nueil ignorait que ma-
dame de Beauséant se fût réfugiée en Normandie après un
éclat que la plupart des femmes envient et condamnent,
surtout lorsque les séductions de la jeunesse et de la beauté
justifient presque la faute qui Ta causé. Il existe un prestige
inconcevable dans toute espèce de célébrité, à quelque titre
qu'elle soit due. Il semble ([ue, pour les femmes comme ja-
dis pour les familles, la gloire d'un crime en efiace la honte.
De même que telle maison s'enorgueillit de ses têtes tran-
chées, une jolie jeune femme devient plus ablray&nte par la
i^alale renommée d'un amour heureux ou d'une affreuse
LA FEMME ABANDONNÉE 197
trahison. Plus elle est à plaindre, plus elle excite de sym-
pathies. Nous ne sommes impitoyables que pour les clioses,
pour les sentiments et les aventures vulgaires. En alliranl
les regards, nous paraissons grands. Ne faut-il pas en effet
s'élever au-dessus des autres pour en être vu? Or, la foule
éprouve involontairement un sentiment de respect pour tout
ce qui s'est grandi, sans trop demander compte dos moyens.
En ce moment, Gaston de Nueil se sentait poussé vers ma-
dame de Beauséant par la secrète influence de ces raisons,
ou peul-êlre par la curiosité, par le besoin démettre un in-
térêt dans sa vie actuelle, enfin par cette foule de motifs
impossibles à dire, et que le mot fatalité sert souvent à ex-
primer. La vicomtesse de Beauséant avait surgi devant lui
tout à coup, accompagnée d'une foule d'images gracieuses;
clic était un monde nouveau ; près d'elle sans doule il y avait
à craindre, à espérer, à coiiiiiallre, à vaincre. Elle devait
contraster avec les personnes que Gaston voyait dans ce
salon mesquin ; enfin c'était une femme, et il n'avait point
encore rencontré de femme dans ce monde froid où les cal-
culs remplaçaient les sentiments, où la politesse n'était plus
que des devoirs, et où les idées les plus simples avaient quel-
que chose de trop blessant pour être acceptées ou émises.
Madame de Beauséant réveillait en son âme le souvenir de
ses rêves de jeune homme et ses plus vives passions, un
moment endormies. Gaston de Nueil devint disirait pendant
le reste de la soirée. Il pensait aux moyens de s'introduire
chez madame de Beauséant, et certes il n'en existait guère.
Elle passait pour être éminemment spirituelle. Mais, si les
personnes d'esprit peuvent se laisser séduire par les choses
originales ou fines, elles sont exigeantes, savent tout devi-
ner; auprès d'elles il y a donc autant de chances pour so
perdre que pour réussir dans la difficile entreprise de plaire.
Puis la vicomtesse devait joindre à l'orgueil de sa situation
la dignité que son nom lui commandait. La sohlude profonde.»
dans laquelle elle vivait semblait être la moindre des bar-
rières élevées entre elle et le monde. Il était donc presque
impossible à un inconnu, de quelque bonne famille qu'il fût,
de se faire admettre chez elle, Cependant, le iendeaiain ma»
108 SCÈflCS DE LA tlfi PîilHE
tin, monsieur de Nueil dirigea sa promenade vers lepavîfloil
de Courcelles, et fit plusieurs fois le tour de l'eticlos qui en
dépendait. Dupé par les illusions auxquelles il est si naturel
de croire à son âge, il regardait à travers les brèches ou
par-dessus les murs, restait en contemplation devant leà
porsiennes fermées ou examinait celles qilî étaient ouvertes.
Il espérait un hasard romanesque, il en combinait les cflPcts
sans s'apercevoir de leur impossibilité, pour s'introduire
auprès de l'ineonniie. Il se promena pendant plusieurs ma-
tinées fort infructueusement; mais à cliaque promenade,
cette femme, placée en dehors du monde, victime de l'amour,
ensevelie dans la solitude, grandissait dans sa pensée et se
logeait dans son ôme. Aussi le cœur de Gaston baltait-îl
d'espérance et de joie si par hasard, eu longeant les murs
de Courcelles, il venait à entendre le pas pesant de quelque
jardinier.
Il pensait bien à écrire à madame de Bcauséant ; mais
que dire à une femme que Ton n'a pas vue et qui ne nous
connaît pas? D'ailleurs Gaston se défiait de lui-môme; puis,
semblable aux jeunes gens encore pleins d'illusions, il crai-
gnait plus que la mort les terribles dédains du silence, cl
frissonnait en songeant à toutes les chances que pouvait
avoir sa première prose amoureuse d'être jetée au feu. II
était en proie à mille idées contraires qui se combattaient.
Mais enfin, à force d'enfanter des chimères, de composer
des romans et de se creuser la cervelle , il trouva l'un de
ces heureux stratagèmes qui finissent par se rencontrer dans
le grand nombre de ceux que l'on rêve, et qui révèlent à
la femme la plus innocente l'étendue de la passion avec la-
quelle un homme s'est occupé d'elle. Souvent les bizarreries
sociales créent autant d'obstacles réels entre une femme et
son amant, que les poètes orientaux en ont mis dans les
délicieuses fictions de leurs contes, et leurs images les plus
fantastiques sont rarement exagérées. Aussi, dans la nature
comme dans le monde des idées, la femme doit-elle toujours
appartenir à celui qui sait arriver à elle et la délivrer de la
situation où elle latiguit. Le plus pauvre des calanders, tom-
bant amoureux de la fille d'un calife, n'en était pas certes
LA FEMME ABANDÔNlfÉE 199
s(?parë par xine distance plus grande que celle qiii se troti-
vait entre Gaston et madame de Beauséant. La vicomtesse
vivait dans une ignorance absolue des eirconVàllations tra-
cées autour d'elle par monsieur de Nuèîl, donl râmoilr s'ôè^
croissait de toute la grandeur des obstacles à franchir^ et
qui donnaient à sa maîtresse iinpfoVisée les dltfaîts qile pife-
sôde toute chose lointaine.
Un jour, se fiant à son inspiration, il espéra tdtit de Ta-»
mour qui devait jaillir de ses yeux. Croyant la parole plus
éloquente que ne Fest la lettre la plus passionnée, et spé-
culant aussi sur la curiosité naturelle à la femme, îl allé
cbcz monsieur de Champignelles en se proposant de rem-
ployer à la réussite de son entreprise. Il dit au gentîlhortïmé
qu'il avait à s'acquitter d'une commission importante et dé-
licate auprès de madame de Beauséant; mais, riésacttëlii
point si elle lisait les lettres d'une écriture inconhtfé Otl si
elle accorderait sa confiance à uti étranger, il lé priait de
demander à la vicomtesse, lors de sa prertiière Visité, si ëîlèf
daignerait le recetoir. Tout en îrivîlant le marquis à gardée'
le secret en cas de refus, il Tettgagea fort spirilufelIeTnetot à
ne point taire à madatme de Beauséant les raisôrii qiil jjfoii-
vaient le faire admettre chez cUe. N'était-îl paâ homiAé
d'honneur, loyal et incapable de se prêter à une dhose ûë
mauvais goût ou môme malséante I Le hatitain gédtilliommej
dont les petites vanités avaient été flattées, fiit Coriiplëtettent
dupé par cette diplomatie de l'ambiit qui prête à iin jeUflë
homme l'aplomb et la haute dissimulation d'uri vieil ariibafs-»
sadeur. Il essaya bien de pénétrer les seoi^ets dé Gaston }
mais celui-ci, fort embarrassé de les lui dîfe, ()lJïJ)OSér dei
phrases normandes aux adroites interrogations dé mfirzisledi'
de Champignelles , qui , en chetaliei* français, lé cottpîi-'
menta sur sa discrétion.
Aussitôt le marquis courut & Coùreèllès dvéC cet étepfrt»*
sèment que les gens d'un certain âge riièttent à fendre sëi^
vice aux jolies femmes. Dans la situation où se tfoutàît là
vicomtesse de Beauséant, un message de cette espèce étaH
de nature à l'intriguer. Aussi, qudîqu'elle ne vit, eri consul-
tant ses souvenirs, aucune raison qiri pût amener chci èDd
200 SCÈNES DB U VIE PHtvéB
r de Nueil, n'apercul^lle aucun înconvénioat k le
', apris toutefois s'Ctre prudemment enquise de sa
position dans le monde. Elle avait cependant commencé par
refuser; piûs elle avait discuti* ce point de convenance avec
monsieur de Champignelles, en l'interrogeant pour tActier de
deviner s'il savait le motif de cette visite ; puis elle était re-
venue sur son refus. La discussion et la discrétion forcée du
marquis avaient irrité sa curiosité.
Monsieur de Champignelles, ne voulant point paraître
ridicule, prétendait, en homme instruit, mais discret, que U
vicomtesse devait parfaitement bien connaître l'objet de
cette visite, quoiqu'elle le cherchât de bien bonne foi sans
le trouver. Madame de Bcauséant créait des liaisons entre
Gaston et des gens qu'il ne connaissait pas , se perdait
dans d'absurdes suppositions, el se demandait à elle-même
si elle avait jamais vu monsieur de Nueil. La lettre d'amour
la plus vraie ou la plus habile n'eut certes pas produit au-
tant d'effet que cette espèce d'énigme sans mot de laquelle
madame de Beauséant fut occupée à plusieurs reprises.
Quand Gaston apprit qu'il pouvait voir la vicomtesse, il
fut tout à la fois dans le ravissement d'obtenir si prompte-
ment un bonheur ardemment souhaité et singulièrement en>-
barrasse de donner un dénoûmcnt à sa ruse. — Baht Ut
voir, répétait-il en s'habillant, la voir, c'est tout I Puis î[
espérait, en franchissant la porip de Courcclles rencontrer
kiVB ej^âdienl pour dénouer le ntcud gordien qu'il avait serré
' '^' ^ Gaston était du nombre do ceux qui, croyant 4
' «^^sance de la nécessité, vont toujours; et, in
n face du danger, ils s'en inspirent
a pour le vaincre. Il mit un soin parti»
n s'imaginait, comme les jeunes geni,
■ ou mal placée, dépendait son succès,
^ tout est charme et attrait. D'ail-
X qui reasemblenl & madame de
jl^éduire que par les grftces do l'ea-
^du Caractère, Dn grand caractère
^lomei une grande passion et paraît
Ùlgeoccs de leur cœtir. L'esprit Ici
LA FEMMB ABANDONNÉE 201
amuse, rc^pond aux finesses de leur nature, et elles se croient
comprises. Or, que veulent toutes les femmes, si ce n'est
d'être amusées, comprises ou adorées? Mais il faut avoir
bien réfléchi sur les choses de la vie pour deviner la haute
coquetterie que comportent la négligence du costume et la
réserve de l'esprit dans une première entrevue. Quand nous
devenons assez rusés pour être d'habiles politiques, nous
sommes trop vieux pour profiter de notre expérience. Tan-
dis que Gaston se défiait assez de son esprit pour emprunter
des séductions à son vêtement, madame de Beauséant elle-
même mettait instinctivement de la recherche dans sa toi-
lette et se disait en arrangeant sa coiffure : — Je ne veux
cependant pas être à faire peur.
Monsieur de Nueil avait dans Tesprit, dans sa personne
et dans les manières , cette tournure naïvement originale
qui donne une sorte de saveur aux gestes et aux idées or-
dinaires, permet de tout dire et fait tout passer. Il était
instruit, pénétrant, d'une physionomie heureuse et mobile
comme son âme impressible. Il y avait de la passion, de la
tendresse dans ses yeux vifs ; et son cœur, essentiellement
bon, ne les démentait pas. La résolution qu'il prit en en-
trant à Courcelles fut donc en harmonie avec la nature de
son caractère franc et de son imagination ardente. Malgré
riutrépidité de l'amour, il ne put cependant se défendre
d'une violente palpitation quand, après avoir traversé une
grande cour dessinée en jardins anglais, il arriva dans une
salle où un valet de chambre, lui ayant demandé son nom,
disparut et revint pour l'introduire.
— Monsieur le baron de Nueil.
Gaston entra lentement, mais d'assez bonne grâce, chose
plus difficile encore dans un salon où il n'y a qu'une femme
que dans celui où il y en a vingt. A l'angle de la cheminée,
où malgré la saison, brillait un grand foyer, et sur laquelle
se trouvaient deux candélabres allumés jetant de molles
lumières, il aperçut une jeune femme assise dans cette mo-
derne bergère à dossier très-élevé, dont le siège bas loi
permettait de donner à sa tête des poses variées pleines de
grâce et d'élégance, de Tincliner, de la pencher, de la re-
202 SCÈNES 0B LA Vit Pmyèe
dresser languissamment, comme si c'était un fardeau pesant;
puis de plier ses pieds, de les montrer ou de lés rentrer sotia
les longs plis d'une robe noire. La vicomtesse voulut placer
sur une petite table ronde le livre qu'elle lisait; mais ayant
en même temps tourné la tète vers monsieur de Nueil , le
livre, mal posé, tomba dans l'intervalle qui séparait la table
de la bergère. Sans paraître surprise de cet accident, elle se
rehaussa et s'inclina pour répondre au saliit du jeune homme,
mais d'une manière imperceptible et presque sans se lever
de son siège où son corps resta plongé. Elle se courba pottr
s'avancer, remua vivement le feu ; puis elle se baissa, ra-
massa un gant qu'elle mit avec négligence à sa main gauche,
en cherchant l'autre par un regard promplcment réprimé ;
car de sa main droite, main blanche, presque transparente,
sans bagues, fluette, à doigts effilés et dont les ongles roses
formaient un ovale parfait, elle montra une chaise comme
pour dire à Gaston de s'asseoir. Quand son hôte inconnu
fut assis, elle tourna la tète vers lui par un mouvement în-
terrogant et coquet dont la finesse ne saurait se peindre; il
appartenait à ces intentions bienveillantes, à ces gestes gra-
cieux, quoique précis, que donnent l'éducation première et
l'habitude constante des choses de bon goût. Ces mouve-
ments multipliés se succédèrent rapidement en un instant,
sans saccades ni brusquerie, et charmèrent Gaston par ce
mélange de soin et d'abandon qu'une jolie femme ajoute aux
manières aristocratiques de la haute compagnie. Madame de
Bcauséant contrastait trop vivement avec les automates
parmi lesquels il vivait depuis deux mois d'exil au fond de
la Normandie, pour ne pas lui personnifier la poésie de ses
rêves; aussi ne ponvait-il en comparer les perfections à au-
cune de celles qu'il avait jadis admirées. Devant cette femme
et dans ce salon meublé comme l'est un salon du faubourg
Saint-Germain, plein de ces rien« si riches qui traînent sur
les tables, en apercevant des livres et des fleurs, il se re-
trouva dans Paris. H foulait un vrai tapis do Paris, revoyait
le type distingué, les formes frôles de la Parisienue, sa grâce
exquise, et sa négligence des effets cherchés qui nuisent tani
aux femmes de province.
tA IBMMB ABA!fB01«fil ^ Ht
latne la tkomtésso de Beaiisétot était blende» blûMlié
e une blonde, et atait les yeux briink EUei présentait
nent son front, nn front d'aUge déeltii qui s^eBorgodtH
sa faule et ne vent point de p»rdoB. Ses ebèyenx^
et tressés en bauteur ati-dessus de deux battdeaœ»
1 mt sur ee front de larges (iourbes^ ajoutaietrii
i a la majesté de sa tête. L'imaginaticm rétrouvaity
es spirales de cette ebetelure doi^éiB^ \A couronde du-
le Bourgogne; et, dans les feux briDants de estli
i dame, tout le courage de sa maison ; le courage ffjsùm
\ forte seulement pour repousser le mépris on l'aiidaeoy
•leine de tendresse pour les sentiitiefiits deox< Les cotH^
Je sa petite tête, admirablement posée sn^ vd long col
les traits de sa figure fine, ses lèvres déliées et m.
nOmie mobile gardaient une expression de prudefice
e, une teinte d'ironie affectée qui ressemblait à de ki
(t à de rimpertinenee. Il était difficile de se pat l&k
mer ces deux péchés féminins en pensslnt à se» itial«
à la passion qui avait failli lui coûter kl vie, et qti'aW
nt soit les rides qui, par le moindre mouvement^ nl«
Bnt son front, soit la douloureuse étoquenee de seè
yeux souvent levés vers le ciel. N'était-ce pas no speo»
jnposant, et encore agrandi par la pensée, de toî^
m immense salon silencieux celle femme séparée dû-
I entier, et qui, depuis trois anSj demeurait au fcmd
petite vallée, loin de la ville, seule avec les sou? enir*
jeunesse brillante, heureuse^ passionnée, jadis remplie
s fêtes, par de constants homma^^es, mais maintenant
aux horl-eurs du néant? Le sourire de cette femme
^it une haute conscience de sa valeur. N'étant m
ni épouse, repoussée par le monde^ privée da seul
]ui pût faire battre le sien sans bonte^ ne tirant d'a»4
atiment les secours nécessaires à son ilmé dhàneelante^
vait prendre sa force sut* elle-même, vitré de sa propre
n'avoir d'autre espérance que celle de la femme
mnée; attendre la moH^ en ifâter la lemedf mëlgré
lux jours qui lui réstaièfnt encore, 9e senUr 4êtlimêi
', et périr sans le reeetoi^^ sait» Ur dMier?»i. Mi
20& SCiNES DE LA VIS PRIViS
femme I Quelles douleurs I Monsieur de Nueil fit ces r
avec la rapidité de Téclair, et se trouva bien honteux ae :
personnage en présence de la plus gran'âe poésie dont pui
s'envelopper une femme. Séduit par le triple éclat de
beauté, du malheur et de la noblesse, il demeura pre
béant, songeur, admirant la vicomtesse, mais ne trouvai
rion à lui dire.
Madame de Beauséant, à qui cette surprise ne déplol
doute point, lui tendit la main par un geste doux, i s m
pératif, puis, rappelant un sourire sur ses lèvres pâlie
comme pour obéir encore aux grâces de son i :e, elle
dit : — Monsieur de Champigneîles m'a prévenue,
du message dont vous vous êtes si complaisaini ii
pour moi. Serait-ce de la part de...
En entendant cette terrible phrase, Gaston comprit enfiff
mieux le ridicule de sa situation, le mauvais goût, Il ^
loyauté de son procédé envers une femme et si noble el i
malheureuse. Il rougit. Son regard, empreint de mille
sées, se troubla; mais tout à coup, avec cette forte que v
jeunes cœurs savent puiser dans le sentiment de leun
il se rassura; puis, interrompant madame de I
non sans faire un geste plein de soumission, il lui
d'une voix émue : — Madame, je ne mérite pas le dq
de vous voir; je vous ai indignement trompée. Le sa
auquel j'ai obéi, si grand qu'il pujsse ôtre, ne sauraii
excuser le misérable subterfuge qui m'a servi pour»
jusqu'à vous. Mais, madame, si vous aviez la bonté IM
permettre de vous dire...
La vicomtesse lança sur monsieur de Nuoîl un o
plein de hauteur et de mépris; leva la main pour s
cordon de sa sonnette, sonna; le valet de chai s
elle lui dit, en regardant le jeune homme avec u i
Jacques, éclairez monsieur. I
Elle se leva ficre, salua Gaston, et se baissa pour
5er le livre tombé. Ses mouvements furent aussi secs,
froids que ceux par lesquels elle l'accueillit avaient
lemcnt élégants et gracieux. Monsieur de Nueil s'
mais il restait debout. Madame de Beauséant lui jeu
LA FEMME ABANDONNÉE 205
veau un regard comme pour lui dire : — Eh bien ! vous ne
sortez pas?
Ce regard fut empreint d'une moquerie si perçante, que
Gaston devint pâle comme un homme prêt de défaillir.
Quelques larmes roulèrent dans ses yeux ; mais il les retint,
les st^cha dans les feux de la honte et du désespoir; puis, il
regarda madame de Beauséant avec une sorte d'orgueil qui
exprimait tout ensemble et de la résignation et une certaine
conscience de sa valeur, la vicomtesse avait le droit de le
punir, mais le devait-elle? Puis il sortit. En traversant Tanti-
chambre, la perspicacité de son esprit et de son intelligence
aiguisée par la passion lui firent comprendre tout le danger
de sa situation. — Si je (piitte cette maison, se dit-il, je n'y
pourrai jamais rentrer; je serai toujours un sot pour la vi-
comtesse. Il est impossible à une femme, et elle est femme I
de ne pas doviner l'amour qu'elle inspire; elle ressent peut-
être un regret vague et involontaire de m' avoir si brusque-
ment congédié, mais elle ne doit pas, elle ne peut pas révo-
quer son arrêt; c'est à moi de la comprendre.
A cette réflexion, Gaston s'arrête sur le perron, laisse
échapper une exclamation, se retourne vivement et dit : —
J'ai oublié quelque chose 1 Et il revint vers le salon, suivi
du valet de chambre qui, plein de respect pour un baron et
pour les droits sacrés de la propriété, fut complètement
abusé par le ton naïf avec lequel cette phrase fut dite. Gas-
ton entra doucement sans être annoncé. Quand la vicom-
tesse, pensant peut-être que l'intrus étailson valet de chambre,
leva la tête, elle trouva devant elle monsieur de Nueil.
— Jacques m'a éclairé, dit-il en souriant. Son sourire,
empreint d'une grâce à demi triste, ôtait à ce mot tout ce
qu'il avait de plaisant, et l'accent avec lequel il était pro-
noncé devait aller à l'âme.
Madame de Beauséant fut désarmée.
— Eh bien! asseyez-vous, dit-elle.
Gaston s'empara de la chaise par un mouvement avide
Ses yeux, animés par la féhcité, jetèrent un rclat si vif que
la comtesse ne put soutenir ce jeune regard, baissa 1
•or son livre et savoura le plaisir toujours nouveau u
206 SCÈNES DE LA VIE PRUTÉK
pour un homme le principe de son bonheur, sentiment im*
périssable chez la femme. Puis, madame de Beausi^ant ayait
été devinée. La femme est si reconnaissante de trouver un
homme au fait des caprices si logiques de son cœur, qui
comprenne les allures en apparence contradictoires de son
esprit, les fugitives pudeurs de ses sensations tantôt timides,
tantôt hardies, étonnant mélange de coquetterie et de naï-
veté!
— Madame, s'écria doucement Gaston, vous connaissez
ma faute, mais vous ignorez mes crimes. Si vous saviez avec
quel bonheur j*ai...
— Ah ! prenez garde, dit-elle en levant un de ses doigta
d'un air mystérieux à la hauteur do son nez, qu'elle effleura;
puis, de l'autre main, elle fit un geste pour prendre le cor-
don de la sonnette.
Ce joli mouvement, cette gracieuse menace provoquôrcnl
sans doute une triste pensée, un souvenir de sa vie heureuse,
du temps où elle pouvait ôtre tout charme et toute gentil-
lesse , où le bonheur justifiait les caprices de son esprit
comme il donnait un attrait de plus aux moindres mouve-
ments de sa personne. Elle amassa les rides de son front
entre ses deux sourcils; son visage, si doucement éclairé
par les bougies, prit une sombre expression; elle regarda
monsieur de Nueil avec une gravité dénuée de froideur, et
lui dit en femme profondément pénétrée par le sens de sea
paroles : — Tout ceci est bien ridicule ! Un temps a éié^
monsieur, où j'avais le droit d'être follement gaie, où j'au^
rais pu rire avec vous et vous recevoir sans crainte; mais an*
jourd'iiuij, )^^a vie est bien changée, je ne suis plus maîtresse
de mes actiops, et suis forcée d'y réfléchir. A quel senti-
ment dois-je votre visite? Est-ce curiosité? je paye bien
cher un fragile instant de bonheur. Aimeriez-vous déjà pas*
sionnément une femme infailliblement calomniée et que vous
n'avez jauKiis vue? Vos sentiments seraient donc fondés sur
la mésestime, sur une faute îl laquelle le hasard a donné de
la célébrité. Elle jeta son livre sur la table avec dépit.^Bfa
quui! reprit-elle après avoir lancé un regard terrible sur
Ôusiun, parce qn? j'ai été faible, le monde veut donc que
LA FEMME ABANDONNÉE 207
je le sois toujours? Cela est affreux , dégradant. Venez-vous
chez moi pour me plaindre? Vous êtes bien jeune pour sym-
pathiser avec des peines de cœur. Sachez-le bien, monsieur,
je préfère le mépris à la pitié; je ne veux subir la compas-
sion de personne. Il y eut un moment de silence. — ^Eh bien!
vous voyez, monsieur, reprit-elle en levant la tête vers lui
d'un air triste et doux, quel que soit le sentiment qui vous
ait porté à vous jeter étourdiment dans ma retraite, vous
me blessez. Vous êtes trop jeune pour être tout à fait dénué
de bonté, vous sentirez donc l'inconvenance de votre démar-
che; je vous la pardonne, et vous en parle maintenant sans
amertume. Vous ne reviendrez plus ici, n'est-ce pas? Je vous
prie quand je pourrais ordonner. Si vous me faisiez une nou-
velle visite, il ne serait ni en votre pouvoir ni au mien d'em-
pêcher toute la ville de croire que vous devenez mon amant,
et vous ajouteriez à mes chagrins un chagrin bien grand.
Ce n'est pas votre volonté, je pense.
Elle se tut en le regardant avec uïie dignité vraie qui le
rendit confus.
— J'ai eu tort, madame, répondit-il d'un ton pénétré ;
mais l'ardeur, l'irréflexion, un vif besoin de bonheur sont à
mon âge des qualités et des défauts. Maintenant, reprit-il,
je comprends que je n'aurais pas dû chercher à vous voir,
et cependant mon désir était biennaturel...
Il tâcha de raconter avec plus de sentiment que d'esprit
les souffrances auxquelles l'avait condamné son exil néces-
saire. Il peignit l'état d'un jeune homme dont les feux brû-
laient sans aliment, en faisant penser qu'il était digne d'être
aimé tendrement, et néanmoins n'avait jamais connu les dé-
lices d'un amour inspiré par une femme jeune, belle, pleine
de goût, de délicatesse. Il expliqua son manque de conve-
nance sans vouloir le justifier. Il flatta madame de Beau-
séant en lui prouvant qu'elle réalisait pour lui le type de la
maîtresse incessamment mais vainement appelée par la plu-
part des jeunes gens. Puis, en parlant de ses promenades
matinales autour de Gourcelles, et des Wées vagabondes qui
le saisissaient à l'aspect du pavillon où il s'était enfin in-
troduit, il exoita cette indéfinissable indulgence que la
208 SCÈNES DS LA VIE PRIVÉE \
femme trouve dans son cœur pour les folies qu'elle inspire*
Il fit entendre une voix passionnée dans cette froide solitude,
où il apportait les chaudes inspirations du jeune âge et les
charmes d'esprit qui décèlent une éducation soignée. Madame
deBeauséantétait privée depuis trop longtemps des émotions
que dounent les sentiments vrais finement exprimés pour
ne pas en sentir vivement les délices. Elle ne put s'empê-
cher de regarder la ligure expressive de monsieur de Nueil,
et d'admirer en lui celte belle confiance de l'âme qui n't
encore été ni déchirée par les cruels enseignements de It
vie du monde, ni dévorée par les perpétuels calculs de
l'ambition ou de la vanité. Gaston était le jeune homme
dans sa fleur, et se reproduisait en homme de caractère qui
méconnaît encore ses hautes destinées. Ainsi tous deux
faisaient à l'insu l'un de l'autre les réflexions les plus
dangereuses pour leur rcpos^ et tâchaient de se les cacher.
Monsieur de Nueil reconnaissait dans la vicomtesse une de
ces femmes si rares, toujours victimes de leur propre per-
fection et de leur inextinguible tendresse, dont la b^utë
gracieuse est le moindre charme quand elles ont une fois
permis l'accès de leur âme où les sentiments sont infinis,
où tout est bon, où l'instinct du beau s'unit aux expressions
les plus variées de l'amour pour purifier les voluptés et les
rendre presque saintes ; admirable secret de la femme, pré-
sent exquis si rarement accordé par la nature. De soQr
côté, la vicomtesse, en écoutant l'accent vrai avec lequel
Gaston lui parlait des malheurs de sa jeunesse, devinait les
souffrances imposées par la timidité aux grands enfants de
vingt-cinq ans, lorsque l'étude les a garantis de la cor-
ruption et du contact des gens du monde dont l'expérience
raisonneuse corrode les belles qualités du jeune âge. Elle
trouvait en lui le rêve de toutes les femmes, un homme diez
lequel n'existaient encore ni cet égoïsme de famille et de
furtune, ni ce sentiment personnel qui finissent par tuei,
dans leur premier élan, le dévouement, l'honneur, l'abné-
gation^ l'estime de soi-même, fleurs d'âme sitôt fanées qui
enrichissent la vie d'émotions délicates quoique fortes, et
ravivent en l'homme la probité du cœur. Une fois lancés
LA FEMME ABANDOKlfic 20^9
dans les castes espaces du sentiment, ils arrivèrent trèfr*loin
en théorie, sondèrent l'un et l'autre la profondeur de leurs
âmes, s'informèrent de la vérité de leurs expressions. Cet
examen, involontaire chez Gaston, était prémédite chez ma-
dame de Beauséant. Usant de sa finesse naturelle ou acquise,
elle exprimait, sans se nuire à elle-même, des opinions
contraires aux siennes pour connaître celles de monsieur de
Nueil. Elle fut si spirituelle, si gracieuse, elle fut si bien elle-
même avec un jeune homme qui ne réveillait point sa dé-
fiance, en croyant ne plus le revoir, que Gaston 8'é<»*ia
naïvement à un mot délicieux dit par elle-même : — Eh t
madame, comment un homme a-t-il pu vous abandonner?
La vicomtesse resta muette. Gaston rougit, il pensait
ravoir offensée. Mais cette femme était surprise par le pre-
mier plaisir profond et vrai qu'elle rossentait depuis le jour
de son malheur. Le roué le plus habile n'eût pas fait à
force d'art le progrès que monsieur de Nueil dut à ee cri
parti du cœur. Ce jugement arraché à la candeur d'un
homme jeune la rendait innocente à ses yeux, condamnait
le monde, accusait celui qui l'avait quittée, et justifiait la so-
litude oil elle était venue languir. L'absolution mondaine,
les touchantes sympathies, l'estime sociale, tant souhaitées,
si cruellement refusées, enfin ses plus secrets désirs étaient
accomplis par cette exclamation qu'embellissaient encore
les plus douces flatteries du cœur et oette admiration toa->
jours avidement savourée par les femmes. Elle était donc
entendue et comprise, monsieur de Nueil lui donnait tout
naturellement l'occasion de se grandir de sa chute. Elle re-
garda la pendule.
— Oh ! madame, s'écria Gaston, ne me j^nnisses pas de
mon étourderie. Si vous ne m'accordez qu'une soirée, dai->
gnez ne pas l'abréger encore.
Elle sourit du compliment.
— Mais^ dit-elle, puisque nous ne devons plus nous re*
voir, qu'importe un moment de plus ou de «i^iMt Si Je
vous plaisais, ee serait un malheur.
— Un malheur tout venu, répondit-ii tristement
-^ Ne me dues pas cela, repnt-elie gravemeai.
U
210 SCÈNES DE U VIE PRIVéB
toute autre position je vous recevrais avec plaisir. Je ytSê
vous parler sans détour, vous comprendrez pourquoi je ii4
veux pas, pourquoi je ne dois pas vous revoir. Je vous crois
Tâme trop grande pour ne pas sentir que si j'étais seule-
ment soupçonnée d'une seconde faute^ je deviendrais, pour
tout le monde, une femme méprisable et vulgaire, je res*
semblerais aux autres femmes. Une vie pure et sans tadht
donnera donc du relief à mon caractère. Je suis trop fiera
pour ne pas essayer de demeurer au milieu de la société
comme un être à part, victime des lois par mon mariagOi
victime des hommes par mon amour. Si je ne restais pas
fidèle à ma position, je mériterais tout le blâme qui m'ae*
cable et perdrais ma propre estime. Je n'ai pas eu la Iviuto
vertu sociale d'appartenir à un homme que je n'aimais pa&
J'ai brisé, malgré les lois, les liens du mariage ; c'était un
tort, un crime, ce ser^tout ce que vous voudrez; mais pour
moi cet état équivalait à la mort. J'ai voulu vivre. Si j*éiU86
été mère, peut-être aurais-je trouvé des forces pour su^
porter le supplice d'un mariage imposé par les convenances.
A dix-huit ans, nous ne savons guère, pauvres Jeunes
filles, ce que l'on nous fait faire. J'ai violé les lois du
monde, le monde m'a punie; nous étions justes Tun et
l'autre. J'ai cherché le bonheur. N'est-ce pas une loi de
notre nature que d'être heureuses? J'étais jeune, j'étais
belle... J'ai cru rencontrer un être aussi aimant qu'il pa«
laissait passionné. J'ai été bien aimée pendant un moment |«..
Elle fit uhe pause.
— Je pensais, reprit-elle, qu'un homme ne devait jamais
abandonner une femme dans la situation où je me trouvais.
J'ai été quittée, j'aurai déplu. Oui, j'ai manqué sans doute à
quelque loi de nature : j'aurai été trop aimante, trop dévouée
ou trop exigeante, je ne sais. Le malheur m'a éclairée.
Après avoir été longtemps l'accusatrice, je me suis résignée
à être la seule criminelle. J'ai donc absous à mes diépeni
celui de qui je croyais avoir à me plaindre. Je n'ai pas été
assez adroite pour le conserver ; la destinée m'a fortement
punie de ma maladresse. Je ne sais qu'aimer, le moyen df
l^cser ^ roi quand ou aime ? J'ai donc été l'esclave <3uaiid
LA FEMME ABANDONNÉE 211
j*auraîs dû me faire tyran. Ceux qui me connaîtront pourront
me condamner, mais ils m'estimeront. Mes souffrances m'ont
appris à ne plus m'exposer à l'abandon. Je ne comprends
pas comment j'existe encore, après avoir subi les douleurs
des huit premiers jours qui ont suivi cette crise, la plus
affreuse dans la vie d'une femme. Il faut avoir vécu pendant
trois ans seule pour avoir acquis la force de parler comme
je le fais en ce moment de celte douleur. L'agonie se ter*
mine ordinairement par la mort, eh bien I monsieur, c'était
une agonie sans le tombeau pour dcnoûmenl. Oh ! j'ai bien
souffert I
La vicomtesse leva ses beaux veux vers la corniche à
laquelle sans doute elle confia tout ce que ne devait pas
entendre un inconnu. Une corniche est bien la plus douce,
la plus soumise, la plus complaisante confidente que les
femmes puissent trouver dans les occasions où elles n'osent
regarder leur interlocuteur. La corniche d'un boudoir est
une institution. N'est-ce pas un confessionnal, moins le
prôlre ? En ce moment, madame de Beauséant était éloquente
et belle ; il faudrait dire coquclLc, si ce mot n'était pas trop
fort. En se rendant justice, en mettant entre elle et l'amour
les plus hautes barrières, elle aiguillonnait tous les senti-
ments de l'homme ; et, plus elle élevait le but, mieux elle
l'offrait aux regards. Enfin elle abaissa ses yeux sur Gaston,
après leur avoir fait perdre l'expression trop attachante
que leur avait communiquée le souvenir de ses peines.
— Avouez que je dois rester froide et solitaire ? lui dit-
elle d'un ton calme.
Monsieur de Nueil se sentait une violente envie de tomber
aux pieds de cette femme alors sublime de raison et de
folie, il craignait de lui paraître ridicule ; il réprima donc
et son exaltation et ses pensées ; il éprouvait à la fois et la
crainte de ne point réussir à les bien exprimer, et la peur
de quelque terrible refus ou d'une moquerie dont l'appré-
hension glace les âmes les plus ardentes. La réaction des
sentiments qu'il refoulait au moment où ils s'fiiançaient de
son cœur lui causa cette douleur profonde que connaissent
les gens timides et les ambitieux, souvent forcés de dévorer
212 SCÈNES DE U VIE PRIVÉE
leurs (k^sirs. Cependant il ne put s'empôcher de rompre le
silence pour dire d'nne voix tremblante : — Permettez-moi,
madame, de me livrer à une des plus grandes émotions d0
ma vie, en vous avouant ce que vous me faites éprouver.
Vous m'agrandissez le cœur I je sens en moi le désir d'oc-
cuper ma vie à vous faire oublier vos chagrins, à vous
aimer pour tous ceux qui vous ont haïe ou blessée. Ifais
c'est une effusion de cœur bien soudaine, qu'aujourd'hui
rien ne justifie et que je devrais...
— Assez, monsieur, dit madame de Beauséant. Nous
sommes allés trop loin l'un et l'autre. J'ai voulu dépouiller
de toute dureté le refus qui m'est imposé, vous en expli-
quer les tristes raisons, et non m' attirer des hommages. La
coquetterie ne va bien qu'à la femme heureuse. Groyez-moi.
restons étrangers l'un à l'autre. Plus tard, vous saurez qu*u
ne faut point former de liens quand ils doivent nécessaire-
ment se briser un jour.
Elle soupira légèrement, et son front se plissa pour
reprendre aussitôt la pureté de sa forme.
— Quelles souffrances pour une femme, reprit-elle, de
ne pouvoir suivre l'homme qu'elle aime dans toutes les
phases de sa vie I Puis, ce profond chagrin ne doit- il pas
horriblement retentir dans le cœur de cet homme, si elle
en est bien aimée? N'est-ce pas un double malheur?
Il y eut un moment de silence, après lequel elle dit en
souriant et en se levant pour faire lever son hôte :
— Vous ne vous doutiez pas, en venant à Courcellcs, d'y
entendre un sermon ?
Gaston se trouvait en ce moment plus loin de cette femme
extraordinaire qu'à l'instant où il l'avait abordée. Attribuant
le charme de cette heure délicieuse à la coquetterie d'une
maîtresse de maison jalouse de déployer son esprit, il salua
froidement la vicomtesse, et sortit désespéré. Chemin fai-
sant, le baron cherchait à surprendre le vrai caractère do
cette créature souple et dure comme un ressort ; mais il lui
avait vu prendre tant de nuances, qu'il lui fut impossible
d'asseoir sur elle un jugement vrai. Puis les intonations do
sa voix lui retentissaient encore aux oreilles, et le souvenir
LA FËMmS ABâMiXmNife 218
prétait tant de charmes aux gestes, aux airs rfe tèto, au jeu
des yeux, qu'il s*éprit davantage à cet examen. Pour lui, la
beauté de la vicomtesse reluisait encore dans les ténèbres;
les impressions qu'il en avait reçues se réveillaient attirées
l'une par l'autre, pour de nouveau le séduire en lui révélant
des grâces de femme et d'esprit inaperçues d'abord. Il
tomba dans une de ces méditations vagabondes pendant
lesquelles les pensées les plus lucides se combattent, se
brisent les unes contre les autres, et jettent l'ârtie dans un
court accès de folie. Il faut être jeune pour révéler et pour
comprendre les secrets de ces sortes de dithyrambes, Où le
•,œur, assailli par les idées les plus justes et les plus folles^
ôdc à la dernière qui le frappe, à une pens(5e d'espérance
ou de désespoir, au gré d'une puissance inconnue. A l'âge
de vingt-trois ans, l'homme est presque toujours dominé
par un sentiment de modestie ; les timidités, les troubles
de la jeune fille l'agitent ; il a peur de mal exprimer son
amour; il ne voit que des difficultés et s'en effraye; il
tremble de ne pas plaire ; il serait hardi s'il n'aimait pas
tant ; plus il sent le prix du bonheur, moins il croit que sa
maîtresse puisse le lui facilement accorder ; d'ailleurs, peut-
être se livre-t-il trop entièrement à son plaisir, et craint-il
de n'en point donner ; lorsque, par malheur, sott idole est
imposante, il l'adore en secret et de loin ; s'il n'est pas
deviné, son amour expire. Souvent cette passion hâtive,
morte dans son jeune cœur, y reste brillante d'illusions.
Quel homme n'a pas plusieurs de ces vierges souvenirs qui,
plus lard, se réveillent, toujours plus gracieux, et apportent
l'image d'un bonheur parfait? souvenirs semblables à ces
enfants perdus à la fleur de Tâge, et dont les parents n*ont
connu que les sourires. Monsieur de Nueil revint donc de
Courcellcs, en proie à un sentiment gros" de résolutions
extrêmes. Madame dcBeauséant était déjà devenue pour lui
la condiiion de son existence ; il aimait mieux mourir que
de vivre sans elle. Encore assez jeune pour ressentir ces
cruelles fascinations que la femme parfaite exerce sur les
âmes neuves et passionnées, il dut passer une de ces nuits
orageuses pendant lesquelles les jeunes gens vont du bonbedr
ilh SCÈNES DE LA VIE PRIVâC
au suicide, du suicide au bonheur, dévorent toute une vit
heureuse et s'endorment impuissants. Nuits fatales, où le
plus grand malheur qui puisse arriver est de se rdroiller
philosophe. Trop v<':rilablemenl amoureux pour dormir,
monsieur de Nueil se leva, se mit à écrire des lettres dont
aucune ne le satisfit, et les brûla toutes.
Le lendemain, il alla faire le tour du petit enclos de
Courcelles; mais à la nuit tomoanlc, car il avait pcurd'ôtrc
aperçu par la vicomtesse. Le sentiment auquel il obéissait
alors appartient à une nature d'âme si mystérieuse, qu'il
faut être encore jeune homme, ou se trouver dans une si-
tuation semblable, pour en comprendre les muettes fi}liciu?s
et les bizarreries ; toutes choses qui feraient hausser les
épaules aux gens assez hetireux pour toujours voir le ^i-
tifde la vie. Après des hésitations cruelles, Gaston écrivit
à madame de Beauscanl la lettre suivante, qui peut passer
pour un modèle de la phraséologie particulière aux amou-
reux, et se comparer aux dessins faits en cachette par les
enfants pour la fètc de leurs parents ; présents détcsl^bJcs
pour tout le monde, excepté pour ceux qui les reçoivent :
(.( Madame,
» Vous exercez un si grand empire sur mon cœur, sur
» mon àme et ma personne, qu'aujourd'hui ma destinée dé*
» pend entièrement de vous. Ne jetez pas ma lettre au fcik
» Soyez assez bienveillante pour la lire. Peut-être me par-
» donncrez-vous cette première phrase en vous apercevant
» que ce n'est pas une déclaration vulgaire ni intéressée,
» mais l'expression d'un fait naturel. Peut-être sercz-vous
j> touchée par la modestie de mes prières, par la résigna-
» tio^j^ue m'inspire le sentiment de mon infériorité, par l'in-
» fluence de votre détermination sur ma vie. A mon àgc,
» madame, je ne sais qu'aimer, j'ignore entièrement et ce
u qui peut i)laire à une femme et ce qui la séduit ; mais je
» me sens au cœur, pour elle, d'enivrantes adorations. Je
» suis irrésistiblement attiré vers vous par le plaisir îm-
> mense que vous me faites éprouver, et pense à vous avec
9 tout l'égoïsme qui nous entraine là oi^, pour nous, est
LA FEMME ABANDONNÉE 215
chalenr vitale. Je ne me crois pas digne de vous. Non, il
me semble impossible, à moi, jeune, ignorant, timide, de
vous apporter la millième partie du bonheur que j'aspi-
rais en vous entendant, en vousvoyant. Vous êtes pour moi
la seule femme qu'il y ait dans le monde. Ne concevant
])oint la vie sans vous, j'ai pris la résolution de quitter la
France et d'aller jouer mon existence jusqu'à ce que je la
perde dans quelque entreprise impossible, aux Indes, en
Afrique, je ne sais où. Ne faut-il pas que je combatte an
amour sans bornes par quelque chose d'iufmi? Mais si
vous voulez me laisser l'espoir, non pas d'être à vous,
mais d'obtenir votre amitié, je reste. Permettez-moi de
passer près de vous, rarement même si vous l'exigez,
quelques heures semblables à celles que j'ai surprises. Ce
frêle bonheur, dont les vives jouissances peuvent m'être
interdites à la moindre paroje trop ardente, suffira pour
me faire endurer les bouillonnements de mon sang. Ai-je
trop présumé de votre générosité en vous suppliant de
souffrir un commerce où tout est profit pour moi seule-
ment? Vous saurez bien faire voir à ce monde, auquel
vous sacrifiez tant, que je ne vous suis rien. Vous êtes si
spirituelle et si fière ! Qu'avez-vous à craindre? Mainte-
nant je voudrais pouvoir vous ouvrir mon cœur, afin de
persuader que mon humble demande ne cache aucune
arrière-pensée. Je ne vous aurais pas dit que mon amour
était sans bornes en vous priant de m'accorder de l'ami-
tié, si j'avais l'espoir de vous faire partager le sentiment
Vrofond enseveli dans mon âme. Non, je serai près de
vous ce que vous voudrez que je sois, pourvu que j'y sois.
Si vous me refusiez, et vous le pouvez, je ne murmurerai
point, je partirai. Si plus lard une femme- autre que vous
entre pour quelque chose dans ma vie, vous aurez eu rai-
son; mais siye meurs fidèle à mon amour, vous concevrex
quelque regret peut-être 1 L'espoir de vous causer ce re-
gret adoucira mes angoisses, et sera toute la vengeance
de mon cœur méconnu... »
Il faut n'avoir ignoré aucun des excellents maihçan
216 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
jeune âge, il faut avoir grimpé sur toutes les chimères aux
doubles aUes blanches qui offrent leur croupe féminine à de
brûlantes imaginations, pour comprendre le supplice au-
quel Gaston de Nueil fut en proie quand il supposa son pre-
mier ultimatum entre les mains de madame de Beauséant.
11 voyait la vicomtesse froide, rieuse et plaisantant de Ta-
mour comme les êtres qui n'y croient plus. 11 aurait voulu
reprendre fa lettre, il la trouvait absurde, il lui venait dans
Tesprit mille et une idées infînimcînt meilleures, ou qui eus-
sent été plus touchantes que ses froides phrases, ses mau-
dites phrases alambiquées, sophistiques, prétentieuses, mais
heureusement assez mal ponctuées et fort bien écrites de
travers. 11 essayait de ne pas penser, de ne pas sentir;
mais il pensait, il sentait et souffrait. S'il avait eu trente
ans, il se serait enivré ; mais ce jeune homme encore naïf
ne connaissait ni les ressources de Topium, ni les expédients
de l'extrême civilisation. 11 n'avait pasià, près delui, un de ces
bons amis de Paris, qui savent si bien vous dire : — Poète,
nondolet! en vous tendant une bouteille devin deChampagne,
ou vous entraînent à une orgie pour vous adoucir les dou-
leurs de l'incertitude. Excellents amis, toujours ruinés lors-
que vous êtes riche^ toujours aux eaux quand vous les
cherchez, ayant toujours perdu leur dernier louîs au jeu
quand vous leur en demandez un, mais ayant toujours un
mauvais cheval à vous vendre ; au demeurant, les meilleurs
enfants de la terre, et toujours prêts à s'embarquer avec '
vous pour descendre une de ces pentes rapides sur les-
quelles se dépensent le temps, l'âme et la vie 1
Enfm monsieur de Nueil reçut des mains de Jacques une
lettre ayant un cachet de cire parfumée aux armes de Bour-
gogne, écrite sur un petit papier vélin, et qui sentait la jolie'
femme.
Il courut aus^tôt s'enfermer pour lire et relire sa lettre.^
« Vous me punissez bien sévèrement, monsieur, et de la*
» bonne grâce que j'ai mise à vous sauver la rudesse d*un'
» refus, et de la séduction que l'esprit exerce toujours sur
» moi. J'ai eu confiance en la noblesse du jeune fl^^c, et
LÀ FSMME ÀÊAtoONNÉe 217
» VOUS m'avez trompée. Cependant je vous û\ parid ^non à
» cœur ouvert, ce qui eût été parfaitement ridicule, du
» moins avec franchise, et vous ai dit ma situation, afin dd
» faire concevoir ma froideur à une âme jeune. Plus vous
» m'avez intéressée, plus vive a été la peine que vous m'a-
» vez causée. Je suis naturellement tendre et bonne; mais
» les circonstances me rendent mauvaise. Une autre femme
» eût brûlé voire lettre sans la lire ; moi je Tai lue, et j'y
» réponds. Mes raisonnements vous prouveront que, si je
» ne suis pas insensible à Texpression d'un sentiment que
» j'ai fait naître, même involontairement, je suis loin de le
» partager, et ma conduite vous démontrera bien mieux
» encore la sincérité de mon âme. Puis, j'ai voulu, pour
» votre bien, employer l'espèce d'autorité que vous me don-
» nez sur votre vie, et désire Pexercer une seule fois pour
» faire tomber le voile qui vous couvre les yeux.
» J'ai bientôt trente ans, monsieur, et vous en avez vingt-
h deux à peine. Vous ignorez vous-même ce que seront voi
» pensées quand vous arriverez à mon âge. Les sermenti
» que vous jurez si facilement aujourd'hui pourront alors
j> vous paraître bien lourds. Aujourd'hui, je veux bien le
» croire, vous me donneriez sans regret votre vie entière,
» vous sauriez mourir même pour un plaisir éphémère,
» mais à trente ans, l'expérience vous ôterait la force de
» mç faire chaque jour des sacrifices, et moi, je serais pro-
» fondement humiliée de les accepter. Un jour, tout vous
» commandera, la nature elle-même vous ordonnera de me
» quitter ; je vous Fai dit, je préfère la mort à l'abandon.
» Vous le voyez, le malheur m'a appris à calculer. Je rai-
» sonne, je. n'ai. point de passion. Vous me forcez à vous
» dire que je ne vous aime point, que je ne dois, ne peux,
t ni ne veux vous aimer. J'ai passé le moment de la vie où
» ]ep femmes cèdent à des mouvements de cœur irréfléchis,
» et ne saurais plus être la maîtresse que vous quêtez. Mes
h consolations, monsieur, viennent de Dieu, non des hommes.
» D'ailleurs je lis trop clairement dans les cœurs à la triste
» lumière de l'amour trompé, pour accepter l'amitié que vous
» dcmaudcî, que Vous offrez. Vous êtes la dope de yc
218 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
» cœur, et vous espérez bien plus en ma faiblesse qifen
M votre force. Tout cela est un effet d'instinct. Je vous par-
» donne cette ruse d'enfant, vous n'en êtes pas encore coi»
» plicc. Je vous ordonne, au nom de cet amour passager, au
» nom de votre vie, au nom de ma tranquillité , de rester
» dans votre pays, de ne pas y manquer une vie honorablo
» et belle pour une illusion qui s'éteindra nécessairement.
» Plus lard, lorsque vous aurez, en accomplissant votre véri*
» table destinée, développé tous les sentiments qui atten*
» dent l'homme, vous aprécierez ma réponse, que vous
» accusez peut-être en ce moment de sécheresse. Vous re«
» trouverez alors avec plaisir une vieille femme dont l'amitié
» vous sera certainement douce et précieuse ; car elle n'aura
j> été soumise ni aux vicissitudes de la passion, ni aux dé»-
» enchantements de la vie ; enfin de nobles idées, des idée»
» religieuses la conserveront pure et sainte. Adieu , mon*
» sieur, obéissez-moi en pensant que vos succès jetteront
» quelque plaisir dans ma solitude, et ne songez à moi que
» comme on songe aux absents. »
Après avoir lu cette lettre , Gaston de Nucil écrivit cet
mots:
« Madame, si je cessais de vous aimer en acceptant la
» chances que vous m'offrez d'ôlre un homme ordinaire, jf
» mériterai bien mon sort, avouez -le? Non, je ne voii>
» obéirai pas, et je vous jure une fidélité qui ne se déliera
» que par la mort. Oh ! prenez ma vie^ à moins cependant
» que vous ne craigniez de mettre un remords dam II
» vôtre... »
Quand le domestique de monsieur de Nueil revint di
Courcelles, son maître lui dit : — A qui as-tu remis mon
billet?
— A madame la vicomtesse elle-même ; elle était en toi»
ture, et partait...
— Pour venir en ville?
— Monsieur, je ne le pense pas. La berline de madanw
la vicomtesse était attelée avec des chevaux de posta»
^H LA FLinrn: .Mi\n[ic)Nvri! 2T9
^™ — Ahl elle s'en va, dil lis baron.
• — Oui, monsieur, riîpoudil le valcl de rhambre.
Aussildl GiisloD (il ses |irdparalifs jiour suivrt^ inaiilAine de
Dcnuséant, cl clic le mena jasqii'à Genève sans se savoir
IBGcO[n|iagnée pur lui. Enlre les mille r<.'[lcxJans qui l'assail-
'•ircnt pendant ce voyage, celle-ci : — Pourquoi s'en cst-
.«llc alliée? l'occupa plus spécialement. Ce mol fui le lexls
d'une mulliludc de suppositions, parmi IcstiuoU^s il choisit
'Aalurollement la plusHalleuae, el que voici: — Si la vi-
"«omiesse veut m'nimer, il n'y a pas de douie qu'on femme
iTesprit, elle préfËro la Suisiie où personne ne nous connall,
it la France OÙ elle rencontrerait des censeurs.
Certains Imninies pnssionués n'aimeraient pas une femme
asse^ habile pour choisir son terrain, c'est des rafBn'Is.
D'ailleurs, rien nç prouve que la supposition de Gaston fdit
La vicomtesse prit une petite maison sur le lac. Quand
elle fut installe, Gaston s'y pri^senLa jiar une belle soirée,
à la nuit tombante. Jacqu», valcl ilc chambre essciiticlle-
ment arislucratique, ne s'iHonnu point de voir M. de Nucil,
et l'annonça en valet habilu<^ à tout comprendre. En enten-
dant ce nom, en voyant le jeune bomme, madame de Beau-
Bfani laissa tomber le livre qu'elle tenait; sa surprise donna
le temps A Gaston d'arriver à elle, et de lui dire d'une voix
qui lui parut dt^licieuse : — Avec quoi plaisir je prenais les
ëvniix qui vous avaient menée t
Etre d bien obêie dans ses vœux secrelsIOù est la femme
qui n'eût pas ci^dâ à un tel bonlieur ? Une Italienne, une de
ces divines créatures dont l'âme est à l'aniipuiio de celle des
Parisiennes, et que do ce côii5 dos Alpes on trouveritit profon-
dément immorale, disait en lisant les romans IVnncais ; i Je
ne vois pas pourquoi ces pauvres amoureux passent autant ]
de temps ^ arranger ce qui doit être l'affaire d'une uialiuéi
Pourquoi le narrateur ne pourrait-il pas, à l'exemple
telle bonne Ilalienne, ne pas trop faire languir ses audi-
teurs ni son sujet t II y aurait bien quelques sci'nes de co-
l.^etlerie charmante â dessiner, doux reiiiriisque madame
L^c Oeauséant voulait apporter au bonheur fie GOElon pour
220 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
tomber a\ec grâce comme les vierges de l'anliqulté ; peut-
ôlre aussi pour jouir des voluptés chastes d*un premier
aiuour, et le faire arriver à sa plus haute expression de
force et de puissance. Monsieur de Nueil était encore dans
Tàge où un homme est la dupe de ces caprices, de ces jeux
qui alTriandent tant les femmes, et qu'elles prolongent, soit
pour bien stipuler leurs conditions, soit pour jouir plus long-
temps de leur pouvoir dont la prochaine diminution est in-
stinctivement devinée par elles. Mais ces petits protocoles
de boudoir, moins nombreux que ceux de la conférence do
Londres, tiennent trop peu de place dans .l'histoire d'une
passion vraie pour être mentionnés.
Madame de Beauséant et monsieur de Nueil demeurèrent
pendant trois années dans la villa située sur le lac de Ge-
nève que la vicomtesse avait louée. Ils y restèrent seuls,
sans voir personne, sans faire parler d'eux, se promenant
en bateau, se levant tard, enfin heureux comme nousrôvons
tous de l'ôtre. Cette petile maison était simple, à pcrsien-
nés vertes, entourée de larges balcons ornés de tentes, une
véritable maison d'amants, maison à canapés blancs, à tapÎA
muets, à tentures fraîches, où tout reluisait de joie. A cha-
que fenôlre le lac apparaissait sotfft des aspects difTércnls;
dans le lointain, les montagnes ot leurs fantaisies nuageu-
ses, colorées, fugitives ; au-dessus d'eux un beau ciel ; puis,
devant eux une longue nappe d'eau capricieuse, changeante!
Lc# choses semblaient rêver |)Our eux, et tout leur souriait.
Des intérêts graves rappelèrent monsieur de Nueil en
France : son frère et son père étaient morts, il fallut quitter
Genève. Los deux amants achetèrent celte maison, ils au«
raicnt voulu briser les montagnes et faire enfuir Teau da
lac en ouvrant une soupape, afin de tout emporter avec eux#
Madame de Beauséant suivit monsieur de Nueil. Elle réalisa
sa fortune, acheta, près de Manerville, une propriété con-
sidérable qui joignait les terres de Gaston, et où ils dcmeu-
èrenl ensemble. Monsieur de Nueil abandonna très-gracieu-
sement à sa mère l'usufruit des domaines de Manerville, en
•"^«oiir de la liberté qu'elle lui laissa de vivre garçon. La
le madame de Beauséant était située ^rès d'une petile
LA FEMME ABANDONNEE 221
ville, dans une des plus jolies positions de la valide d'Auge,
Là, les deux amants mirent entre eux et le monde des bar-
rières que ni les idées sociales, ni les* personnes ne pou-
vaient franchir, et retrouvèrent leurs bonnes journées de la
Suisse. Pendant neuf années entières, ils goûtèrent un bon-
heur qu'il est inutile de décrire; le dénoûmenl de cette
aventure en fera sans doute deviner les délices à ceux dont
l'ànie peut comprendre, dans l'infini de leurs modes, la
poésie et la prière.
Cependant, monsieur le marquis de Beauséant (son père
et son frère aîné étaient morts), le mari de madame de
Beauséant, jouissait d'une parfaite sant'é. Rien ne nous aide
mieux à vivre que la certitude de iaire le bonheur d'autrui
par notre mort. Monsieur de Beauséant était un de ces gens
ironiques et entêtés qui, semblables à des rentiers viagers,
Irouvcnl un plaisir de plus que n'en ont les aulres à se lever
bien portants chaque matin. Galant homme du reste, un peu
méthodique, cérémonieux, et calculateur capable de décla-
rer son amour à une femme aussi tranquillement qu'un la-
quais dit : — Madame pst servie.
Cette petite notice biographique sur le marquis de Beau-
séant a pour objet de faire comprendre l'impossibilité dans
laquelle était la marquise d'épouser monsieur de Nueil.
Or, après ces neuf années de bonheur, le plus doux bail
qu'une femme ait jamais pu signer, monsieur de Nueil et
madame de Beauséant se trouvèrent dans une situation tout
aussi naturelle et tout aussi fausse que celle où ils étaient
restés depuis le commencement de cette aventure ; crise fa-
tale néanmoins, de laquelle il est impossible de donner une
idée, mais dont les termes peuvent être posés avec une
exacliiude mathématique.
Madame la comtesse de Nueil, mère de Gaston, n'avait
jamais voulu voir madame de Beauséant. C'était une per-
sonne roide et vertueuse, qui avait très-légalement accom*
pli le bonheur de monsieur de Nueil le père. Madame de
Beauséant comprit que cette honorable douairière devait être
son ennemie, et tenterait d'arracher Gaston & sa vie immo-
rale et antireligieuse. La mar(ji!i§e aurait bien voulu vendre
222 SCÉÎ^fiS DE LA VIE PRIVÉE
sa terre, et retourner à Genève. Mais c'eût élé se ddfîer éd
monsieur de Nueil, elle en était incapable. D'ailleurs, Il
avait précisément pris beaucoup de goût pour la terre de
Valleroy, où il faisait force plantations, force mouvements
de terrains. N'était-ce pas l'arracber à une espèce de bon-
heur mécanique que les femmes souhaitent toujours à leurs
maris et même à leurs amants? Il était arrivé dans le pays
une demoiselle de La Rodière, ûgée de vingt-deux ans, et
riche de quarante mille livres de rente. Gaston rencontrait
cette héritière à Manerville toutes les fois que son devoir
l'y conduisait. Ces personnages étant ainsi placés comme les
chiffres d'une proportion arithmétique, la lettre suivante,
écrite et remise un matin à Gaston, expliquera maintenant
l'afifreux problème que, depuis un mois, madame de Beau-
séant tâchait de résoudre.
« Mon ange aimé, t'écrire quand nous vivons cœur à cœur,
» quand rien ne nous sépare, quand nos caresses nous ser-
» vent si souvent de langage, et que les paroles sont aussi
» des caresses, n'est-ce pas un contre-sens? Eh bien! non,
» mon amour. Il est de certaines choses qu'une femme ne
» peut dire en présence de son amant ; la seule pensée de
» ces choses lui ôte la voix, lui fait refluer tout son sang
» vers le cœur ; elle est sans force et sans esprit Être ainsi
» près de toi me fait souffrir, et souvent j'y suis ainsi. Jo
» sens que mon cœur doit être tout vérité pour toi, ne te
» déguiser aucune de ses pensées, môme les plus fugitives,
» et j'aime trop ce doux laisser- aller qui me sied si bien,
» pour rester si longtemps gênée, contrainte. Aussi vais-je
te confier mon angoisse ; oui, c'est une angoisse. Écoule-
moi ! ne fais pas ce petit tOrtata,,, par lequel tu me fais taire
avec une impertinence que j'aime, parce que de toi tout
me plaît. Cher ange du ciel, laisse-moi te dire que tu as
effacé tout souvenir des douleurs sous le poids desciuelles
jadis ma vie allait succomber. Je n'ai connu l'amour que
par toi. Il a fallu la candeur de ta belle jeunesse, la pureté
» de ta grande âme pour satisfaire aux exigences d'un cœur
» (k^ femme exigeante» Âmi, j'ai bien souvent palpité do
LA FEMME ABANDONNÉE 223
• joîo en pensant que, durant ces neuf années, si rapides et
• si longues, ma jalousie n'a jamais été réveillée. J'ai eu
M toutes les fleurs de ton âme, toutes tes pensées. Il n^y a
B pas eu le plus léger nuage dans notre ciel, nous n'avons
pas su ce qu'était un sacrifice, nous avons toujours obéi
B aux inspirations de nos cœurs. J'ai joui d'un bonheur sans
û bornes pour une femme. Les larmes qui mouillent cette
» page te diront-elles bien toute ma reconnaissance? j'aurais
voulu l'avoir écrite à genoux. Eh bien ! cette félicité m'a
fait connaître un supplice plus affreux que ne Tétait celui
de l'abandon. Cher, le cœur d'une femme a des replis
bien profonds! J'ai ignoré moi-même jusqu'aujourd'hui
l'étendue du mien, comme j'ignorais l'étendue de l'amour.
Les misères les plus grandes qui puissent nous accabler
sont encore légères à porter en comparaison de la seule
idée du malheur de celui que nous aimons. Et si nous le
causions, ce malheur, n'est-ce pas à en mourir?... Telle
est la pensée qui m'oppresse. Mais elle en traîne après elle
une autre beaucoup plus pesante; celle-là dégrade la gloire
de l'amour, elle le tue, elle en fait une humiliation qui ternit
à jamais la vie. Tuastrenteans et j'en ai quarante. Combien
de terreurs cette différence- d'âge n'inspire-t-elle pas à une
femme aimante ? Tu peux avoir d'abord involontairement,
puis sérieusement senti les sacrifices que tu m'as faits, en
renonçant à tout au monde pour moi. Tu as pensé peut-
ôtre à ta destinée sociale, à ce mariage qui doit augmenter
nécessairement ta fortune, te. permettre d'avouer ton bon-
heur, tes enfants, de transmettre tes biens, de reparaître
dans le monde et d'y occuper ta place avec honneur. Mais
tu auras réprimé ces pensées, heureux de me sacrifier,
sans que je le sache, une héritière, une fortune et un bel
avenir. Dans t£^ générosité de jeune homme, tu auras voulu
rester fidèle aux serments qui ne nous lient qu'à la face de
Dieu. Mes douleurs passées te seront apparues, et j'aurai
été protégée par le malheur d'où tu m'as tirée. Devoir ton
%mour à ta pitié ! cette pensée m'est plus horrible encore
«. <|Mv iu crainte de te faire manquer ta vie. Ceux qui eni
• poignarder leurs maîtresses sont bien charita
221 SCèNES DE LA VIE PRIVÉE
» ils les tuent heureuses, innocentes, et dans la gloire de
» leurs illusions... Oui, la mort est préférable aux deux pen-
» sées qui, depuis quelques jours, attristent secrètement me»
» heures. Hier, quand tu m'as demandé si doucement :
» Qi'as-tu? ta voix m'a fait frissonner. J'ai cru que, selon
» ion habitudo, tu lisais dans mon âme, et j'attendais tes
» confidences, imaginant avoir eu de justes pressentiments
» en devinant les calculs de ta raison. Je me suis alors sou-
» venue de quelques attentions qui te sont habituelles, mais
» où j*ai cru apercevoir cette sorte d'affectation par laquelle
» les hommes trahissent une loyauté pénible à porter. En ce
» moment, j'ai payé bien cher mon bonheur, j'ai senti que
» la nature nous vend toujours les trésors de l'amour. En
» effet, le sort ne nous a-t-il pas séparés? Tu le seras dit:
» — Tôt ou tard, je dois quitter la pauvre Glaire, pourquoi
» ne pas m'en séparer à temps? Cette phrase était écrite au
» fond de ton regard. Je t'ai quitté pour aller pleurer loin
» de toi. Te dérober des larmes I voilà les premières que le
» chagrin m'ait fait verser depuis dix ans, et je suis trop
» fîère pour te les montrer ; mais je ne t'ai point accusé.
» O'ii, tu as raison, je ne dois point avoir l'égoTsme d'assu-
» jettir ta vie brillante et longue à la mienne bientôt usée...
» Mais si je me trompais ?... si j'avais pris une de tes mé-
» lancolies d'amour pour une pensée de raison?... ah! mon
» ange, ne me laisse pas dans l'incertitude, punis ta jalouse
» femme; mais rends-lui la conscience de son amour et du
» tien ; toute la femme est dans ce sentiment, qui sanctifie
» tout. Depuis l'arrivée de ta mère, et depuis que tu as vu
» chez elle mademoiselle de La Rodièrc, je suis en proie h
» des doutes qui nous déi^lionorent. Fais-moi souffrir, maif
» ne me trompe pas : je veux tout savoir, et ce que ta mère
9 te dit et ce que tu penses I Si tu as hésité entre quelque
» chose et mol, je te rends ta liberté... Je te cacherai ma
» destinée, je saurai ne pas pleurer devant loi ; seulement,
n je ne veux plus te revoir... Oh ! je m'arrête, mon cœur se
% hrisc. . . . t • . •
» Je suis restée morne et stupide pendant quelriaei Ùk^
LA FEMME ABANtiONN^E 225
I staots. Ami, je ne me trouve point de tierlé contre loi, lu
» os si bon, si franc ! tu ne saurais ni me blesser ni me
ê tromper; mais tu me diras la v(5rité, quelque cruelle
t qu^elle puisse être. Veux-lu que j'encourage tes aveux?
jft Èh bien! cœur à moi, je serai consolée par une pensée de
» foinme. N'aurai-je pa3 possédé de toi l'être jeune et pu-
B dique, toute grAce, toute beauté, toute délicatesse, un
II (jaslon que nulle femme ne peut plus connaître et de qui
» j'ai délicieusement joui ?,.. Non, tu n'aimeras plus comme
» tu m'as aimée, comme tu m'aimes ; non, je ne saurais
» avoir de rivale. Mes souvenirs seront sans amertume en
1 pensant i\ notre amour, qui fait toute ma pensée. N'est-il
r pas hors de ton pouvoir d'enchanter désormais une femme
» par tes agaceûcs enfantines, par les jeunes gentillesses
» d'un cœur jeune, par ces coquetteries d'âme, ces grâces
j» du corps et ces rapides ententes de volupté, enfin par Ta-
• dorable cortège qui suit l'amour adolescent? Aht tt es
» homme, maintenant, tu obéiras à ta destinée en calculant
> tout. Tu auras des soins, des inquiétudes, des ambitions,
* des soucis qui la priveront de ce sourire constant et inal-
m lérable par lequel tes lèvres étaient toujours embellies
n pour moi. Ta voix, pour moi toujours si douce, sera par-
!• lois chagrine. Tes yeux, sans cesse illuminés d'un éclat
» céleste en me voyant, se terniront souvent pour elle. Puis,
9 comme il est impossible de t* aimer comme je t'aime, cette
n lemme ne te plaira jamais autant que je l'ai plu. Elle
j» n'aura pas ce soin perpétuel que j'ai eu de moi-même et
9 celte élude continuelle de ton bonheur dont jamais Tin*
» lelligcnce ne m'a manqué. Oui, l'homme, le cœur, l'âme
» que j'aurai connus n'existeront plus ; je les ensevelirai
dans mon souvenir pour en jouir encore, et vivre heu-
3 reuse de cette belle vie passée, mais inconnue à tout ce
» qui n'est pas nous.
jft Mon cher trésor, si cependant lu n'as pas conçu la plu»
» légère idée de liberté, si mon amour ne '.e pèse pas, si
n mes craintes sont chimériques, si je suis toujours pour toi
» ton ÈvE, la seule femme qu'il y ait dans le monde, cette
» lettre lue, viens! accours 1 Ahl je t'aimerai dans
226. SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
» stant plus que je ne t'ai aimé, je crois^ pendaui ces neuf
» années. Après avoir subi le supplice inutile de ces soup-
» cens dont je m'accuse, chaq«e jour ajouté à notre amour,
» oui, un seul jour, sera toute une vie de bonheur. Ainsi,
» parle I sois franc : ne me trompe pas, ce serait un crime.
» Dis ? veux-tu ta liberté ? As-tu réfléchi à ta vie d'homme?
j> As-tu un regret? Moi, te causer un regret! j'en mourrais.
» Je te l'ai dit : j'ai assez d'amour pour préférer ton bonheur
» au mien, ta vie à la mienne. Quitte, si tu le peux, la riche
3> mémoire de nos neuf années de bonheur pour n'en ôtre
» pas influencé dans ta décision ; mais parle i je te suis sou-
» mise, comme à Dieu, à ce seul consolateur qui me reste
3> si tu m'abandonnes. »
Quand madame de Beauséant sut la lettre entre lesmains do
monsieur de Nueil^ellc tomba dans un abattement si profond,
et dans une méditation si engourdissante, par la trop grande
abondance de ses pensées, qu'elle resta comme endormie.
Certes, elle souffrit de ces douleurs dont l'intensité n'a pis
toujours été proportionnée aux forces de la femme, et que
les femmes seules connaissent. Pendant que la malheureuse
marquise attendait son sort, monsieur de Nucil était, en Jî-
sant sa lettre, fort embarratsé, selon l'expression eipployée
par les jeunes gens dans ces sortes de crises. li avait alors
presque cédé aux instigations de sa mère et aux attraits de
mademoiselle de La Rodièrc, jeune personne assez insigna-
liante, droite comme un peuplier, blanche et rose, muetusi
demi, suivant le programme prescrit à toutes les jeunes fltles
à marier; mais ses quarante mille livres de rente en fondu
de terre parlaient suffisamment pour elle. Madame deNuoîL,
aidée par sa sincère aOection de mère, cherchait à embau*
cher son fils pour la vertu. Elle lui faisait observer ce qu'il
y avait pour lui de flalleur h être préféré par mademoiselle
de La Ro<iière, lorsque tant do riciies partis lui étaient pro-
posés; il était bien temps de songer fi son sort, une si belle
occasion ne se retrouverait plus ; il aurait un jour quatre-
vingt mille livres de rente en bleus-fonds; laiortune coq*
aolait de tout ; si madame de Beauséant l'aimait pour laii,
LA FEMME ABANDONNÉE 227
elle devait être la première à l'engager à se marier* Enfin
cette bonne mère n'oubliait aucun des moyens d'action par
lesquels une femme peut influer sur la raison d'un homme.
Aussi avait-elle amené son fils à chanceler. La lettre de ma-
dame de Beausdant arriva dans un moment où l'amour de
' Gaston luttait contre toutes les séductions d'une vie arrangée
convenablement et conforme aux idées du monde; mais
celle kltre décida le combat. Il résolut de quitter la mar-r
quise et de se marier.
— Il faut être homme dans la vie ! se dit-il.
Puis il soupçonna les douleurs que sa résolution causerait
à sa maîtresse. Sa vanité d'homme autant que sa conscience
d'amant les lui grandissant encore, il fut pris d'une sincèro
j)itié. Il ressentit tout d'un coup cet immense malheur, el
crut nécessaire, charitable d'amortir cette mortelle blessure.
Il cspc'ra pouvoir amener madame de Beauséant à un étaC
cnlmc, et se faire ordonner par elle ce cruel mariage, en
Taccoutumant par degrés à l'idée d'une séparation riécos'
satre, en laissant toujours entre eux mademoiselle de La
Rodière comme un fantôme, et en la lui sacrifiant d'abord
pour se la faire imposer plus tard. 11 allait, pour réussir dans
cette compatissante entreprise , jusqu'à compter sur la no-
blesse, la fierté de la marquise, et sur les belles qualités de
son âme. Il lui répondit alors afin d'endormir ses soupçons»
Répondre! pour une femme qui joignait à l'intuition de
l'amour vrai les perceptions les plus délicates de l'esprit fé-
minin-, la lettre était un arrêt. Aussi, quand Jacques entra,
qu'il s'avança vers madame de Beauséant pour lui remettre
un papier plié triangulairement, la pauvre femme tressaillit-
elle comme une hirondelle prise. Un froid inconnu tomba
de sa tète à ses pieds, en l'enveloppant d'un linceul de glace.
S'il n'accourait pas à ses genoux, s'il n'y venait pas pieu-
anl, paie, amoureux, tout était dit. Cependant il y a tant
d'espérances dans le cœur des femmes qui aiment! il faut
oien des coups de poignard pour les tuer, elles aiment et
saignent jusqu'au dernier.
— Madame a-t-elle besoin de que.que cliose î < nda
Jacques d'une voix douce en se retirant.
228 SCENES DE LA VIE PRIVÉE
— Non, dit-elle. ^.
— Pauvre homme I pcnsa-t-elle en essuyant une lanne,
il me devine, lui, un valet !
Elle lut : Ma bien-aimée, tu tu crées des chimères.,. En
apercevant ces mots, un voile épais se répandit sur les yeux
de la marquise, la voix secrète de son cœur lui criait : —
Il ment. Puis , sa vue embrassant toute la première page
avec cette espèce d'avidité lucide que communique la pas-
sion , elle avait lu en bas ces mots : Rien n'est arrêté,,.
Tournant la page avec une vivacité convulsive, elle vit dis-
tinctement l'esprit qui avait dicté les phrases entortillées de
cette lettre où elle ne retrouva plus les jets impétueux de
Tamour; elle la froissa, la déchira, la roula, la mordit, la
jeta dans le feu , et s'écria : — Oh ! l'infâme I il m'a pos-
sédée ne m' aimant plus!... Puis, demi-morte, elle alla se
jeter sur son canapé.
Monsieur de Nueil sortit après avoir écrit sa lettre. Quand
il revint, il trouva Jacques sur le seuil de la porte, et Jacques
lui remit une lettre en lui disant : — Madame la marquise
n'est plus au château.
Monsieur de Nueil étonné brisa l'enveloppe et lut : t Ma-
» (lame, si je cessais de vous aimer en acceptant les chancet
» que vous m'offrez d'être un homme ordinaire, je mérite**
» rais bien mon sort, avouez-le? Non, je ne vous obéirai
» pas, et je vous jure une fidélité qui ne se déliera que par
» la mort. Oh I prenez ma vie, à moins cependant que vous
» ne craigniez de mettre un remords dans la vôtre... »
Celait le billet qu'il avait écrit à la marquise au momeni
où elle partait pour Genève. Au-dessous, Claire de Bour^
gogne avait ajouté : Monsieur^ vous êtes libre^
Monsieur de Nueil retourna chez sa mère, à Manerville.
"Vingt jours après, il épousa mademoiselle Stéphanie de La
Rodière.
Si cette histoire d'une vérité vulgaire se terminait là, ce
serait presque une mystification. Presque tous les hommes
n'en ont-ils pas une plus intéressante à se raconter? Mais
la célébrité du dénoùnicnt, malheureusement vrai; mais
XA FEMME ABANDONNÉE 229
tout ce qu'il pourra faire naître de souvenirs au cœur de
ceux qui ont connu les célestes délices d'une passion in-
finie, et l'ont brisée eux-mômes ou perdue par quelquo
fatalité cruelle, mettront peut-être ce récit à l'abri des cri-
tiques.
Madame la marquise de Beaus^ant n'avait point quitté son
château de Vallcroy lors de sa séparation avec monsieur de
Nueil. Par une mullitude de raisons qu'il faut laisser ense-
velies dans le cœur des femmes, et d'ailleurs chacune d'elles
devinera celles qui lui sont propres. Glaire continua d'y
demeurer après le mariage de monsieur de Nueil. Elle vécut
dans une retraite si profonde que ses gens, sa femme de
chambre et Jacques exceptés, ne la virent point. Elle exi-
geait un silence absolu .chez elle, et ne sortait de son ap-
partement que pour atler à la chapelle de Valleroy, où un
prêtre du voisinage venait lui dire la messe tous les ma-
tins.
Quelques jours après son mariage, le comte de Nueil
tomba dans une espèce d'apathie conjugale qui pouvait faire
supposer le bonheur tout aussi bien que le malheur. Sa mère
disait à tout le monde : — Mon fils est parfaitement heu-
reux. — Madame Gaston de Nueil, semblable à beaucoup
déjeunes femmes, était un peu terne, douce, patiente; elle
devint enceinte après un mois de mariage. Tout cela se trou-
vait conforme aux idées reçues. Monsieur de Nueil était
très-bien pour elle, seulement il fut, doux mois après avoir
quitté la marquise, extrêmement rêveur et pensif. — Mais
il avait toujours été sérieux, disait sa mère.
Après sept mois de ce bonheur tiède, il arriva quelques
événements légers en apparence, mais qui comportent trop
do larges développements de pensées, et accusent de trop
grands troubles d'âme, pour n'être pas rapportés simple-
ment, et abandonnés au capi ice des interprétations de chaque
esprit. Un jour, pendant lequel monsieur de Nueil avait
chassé sur les terres de Manerville et de Valleroy, il revint
par le parc de madame de Beauséant, fit demander Jacques,
l'attendit ; et quand le valet de chambre fut venu: — La
marquise aime-t-ellc toujours le gibier ? lui demai
230 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
Sur la rdponse affirmative de Jacques, Gaston lui offr
somme assez forte accompagnée <le raisonnements tr^
cieux, afin d'obtenir de lui le léger service de réserve
la marquise le produit de sa diasse. Il parut fort pc
portant à Jacques que sa maîtresse mangeât une perdr
par son garde ou par monsieur de Nueil, puisque c
désirait que la marquise ne sût pas Forigine du gibiei
a été tué sur ses terres, dit le comte. Jacques se prêt
dant quelques jours à cette innocente tromperie. Me
de Nueil partait dès le matin pour la chasse, et ne rc
chez lui que pour dîner, n'ayant jamais rien tué. U
maine entière se passa ainsi. Gaston s'enhardit asse;
écrire une lettre à la marquise et la lui fit parvenir,
lettre lui fut renvoyée sans avoir été ouverte. Il étai
que nuit quand le valet de chambre de la marquise
rapporta. Soudain le comte s'élança boi's du salon oO
raissait écouter un caprice d'Hérold écorché sur le
par sa femme, et courut chez la marquise avec la r
d'un homme qui vole à un rendez-vous. Il sauta dans
par une brèche qui lui était connue, marcha lente
travers les allées en s'arrêtant par moments comm
essayer de réprimer les sonores palpitations de son
puis, arrivé près du château, il en écouta les bruits i
et présuma que tous les gens étaient à table. Il alla ,
l'appartement de madame de Beauséant. La marqi
quittait jamais sa chambre à coucher ; monsieur de Ni
en atteindre la porte sans avoir fait le moindre bruit
vit à la lueur de deux bougies la marquise maigre (
assise dans un grand fauteuil, le front incliné, les mai
dantes, les yeux arrêtés sur un objet qu'elle parais
point voir. C'était la douleur dans son expression !
complète. Il y avait dans cette attitude une va^^uo esp»
mais on ne savait si Glaire de Bourgogne regardait
tombe ou dans le passé. Peut-être les larmes de m<
de Nucil brillèrent-elles dans les ténèbres, peut-être
piration eut-elle un léger retentissement, peut-ê
échappa-til un tressaillement involontaire, ou peut-
nréscn^ était-elle impossible sans le phénomène d
LA FEMME ABANDOlterfE 231
msception dont rhabltudc est à la fois ia gloire, le bonheur
et la preuTe du véritable amour. Madame dé Beauséant
tourna lentement son visage vers la porte et vit son ancien
amant. Le comte fit alors quelques pas.
— Si vous avancez, monsieur, s'écria ia marquis^ en pâ-
lissant, je me jette par cette fenêtre !
Elle sauta sur Tespagnolette, i'ouvrit, et se tint un pied
sur l'appui extérieur de la croisée, ia main au balcon el la
tête tournée vers Gaston.
— Soneïl sortez! cria-t-elle, ou je mè précipite.
A ce mol terrible, monsieur de Nueil, entendant lesffns
en émoi, se sauva comme un malfaiteur.
Revenu chez lui, le comte écrivit une lettre très-courte,
et chargea son valet de chambre de la porter  madame de
Beauséant, en lui recommandant de faire savoir à la mar-
quise qu'il s'agissait de vie ou de mort pour lui. Le messa-
ger parti, monsieur de Nueil rentra dans le salon etytronva
sa femme qui continuait à déchiârér le caprice. Il s'assit en
attendant la réponse. Une heure après, le caprice fini, Icé
doux époux étaient l'un devant l'autre, silencieux, chaeun
d'un côté de la cheminée, lorsque le valet de chambre re-
vint de Yalleroy, et remit à son matire ia lettre qui n'avait
pas été ouverte. Monsieur de Nueil passa dans un boudoir
aliénant au salon où il avait mis son fusil ea revenant de la
chasse et se tua.
Ce prompt et fatal dénoûment si contraire à toutes les
habitudes de la jeune France est naturel.
Les gens qui ont bien observé, ou déliciensemeat éprouvé
les piiénoraènes auxquels l'union parfaite, de deux êtres
donne lieu, comprendront parfaitement ce suicide. Une
femme ne se forme pas, ne se plie pas en un jour aux
caprices de la passion. La volupté, comme une fleur rare,
demande les soins de la culture la plus ingénieuse ; le temps,
l'accord des âmes, peuvent seuls en révéler toutes les res-
sources, faire naître ces plaisirs tendres, délicats, pour les-
quels nous sommes imbus de mille superstitions et que nous
croyons inhérents à la personne dont le cœur nous les pro-
digue. Cette admirable entente, celte croyance religieuse,
S32 SCÈNES DB LA VIS PRIVIX
et la certitude féconde de ressentir un bonheur parUcuBer
ou excessif près de la personne aimée, sont en partie le ae-
cret des attachements durables et des longues passions. Près
d'une femme qui possède le génie de son sexe, Tamour n'est
jamais une habitude ; son adorable tendresse sait revêtir des
formes si variées, elle est si spirituelle et si aimante tout
ensemble, elle met tant d'artifices dans sa nature, ou de na*
turel dans ses artifices, qu'elle se rend aussi puissante par
le souvenir qu'elle Test par sa présence. Auprès d'elle toutes
ks femmes pâlissent. Il faut avoir eu la crainte de perdre
un amour si vaste, si brillant, ou l'avoir perdu pour en con-
naître tout le prix. Mais si, l'ayan* connu, un homme s'en
est privé pour tomber dans quelque mariage froid, si la
femme avec laquelle il a espéré rencontrer les mêmes féli-
cités lui prouve, par quelques-uns de ces faits ensevelis dans
les ténèbres de la vie conjugale, qu'elles ne renaîtront plus
pour lui ; s'il a encore sur les lèvres le goût d'un araour
céleste, et qu'il ait blessé mortellement sa véritable épouse
au profit d'une chimère sociale, alors il faut mourir ou avoir
cette philosophie matérielle, égoïste, froide, qui fait horreur
aux âmes passionnées.
Quant à madame de Beauséant, elle ne crut sans douto
pas que le désespoir de son ami allât jusqu'au suicide, aprèi
l'avoir largement abreuve d'amour pendant neuf années.
Peut-être pensait-elle avoir seule à souffrir. Elle était d'ail«
leurs bien o droit de se refuser au plus avilissant partagi
qui existe, qu'une épouse peut subir par de hautes raisom
sociales, mais qu'une maltresse doit avoir en haine, paroi
que dans la pureté de son amour en réaide toute la juslifi*
calîoii.
LA GRENADIÈRE
A CAROLINE
A la poésie da voyage, le voyagenr reconnaissant
La Grcnadiôre est une petite habitation située sur la rive
droite de la Loire, en aval et à un mille environ du pont de
Tours. En cet endroit, la rivière, large comme un lac, est
parsemée d'iles vertes et bordée par une roche sur laquelle
6ont assises plusieurs maisons de campagne toutes bâties en
pierre blanche, entourées de clos de vigne et d^jardins où
ies plus beaux fruits du monde mûrissent à l'exposition du
midi. Patiemment terrassés par plusieurs générations, les
ureux du rocher réfléchissent les rayons du solei., et per-
mettent de cultiver en pleine terre, à la faveur d'une tem-
pérature factice, les productions des plus chauds climats.
Dans une des moins profondes anfractuosités qui découpent
«jette colline s'élève la flèche aiguë de Saint-Cyr, petit vil-
lage duquel dépendent tontes ces maisons éparses. Puis, un
peu plus loin, la Ghoisille se jette dans la Loire par une
grasse vallée qui interrompt ce long coteau. La Grenadiers,
sise à mi-côte du rocher, à une centaine de pas de l'église,
«tftt un de ces vieux logis âgés de deux ou trois cents ans
qui se rencontrent en Touraine dans chaque jolie situation.
(Tne cassure de roc a favorisé la construction d'une rampe
qui arrive en pente douce sur la îevée^ nom donné dans le
pays à la digue établie au bas de la côte pour maintenir la
Loire dans son lit, et sur laquelle passe la grande route de
Paris à Nantes. En haut de la rampe est une porte, où com-
mence un petit chemin pierreux, ménagé entre deux
234 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
Fasses, espèces de fortifications garnies de treilles et d'es-
paliers, destinées à empocher réboulement des terres. Ce
sentier pratiqué au pied de la terrasse supérieure, et presque
caché par les arbres de celle qu'il couronne, mène à la mai-
son par une pente ra})idc, en laissant voir la rivière dont
l'étendue s'agrandit à chaque pas. Ce chemin creux est ter-
miné par une seconde porte de style gothique, cintrée, chargée
de quelques ornements simples, mais en ruines, couverte
de giroflées sauvages, de lierres, de mousses et de parié-
taires. Ces plantes indestructibles décorent les murs de
toutes les terrasses, d*où elles sortent par la fente des as-
sises, on dessinant à chaque nouvelle saison de nouvelles
guirlandes de fleurs.
En franchissant cette porte vermoulue, un petit jardin,
conquis sur le rocher par une dernière terrasse dont la
vieille balustrade noire domine toutes les autres, offre à la
vue son gazon orné de quelques arbres verts et d'une mul-
titude de rosiers et de fleurs. Puis, en face du portail, à
l'autre extrémité de la terrasse, est un pavillon de bois ap-
puyé sur le mur voisin, et dont les poteaux sont cachés par
des jasmins, des chèvrefeuilles, de la vigne et des cléma-
tites. Au milieu de ce dernier jardin, s'élève la maison sur
un perron voûté, couvert de pampres, et sur lequel se trouve
la porte d'une vast<î cave creusée dans le roc. Le logis est
entouré de treilles et de grenadiers en pleine terre, de là
vient le nom donné à cette closerie. La façade est corhiMH
sée de deux larges fenêtres séparées par une porte bâtarde
très-rustique, et de trois mansardes prises sur un toit d'une
élévation prodigieuse relativement au peu de hauteur du
rez-de-chaussée. Ce toit à deux pignons est couvert en ar-
doises. Les murs du bâtiment principal sont peints en jaune;
et la porte, les contrevents d'en bas, les persiennes des
mansardes sont verts. '
En entrant, vous trouverez un petit palier où commence
un escalier tortueux, dont le système change à chaque tour-
nant; il est en bois presque pourri ; sa rampe creusée en
forme de vis a été brunie par un long usage. A droite est
une vaste salle à manger boisée ù l'antique, dallée en car-.
LA GRENADIERS 2^5
rcau blanc fabriqui^ à Château-RegnauU; puis, à gauche,
un salon de pareille dimension, sans boiseries, mais tendu
d'un papier aurore à bordure yerte. Aucune des deux pièces
n'est plafonnée; les solives sont en bois de noyer et les in-
terstices remplis d'un torchis blanc fait avec de la bourre. Au
premier étage, il y a deux grandes chambres dont les murs
sont blanchis à la chaux ; les cheminées en pierre y sont
moins richement sculptées que celles du rez-de-chaussée.
Toutes les ouvcrlures sont exposées au midi. Au nord il n'y
a qu'une seule porte, donnant sur les vignes et pratiquée
derrière l'escalier. A gauche de la maison , est adossée une
construction en colombage, dont les bois sont extérieuremeni
garantis de la pluie et du soleil par des ardoises qui dessi-
nent sur les murs de longues lignes bleues, droites ou trans-
versales. La cuisine, placée dans cette espèce de chaumière,
communique intérieurement avec la maison , mais elle a
néanmoins une entrée particulière, élevée de quelques mar-
ches , au bas desquelles se trouve un puits profond , sur-
monté d'une pompe champêtre enveloppée de sabînes, de
niantes aquatiques et de hautes herbes. Cette bâtisse récente
prouve que la Grenadière était jadis un simple vendangeoir.
Les propriétaires y venaient de la ville, dont elle est séparée
par le vaste lit de la Loire, seulement pour faire leur ré-
colte, ou quelque partie de plaisir. Ils y envoyaient dès le
matin leurs provisions et n'y couchaient guère que pendant
le temps des vendanges. Mais les Anglais sont tombés comme
un nuage de sauterelles sur la Touraine, et il a bien fallu
compléter la Grenadière pour la leur louer. Heureusement
ce moderne appendice est dissimulé sous les premiers tilleuls
d'une allée plantée dans un ravin au bas des vignes. Le vi«
gnoble, qui peut avoir deux arpeots, s'élève au-dessus de
la maison, et la domine entièrement par une pente si ra-
pide qu'il est très difficile de la gravir* A peine y a-t-il entre
la maison et ceUe colline verdie par des pampres traînants
un espace de cinq pieds, toujours humide et froid, espèce de
fossé plein de végétations vigoureuses où tombent, par les
temps de pluie, les engrais de la vigne qui vont enrichir le
sol des jardins soutenus par la terrasse à balustrade. La mai-
236 SCÈNES DE LA VIS PRIVEE
son du closier chargé de faire les façons de la vigne est
adossée au pignon de gauche ; elle est couverte en chaume
cl fait en quelque sorte le pendant de la cuisine. La pro-
priété est entourée de murs et d'espaliers ; la vigne est plantée
d'arbres fruitiers dé toute espèce ; enfin pas un pouce de ce
terrain précieux n'est perdu pour la culture. Si rhomme
néglige un aride quartier de roche, la nature y jette soit un
figuier, soit des fleurs champêtres, ou quelques fraisiers
abrités par des pierres.
En aucun lieu du monde vous ne renconireriez une de-
meure tout à la fois si modeste et si grande, si riche en
fructifications, en parfums, en points de vue. Elle est, au
cœur de la Touraine, une petite Touraine où toutes les fleurs,
tous les fruits, toutes les beautés de ce pays sont complète»
ment représentés. Ce sont les raisins de chaque contrée, les
figues, les pèches, les poires de toutes les espèces, et dêft
melons en plein champ aussi bien que la reglisse, les genêts
d'Espagne , les lauriers-roses de l'Italie et les jasmins des
Açores. La Loire est à vos pieds. Vous la dominez d'une
terrasse élevée de trente toises au-dessu« de ses eaux ca-
pricieuses. Le soir vous respirez ses brises venues fraîches
de la mer et parfumées dans leur route par les fleurs des
longues levées. Un nuage errant qui , à chaque pas dans
l'espace, change de couleur et de forme, sous un ciel parfai-
tement bleu^ donne mille aspects nouveaux à chaque détail
des paysages magnifiques qui s'ocrent aux regards, en quel-
que endroit que vous vous placiez. De là, les yeux embras-
sent d'abord la rive de la Loire depuis Amboise ; la fertile
plaine où s'élèvent Tours, ses foubourgs, ses fabriques, le
Piessis; puis une partie de la rive gauche qui, depuis You-
vray jusqu'à Saint-Symphorien , décrit un demi-cercle de
rochers plein de joyeux vignobles. La vue n'est bornée que
par les riches coteaux du Cher, horizon bleuâtre, chargé de
parcs et de châteaux. Enfin, à l'ouest, Tâme se perd dans
le fleuve immense sur lequel naviguent à toute heure les
bateaux à voiles blanches enflées par les vents qui régnent
presque toujours dans ce vaste bassin. Un prince peut faire
sa villa de la Grenadière, mais certes un poète en fera tou-
LA GRENÂDIERE 237
jours son logis ; deux amants y verront le plus doux refuge,
elle est la demeure d*un bon bourgeois de Tours; elle a des
poésies pour toutes les imaginations ; pour les pîus humbles
et les plus froides, comme pour les plus élevées et les plus
passionnées ; personne n'y reste sans y sentir l'atmosphère
du bonheur, sans y comprendre toute une vie tranquille,
dénuée d'ambition, de soins. La rêverie est dans l'air et dans
le murmure des flots ; les sables parlent, ils sont tristes ou
gais, dorés ou ternes ; tout est mouvement autour du pos-
sesseur de cette vigne, immobile au milieu de ses fleurs vi-
vaces et de ses fruits appétissants. Un Anglais donne mille
francs pour habiter pendant six mois cette humble maison ,
mais il s'engage à en respecter les récoltes ; s'il veut les
fruits, il en double le loyer ; si le vin lui fait envie, il double
encore la somme. Que vaut donc la Grenadière avec sa
rampe, son chemin creux, sa triple terrasse, ses deux ar-
pents de vigne, ses balustrades de rosiers fleuris, son vieux
perron, sa pompe, ses clématites échevelées et ses arbres
cosmopolites? N'ofl'rez pas de prix! La Grenadière ne sera
jamais à vendre. Achetée une fois en 1690, et laissée à regret
pour quarante mille francs, comme un cheval favori aban-
donné par l'Arabe du désert, elle est restée dans la même
famille, elle en est l'orgueil, le joyau patrimonial, leRégent.
Voir, n'est pas avoir ? a dit un poète. De là vous voyez trois
vallées de la Touraine et sa cathédrale suspendue dans
les airs comme un ouvrage en filigrane. Peut-on payer de
tels trésors ?.Pourrez-vous jamais payer la santé que vous
recouvrez là sous les tilleuls?
Au printemps d'une des plus belles années de la Restau-
ration, une dame, accompagnée d'une femme de chambre
et de deux enfants, dont le plus jeune paraissait avoir huit
ans, et l'autre environ treize, vint à Tours y chercher une
liahiiation. Elle vit la Grenadière et la loua. Peut-être la
distance qui la séparait de la ville la décida-t-elle à s'y
loger. Le salon lui servit de chambre à coucher ; elle mit
chaque enfant dans une des pièces du premier étage, et la
femme de chambre coucha dans un petit cabinet ménagé
au-dessus de la cuisine, La salle à manger devint le salos
238 SCÈNES DE LA VIE PR^ŒE
commun à la petite famille et le lieu de réception. La maison
fut meublée très-simplement, mais avec goût ; il n'y eut
rien d'inutile ni rien qui sentît le luxe. Les meubles choisis
par l'inconnue étaient en noyer, sans aucun ornement. La
l)roprcté, l'accord régnant entre l'intérieur et l'extérieur du
logis en firent tout le charme.
îl fut donc assez difficile de savoir si madame Willemsens
(nom que prit l'étrangère) appartenait à la riche bourgeoisie,
à la haute noblesse, ou à certaines classes équivoques de
l'espèce féminine. Sa simplicité donnait matière aux suppo-
sitions les plus contradictoires, mais ses manières pouvaient
confirmer celles qui lui étaient favorables. Aussi, peu de
temps après son arrivée à Saint-Cyr, sa conduite réservée
excita-t-elle l'intérêt des personnes oisives, habituées à
observer en province tout ce qui semble devoir animer la
sphère étroite où elles vivent. Madame Willemsens était une
femme d'une taille assez élevée, mince et maigre, mais déli-
catement faite. Elle avait de jolis pieds, plus remarquables
par la grâce avec laquel^ ils étaient attachés que par leur
étroitcsse, mérite vulgaire ; puis des mains qui semblaient
belles sous le gant. Quelques rougeurs foncées et mobiles
coupcrcsaicnt son teint blanc, jadis frais et coloré. Des
rides précoces flétrissaient un front de forme élégante, cou-
ronné par de beaux cheveux châtains, bien plantés et tou-
jours tressés en deux nattes circulaires, coiffure de vierge
qui seyai' à st. physionomie mélancolique. Ses yeux noirs,
fortement cernés, creusés, pleins d'une ardeur fiévreuse,
affectaient un calme menteur; et par moments, si elle
oubliait l'expression qu'elle s'étdt imposée, il s'y peignait
de secrètes angoisses. Son visage ovale était un peu long ;
mais peut-être autrefois le bonheur et la santé lui donnaient-
ils de justes proportions. Un faux sourire, empreint d'une
tristesse douce, errait habituellement sur ses lèvres pâîes ;
néanmoins sa bouche s'animait et son sourire exprimait les
délices du sentiment maternel quand les deux enfants, par
lesquels elle était toujours accompagnée, la regardaient ou "
fui faisaient une de ces questions intarissables -et oiseuse»,
qui toutes out un sens pour une roèrc. Sa démarche étaU
lente et noble. Elle conserva la même mise avec une Con-
stance qui annonçait l'intention formelle de ne plus s'occu-
per (le sa toilette et d'oublier le monde, par qui elle voulait
sans doute ôtre oubliée. Elle avait une robe noire trcs-
longue, serrée par un ruban de moire, et par-dessus, en
guise de châle, un fichu de batiste h large ourlet dont les
deux bouts étaient négligemment passés dans sa ceinture.
Chaussée avec un soin qui dénotait des habitudes d'élégance,
elle portait des bas de soies noirs qui complétaient la teinte
de deuil répandue dans ce costume de convention. Enfin son
chapeau, de forme anglaise et invariable, était en étoffe
grise et orné d'un voile noir. Ella paraissait ôtre d'une
extrême faiblesse et trcs-souffrante. Sa seule promenade
consistait à aller de la Grcnadiére au pont de Tours, où,
quand la soirée était calme, elle venait avec les deux eftfanls
respirer Tair frais de la Loire et admirer les effets produits
^ar le soleil couchant dans ce paysage aussi vaste que Test
^îclui de la baie de Napics ou du lac de Genève. Durant le
remps de son séjour à la Grcmidière, elfe ne se rendit que
deux fois à Tours , ce fut d'abord pour prier le principal
'iu collège de lui indiquer les meilleurs maîtres de latin, de
mathématiques et de dessin ; puis pour déterminer avec les
personnes qui lui furent désignées soit le prix de leurs
?cçons, soit les heures auxquelles ces leçons pourraient ôtre
données aux enfants. Mais il lui suffisait de se montrer une
ou deux fois par semaine, le soir, sur le pont, pour exciter
l'intérêt de presque tous les habitants de la ville, qui s'y
promènent habituellement. Cependant , malgré l'espèce
d'espionnage innocent que créent en province le désœuvre-
ment et rinquiôle curiosité des principales sociétés, per-
sonne ne put obtenir de renseignements certains sur le rang
que l'inconnue occupait dans le monde, ni sur sa fortune,
ni môme sur son état véritable. Seulement le propriétaire de
la Grenadière apprit à quelques-uns de ses amis le nom,
sans doute vrai, sous lequel l'inconnue avait contracté son
bail. Elle s'appelait Augusla Willemsens , comtesse de
Brandon. Ce nom devait être celui de son mari. Plus lard
les derniers événements de cette histoire confirmèrent la
SftO SCÈNES DE LA VIE PRIvil
véracilé de celte révélation ; mais elle n'eut de publicité qui
dans le monde de commerçants fréquenté par le propriétaire^
Aussi madame Willemsens demeura constamment un mys-
tère pour les gens de la bonne compagnie, et tout ce qu'elU
leur permit de deviner en elle fut une nature distinguée,
des manières simples, délicieusement naturelles, et un son
de voix d'une douceur angéliquc. Sa profonde solitude, sa
mélancolie et sa beauté si passionnément obscurcie, à demi
flétrie même, avaient tant de charmes que plusieurs jeune»
gens s'éprirent d'elle ; mais plus leur amour fut sincère, moint
il fut audacieux ; puis elle était imposante, il était difficile
d'oser lui parler. Enfin, si quelques hommes hardis lui écri>
virent, leurs lettres durent être brûlées sans avoir été ou*
vertes. Madame Willemsens jetait au feu toutes celles qu'ellt
recevait, comme si elle eût voulu passer sans le plus léger
souci le temps de son séjour en Touraine. Elle semblait étn>
venue dans sa ravissante retraite pour se livrer tout entier»
au bonheur de vivre. Les trois maîtres auxquels l'entrée d#
la Grenadière fut permise parlèrent avec une sorte d'admi*
ration respectueuse du tableau touchant que présentait l'unioi
intime et sans nuages de ces enfants et de cette femme-
Les deux enfants excitèrent également beaucoup d'iotéréL
et les mères ne pouvaient pas les regarder sans envie. Too»
deux ressemblaient à madame Willemsens, qui était en effei
leur mère. Ils avaient l'un et l'autre ce teint transparent a
ces vives couleurs, ces yeux purs et humides, ces longs cils,
cette fraîcheur de formes qui impriment tant d'éclat aui
beautés de renfance. L'aîné, nommé Louis-Gaston, avait les
cheveux noirs et un regard plein de hardiesse. Tout en lui
dénotait une santé robuste, de même que son front large et
haut, heureusement bombé, semblait trahir un caractère
énergique. Il était leste, adroit dans ses mouvements, bien
découplé, n'avait rien d'emprunté, ne s'étonnant de rien, et
paraissait réfléchir sur tout ce qu'il voyait. L'autre, nommé
Marie-Gaston, était presque blond, quoique parmi ses che«-
veux quelques mèches fussent déjà cendrées et prissent la
couleur des cheveux de sa mère. Marie avait les formes
grêles, la délicatesse de traits, la finesse gracîeuseï qui
LA GRENADIÊRE 2/il
cliarmaicnl tapi dans madame Willemsens. Il paraissait
maladif ; ses yeux gris lançaient un regard doux, ses cou-
leurs étaient pâles. Il y avait de la temme en lui. Sa mère
lui conservait encore la collerette brodée, les longues boucles
frisées et la petite veste ornée de brandebourgs et d'olives
qui revêt un jeune garçon d'une grâce indicible, et trabit ce
plaisir de parure tout féminin dont s'amuse la mère autant
que l'enfant peut-être. Ce joli costume contrastait avec U
veste simple de l'aîné, sur laquelle se rabattait le col tout
uni de sa chemise. Les pantalons , les brodequins, la cou-
leur des habits étaient semblables et annonçaient deux frères
aussi bien que leur ressemblance. Il était impossible en les
voyant de n'ôtre pas louché des soins de Louis pour Marie,
L'aîné avait pour le second quelque clkose de paternel dans
le regard ; et IMarie, malgré l'insouciance du jeune âge, se
montrait pénétré de reconnaissance pour Louis. Ces deux
petites fleurs à peine séparées de leur tige semblaient agi-
tées par la même brise, éclairées par le môme rayon de
soleil, l'une colorée, l'autre étiolée à demi. Un mot, un
regard, une inflexion de voix suffisait pour les rendre atten-
tifs, leur faire tourner la tête, écouler, entendre un ordre,
une prière, une recommandation, et obéir. Madame Wil-
Icnisons leur faisait toujours comprendre ses désirs, sa
vol unie', comme s'il y eût eu entre eux une pensée com-
mune. Quand ils étaient, pendant la promenade, occupés à
jouer en avant d'elle, cueillant une fleur, examinant ua
insecte, elle les contemplait avec un attendrissement si pro-
fond que le passant le plus indifférent se sentait ému, s'ar-
rêtait pour voir les enfants, leur sourire, et saluer la mère
par un coup d'œil d'ami. Qui n'eût pas admiré l'exquise
]>ropro(é de leurs vêtements, leur joli son de voix, la grâce
(l(^ leurs mouvements, leur physionomie heureuse et l'in-
slinclivo noblesse qui révélait en eux une éducation soignée
(1( s 1(^ berceau! Ces enfants semblaient n'avoir jamais ni
Cl i '; ni pleuré. Leur mère avait comme une prévoyance
élielri(iiie de leurs désirs, d<î leurs douleurs, les prévenant,
l(>s ( iilinaiit sans cesse. Elle paraissait craindre une de leurs
plaintes plus que sn condamnation éternelle. Tout dans <
is
2!t2 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
enfants était un éloge pour leur mère ; et le tableau de leur
triple vie, qui semblait une même vie, faisait naître des
demi-pensées vagues et caressantes, image de ce bonbeur
que nous rêvons de goûter dans un monde meilleur. L'exis-
tence intérieure de ces trois créatures si barmonieuses s'ac-
cordait avec les idées que Ton concevait à leur aspect ;
c'était la -vie d'ordre, régulière et simple qui convient à
l'éducation des enfants. Tous deux se levaient une heure
après la venue du jour, récitaient d'abord une courte prière,
habitude de leur enfance, paroles vraies, dites pendant sept
ans sur le lit de leur mère, commencées et finies entre deux
baisers. Puis les deux frères, accoutumés sans doute à ces
soins minutieux de la personne, si nécessaires à la santé
du corps, à la pureté de l'âme, et qui donnent en quelque
sorte la conscience du bien-être, faisaient une toilette aussi
scrupuleuse que peut l'être celle d'une jolie femme. Ils ne
manquaient à rien, tant ils avaient peur l'uu et l'autre d'un
reproche, quelque tendrement qu'il leur fût adressé par
leur mère quand, en les embrassant, elle leur disait au dé-
jeuner, suivant la circonstance : — Mes chers anges où donc
avez-vous pu déjà vous noircir les ongles? Tous deux
descendaient alors au jardin, y secouaient les impressions
de la nuit dans la rosée et la fraîcheur, en attendant que hi
femme de chambre eût préparé le salon commun, où ils
allaient étudier leurs leçons jusqu'au lever de leur mère.
Mais de moment en moment ils en épiaient le réveil, quoi*
qu'ils ne dussent entrer dans sa chambre qu'à une heure
convenue. Celte irruption matinale, toujours faite en con-
travention aju pacte primitif^ était toujours une scène déli-
cieuse et pour eux et pour madame Willemsens. Marie
sautait sur le lit pour passer ses bras autour de son idole,
tandis que Louis, agenouillé au chevet, prenait la main de
sa mère. C'était alors des interrogations inquiètes, comme
un amant en trouve pour sa maîtresse; puis des rires d'anges,
des caresses tout à la fois passionnées et pures, des silences
éloquents, des bégayements, des histoires enfantines inter-
rompues et reprises par des baisers, rarement achevées,
toujours écoutées.,.
U GRENÂDiiEE . 2/if3
-<- Avez-vous bien travaillé ? demandait la mère, mais
d'une voix douce et amie, près de plaindre la fainéantiae
comme un malheur, prête à lancer un regard mouillé de
larmes à celui qui se trouvait content de lui«même. Elle
savait que ses enfants étaient animés par le désir de lui
plaire ; eux savaient que leur mère ne vivait que pour eux,^
les conduisait dans la vie avec toute Tintelligence de Tamour,
et leur donnait toutes ses pensées, toutes ses heures. Un'
sens merveilleux, qui n'est encore ni Tégoïsme ni la raison, .
qui est peut-être le sentiment dans sa première candeur,
apprend aux enfants s'ils sont ou non Tobjet de soins exclu-
sifs, et si Ton s'occupe d'eux avec bonheur. Les aimez-vous
bien ? ces chères créatures, tout franchise et tout justice,
sont alors admirablement reconnaissantes. Elles aiment
avec passion^ avec jalousie, ont les délicatesses les plus
gracieuses, trouvent à dire les mots les plus tendres ; elle^
sont confiantes, elles croient en tout ^ vous. Aussi peut-
être n'y a-t-îl pas de mauvais enfants sans mauvaises mères;
car l'affection qu'ils ressentent est toujours en raison de
celle qu'ils ont éprouvée, des premiers soins qu'ils ont re-
çus, des premiers mots qu'ils ont entendus, des premiers
regards où ih ont cherché l'amour et la vie. Tout devient alors
attrait ou tout est répulsion. Dieu a mis les enfants au sein
de la mère pour lui faire comprendre qu'ils devaient y res-
ter longtemps. Cependant il se rencontre des mères cruelle-
ment méconnues, de tendres et sublimes tendresses constam-
ment froissées, effroyables ingratitudes, qui prouvent
combien il est difficile d'établir des principes absolus en fait
de sentiment. Il ne manquait dans le cœur de cette mère et
dans ceux de ses fils aucun des mille liens qui devaient le^
attacher les uns aux autres. Seuls sur laterre^ ils y vivaient
de la même vie et se comprenaient bien. Quand au mati^
madame Willemsens demeurait silencieuse, homs et Marie sa
taisaient en respectant tout d'elle, même les pensées qu'ils
ne partageaient pas. Mais l'atné, doué d'une pensée d<^it
forte, ne se contentait jamais des assurances de bonne santé
que lui donnait sa mère; il en étudiait le visage avec un(t
sombre inquiétude, ignorant le danger, mais lepresse^lai:!
244 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
lorsqu'il voyait autour de ses yeux cernés des Icîhtes vio-
lettes, lorsqu'il apercevait leurs orbites plus creuses cl lesf
rougeurs du visage plus enflammées. Plein d'une sensibi-
lité vraie, il devinait quand les jeux de Marie commençaient
à la fatiguer, et il savait alors dire à son frère : — Viens,
Marie, allons déjeuner, j'ai faim.
3lais en atteignant la porte, il se retournait pour saisir
rexpression de la figure de sa mère qui, pour lui, tronvaiC
encore un sourire ; et souvent même des larmes roulaient
dans SCS yeux, quand un geste de son enfant lui révélait un
sentiment exquis, une précoce entente de la douleur.
Le temps destiné au premier déjeuner de ses enfants et à
leur récréation était employé par madame Willemsens à sa
toilette ; car elle avait de la coquetterie pour ses chers pe-
tits, elle voulait leur plaire, leur agréer en toute chose, ôlre
pour eux gracieuse à voir, être pour eux atlraj-ante comme un
doux parfum «luquel on revient toujours. Elle se tenait tou-
jours prête pour les répétions qui avaient lieu entre dix et
trois heures, mais qui étaient interrompues à midi par on
second déjeuner fait en commun sous le pavillon du jardin.
Apr(ys ce repas, une heure était accordée aux jeux, pendant
laquelle l'heureuse mère, la pauvre femme restait couchée
sur un long divan placé dans ce pavillon d'où Ton décou-
vrait cette douce Touraine incessamment changeante, sans
cesse rajeunie par les mille accidents du jour, du ciel, de la
saison. Ses deux enfants trottaient à travers le clos, grim-
paient sur les terrasses, couraient après les lézards, grou-
pés cux-mômes et agiles comme le lézard ; ils admiraient
des graines, des fleurs, étudiaient des insectes, et venaient
demander raison de tout à leur mère. C'était alors des al-
lées et venues perpétuelles au pavillon. A la campagne, les
enfants n'ont pas besoin de jouets, tout leur est occupation.
Madame Willemsens assistait aux leçons en faisant de la
tapisserie. Elle restait silencieuse, ne regardait ni les maî-
tres ni les enfants, elle écoutait avec attention comme poif
tâcher de saisir le sens des paroles et savoir vaguement si
Louis acquérait de la force; embarrassait-il son maître par
une question, et accusuit-il aiu^ un progrès ? les yeux de la
■ r.
LA GftBlfiQliftl vlt5
mèro s'animaient idors, elin floonaki eiit lus knçtîi na
regard empreint d'espérance, filk exifscail peu de cbiiie
de Marie ; ses vœux étaient pour Vêifé i^uquel elle titalN*'
gnait une sorte de respect, empkiyinl tout son tati iei
femme et de mère à lui élever Yàxmt h lui donner une haute
idée de lui-même. Cette conduite cachait une pi^iaéeieanàte
que Tenfant devait comprendre un jour etqu'il comprit. Après
chaque leçon, elle reconduisait les maîtres jusqu'à k ^pte-
mière porte, et là, leur demandait conscienci^iseomnt compte
dos étiuies de Louis. Elle était si affisctueuse et eî enÂa»
géante que les répétiteurs iui dieaient la ydEtté, pour raider
à faire travailler Louis sur les points où il Ijeur panissait
faible. Le dioer venait; pois, le jeu, la promenade ; eafia,
le soir, les leçons s'apprenaient.
Telle était leur vie, vie uniforme, mais pleine, où le tr$r
vail et les distractions iieureusemeiit mél^ ne Udasaiecii
aucune place à l'ennui. Les découragemoits et lesquereUes
étaicni impossibles. L'amour sans bornes de la mère rendait
tout facile. Elle avait donné de la discrétion à ses deux fils
en ne leur refusant jamais rien, du courage en lee jouanl à
propos, de la ré^nation en leur ûdaaiit apercevoir la né-
cessité sous toutes ses formes ; elle en avait développé, isr^
tifié Taugélique nature avec un soin de fée. Parfeit» ^pielques
larmes humectaient ses yeux ardents, quand, en les;V0Faiit
jouer, elle pensait qu'ils ne lui avaient pas censé le «oiiîdfe
cliagrin. Un bonheur étendu, eomj^et, ne nous fiut MSi
pleurer que parce qu'il est une image du ciel duquel BWi
avoDs tous de confuses perceptions. ISlle passait des hewFP*
délicieuses couchée sur son canapé eluuÂ|^tre, woient uû
beau jour, une grande étendue d'«in, fw paye iriltorea^»
entendant la voix de eee enfonte, leurs rices r cwii t ieq t dane
le rire même, et leurs petites querelles où éeleteient lenr
union, le sentiment paternel de Louis pour Marie, et f anHM|r
de tous deux pour die. Tons deux a] eiii ant ienr
première enfiuice, une bonne ani 9, pi i <
bien le français et 1-angleis ; ai enr le
alternativement des deux lai a i
dirigeait admirablement bien leurs j*
s
2&6 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
entrer dans leur entendement aucune idée fausse, dans lo
cœur aucun principe mauvais. Elle les gouvernait par la
douceur, ne leur cachant rien, leur expliquant tout. Lorsque
Louis désirait lire, elle avait soin de lui donner des livres
intéressants, mais exacts. C'était la vie des marins célèbres,
les biographies des grands hommes, des capitaines illustres,
trouvant dans les moindres détails de ces sortes de livres
mille occasions de lui expliquer prématurément le monde et
la vie; insistant sur les moyens dont s'étaient servis les gens
obscurs, mais réellement grands, partis, sans protecteurs,
des derniers rangs de la société, pour parvenir à de nobles
destinées. Ces leçons, qui n'étaient pas les moins utiles, se
donnaient le soir, quand le petit Marie s'endormait sur les
genoux de sa mère, dans le silence d'une belle nuit, quand
la Loire réfléchissait les cieux ; mais elles redoublaient tou-
jours la mélancolie de cette adorable femme, qui finissait
toujours par se taire et par rester immobile, songeuse, les
yeux ])leins de larmes.
— Ma mère, pourquoi pleurez-vous? lui demanda Louis
par une riche soirée du mois de juin, au moment où les demi-
teintes d'une nuit doucement éclairée succédaient d un jour
chaud.
— Mon fils, répondit-elle en attirant par le cou Tenfant
dont l'émotion cachée la toucha vivement, parce que le sort
pauvre d'abord de Jameray Duval, parvenu sans secours, est
le sort que je t'ai fait à toi et à ton frère. Bientôt, mon cher
enfant, vous serez seuls sur la terre, sans appui, sans pro-
tection. Je vous y laisserai, petits encore, et je voudrais
cependant te voir assez fort, assez instruit pour servir de
guide à Marie. Et je n'en aurai pas le temps. Je vous aime
trop pour ne pas être bien malheureuse par ces pensées*
Cil ors enfants, pourvu que vous ne me maudissiez pas ua
jour...
— Et pourquoi vous maudirais-je un jour, ma mère?
— Un jour, pauvre petit, dit-elle en le baisant au front, ta
reconnaîtras que j'ai eu des torts envers vous. Je vous aban-
donnerai, ici, sans fortune, sans... Elle hésita. — Saus ua
père, reprit- elle.
LA GRENADIÎRB 24?
A ce mot elle fondit en larmes, repoussa doucement son
îls cpii, par une sorte d'intuition, devina que sa mère vou-
lait être seule, et il emmena Marie à moitié endormi. Puis,
une heure après, quand son frère fut couché, Louis revint à
pas discrets vers le pavillon où était sa mère. Il entendit
alors CCS mots, prononcés par une voix délicieuse à son cœur:
— Viens, Louis.
L'enfant se jeta dans les bras, de sa mère, et ils s'embras-
sèrent presque convulsivement.
— Ma chérie, dit-il enfin, car il lui donnait souvent co
nom, le trouvant même trop faible pour exprimer toute sa
tendresse; ma chérie, pourquoi crains-tu donc de mourir?
— Je suis malade, pauvre ange aimé, chaque jour mes
forces se perdent, et mon mal est sans remède^ je le sais.
— Quel est donc votre mal?
— Je dois Toublier; et toi, tu ne dois jamais savoir la
cause de ma mort.
L'enfant resta silencieux pendant un moment, jetant à la
dérobée des regards sur sa mère, qui, les yeux levés au ciel,
en contemplait les nuages. Moment de douce mélancolie 1
Louis ne croyait pas à la mort prochaine de sa mère, mais
il en ressentait les chagrins sans les deviner. Il respecta cette
longue rêverie. Moins jeune, il aurait lu sur ce visage sublime
quelques pensées de repentir mêlées à des souvenirs heu-
reux, toute une vie de femme; une enfance insouciante, un
mariage froid, une passion terrible, des fleurs nées dans un
orage, abîmées par la foudre, dans un gouffre d'où rien ne
saurait revenir.
— Mère adorée, dit enfin Louis, pourquoi me cacbez-vous
vos souffrances ?
— Mon fils, répondit-elle, nous devons ensevelir nos
peines aux yeux des étrangers, leur montrer un visage riant^
ne jamais leur parler de nous, enfin, ne nous occuper que
d'eux; ces maximes pratiquées en famille y sont une des
causes du bonheur. Tu auras à souffrir beaucoup un jour!
Eh bienl souviens-toi de ta pauvre mère qui se mourait de»
vanL toi en te souriant toujours, et te cachait ses douleurs;
2&8 SCÊlCfiS Dfi LA. VIS PRIVEE
tu te trouveras alors du courage pour supporter les maux
de la vie.
En ce moment, dévorant ses larmes, elle tâcha de révéler
^ ^n fils le mécanisme de l'existence, la valeur, l'assiette,
la consistance des fortunes, les rapports sociaux, les moyens
honorables d'amasser Targen (^nécessaire aux besoins de la
vie, et la nécessité de l'instruction. Puis elle lui apprit une
des causes d£r sa tristesse habituelle et de ses pleurs, en lui
disant que, le lendemain de sa mort, lui et Marie seraient
dans le plus grand dénùment , ne possédant à eux deux
qu'une faible somme, n'ayant plus d'autre protecteur que
Dieu.
« ■
— Comme il faut que je me dépêche d'apprendre I s'é-
cria l'enfant en lançant à sa mère un regard plaintif et pro-
fond.
— Ah ! que je suis heureuse, dit-elle en couvrant son fils
de baisers et de larmes. Il me comprend ! — Louis, ajouta*
t-elle, tu sepas le tuteur de ton frère, n'est-ce pas? tu me
le promets? Tu n'es plus un enfant.
— Oui, répondit-il; mais vous ne mourrez pas encore |
dites?
— Pauvres petits, répondit-elle , mon amour pour vous
me soutient? Puis ce pays est si beau, l'air y est si bienfai-
sant, peut-être...
— Vous me faites encore mieux aimer la Touraine , dît
l'enfant tout ému.
Depuis ce jour où madame Willcmsens, prévoyant sa morl
prochaine, avait parlé à son fils atné de son sort à venir,
Louis, qui avait achevé sa quatorzième année, devint moins
distrait, plus appliqué, moins disposé à jouer qu'auparavant.
Soit qu'il sût persuader à Marie de lire au lieu de se livrer
k des distractions bruyantes, les deux enfants firent moins
de tapage à travers les chemins creux, les jardins, les ter-
rasses éiagées de la Grenadière. Ils conformèrent leur vie A
la pensée mélancolique de leur mère dont le teint pâlissait
de jour en jour, en prenant des teintes jaunes, dont le front
se creusait aux tempes, dont les rides devenaient plus pro-
fondes de nuit en nuit*
LA GRENADIÈRE 2(i9
Au mois d'août, cinq mois après Tarrivée de I4 petite
famille à la Grenadière, tout y avait changé. Observant les
symptômes encore légers de la lente dégradation qui minuit
le corps de sa maîtresse soutenue seulenient par une âme
passionnée et un excessif amour pour ses enfants, la vieille
femme de chambre était devenue sombre et triste; elle pa-
raissait posséder le secret de cette mort anticipée. Souvent,
lorsque sa maîtresse, belle encore, plus coquette qu'elle ne
Tavait jamais été, parant son corps éteint et mettant du
rouge, se promepait sur la haute terrasse, accompagnce de
ses deux enfants , la vieille Fanny passait la lôte entre les
deux sabincs de la pompe, oubliait son ouvrage commencé,
gardait son linge à la main, et retenait à peine ses larmes
en voyant une madame Willemsens si peu semblable à la
ravissante femme qu'elle avait connue.
Cette jolie maison, d'abord si gaie, si animée, semblait
être devenue triste ; elle était silencieuse, les habitants en
sortaient rarement , madame Willemsens ne pouvait plus
aller se promener au pont de Tours sans de grands efforts.
Louis, dont l'imagination s'était tout à coup développée, cl
qui s'était identifié pour ainsi dire à sa mère, eii ayant de-
viné la fatigue et les douleurs sous le rouge, inventait tou-
jours des prétextes pour ne pas faire une promenade devenue
trop lonp;uo pour sa mère. Les couples joyeux qui allaient
alors à Saint-Cyr, la petite Gourtille de Tours, et les grou-
pes de promeneurs voyaient au-dessus de la levée, le soir^
cette fomir.e pâle et maigre, tout en deuil, à demi consumée,
muis encore brillante, passapt comine uq fantpme le long
des terrasses. Les grandes souflfrancjes se devinent. Aussi le
ménage du closier était-il devenu silencieux. Quelquefois le
paysan, sa femme et ses deux enfants, se trouvaient groupés
& la j)ortc de leur chaumière, Fanny Uvait au puits; mî^dame
et ses enfants étaient sous le pavilloi), mais on n'entendait
pas le moindre bruit dans ces gais jardins, et, sans que
madame Willemsens s'en aperçut, tous les yeux attendris la
contemplaient. Elle était si bonne, si prévoyante, si impo-
sante pour ceux qui l'approchaient ! Quant à elle, depuis le
commcncrment de l'automne, si beau, si brillant en Tou*
250 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
raine, et dont les bienfaisantes influences, les rastns^ lee
bons fruits devaient prolonger la vie de cette mère au deU
du terme fixé par les ravages d'un mal inconnu , elle ne
voyait plus que ses enfants, et en jouissait à chaque heurv
comme si c'eût été la dernière.
Depuis le mois de juin jusqu'à la fin de septembre, Loim
travailla pendant la nuit à l'insu de sa mère, et fit d'énomaei
progrès; il était arrivé aux équations du second degré en
algèbre, avait appris la géométrie descriptive, dessinait i^
merveille; enfin, il aurait pu soutenir avec succès TexaineB
imposé aux jeunes gens (jui veulent entrer à l'École poly-
technique. Quelquefois, le soir, il allait se promener sur le
pont de Tours, où il avait rencontré un lieutenant de vaif-
scau mis en demi-solde; la figure mâle, la décoration, Fal-
lure de ce marin de l'empire avaient agi sur son imagination.
De son côté, le marin s'était pris d'amitié pour «n jeune
homme dont les yeux pétillaient d'énei^e. Louis, avide de
récits militaires et curieux de renseignements, venait flâner
dans les eaux du marin pour causer avec lui. Le Heutenani
en demi-solde avait pour ami et pour compagnon un colonel
d'infanterie, proscrit comme lui des r.»dres de l'armée; le
jeune Gaston pouvait donc tour à tour apprendre la vie de»
camps et la vie des vaisseaux. Aussi accablait-il de ques-
tions les deux militaires. Puis, %près avoir, par avance,
épousé leurs malheurs et leur nide existence, il demandait
à sa mère la permission de voyager dans le canton pour le
distraire. Or, comme les maUres étonnés disaient & madame
Willemsens que son fils travaillait trop, elle accueillait cette
demande avec un plaisir infini. L'enfant faisait donc dei
courses énormes. Voulant s'endurcir à la fatigue , il grinn
pait aux arbres les plus élevés avec une incroyable agilité;
il apprenait à nager; il veillait. Il n'était plus le mémo en-
fant, c'était un jeune homme sur le visage duquel le soIeO
avait jeté son hâle brun, et où je ne sais quelle pensée pn^
fonde apparaissait déjà.
Le mois d'octobre vint; madame Willemsens ne pouvait
plus se lever qu'à midi, quand les rayons du soleil, réfléchis
par les eauv de la Loire et concentrés dans les terrosa
prodoisdeiU à laGrenadière cette tampfntanégdeft MBe
des chaudes et lièdes journées de la baie de Naplca, qui
font recommaniler son habitation par les médecins du pays.
Elle venait alors s'asseoir sous un des arbres verts, « ses
deux fils ne s'écartaienl plus d'elle. Les éludes cessèrenl,
les maîtres riirenl congédiés. Les enfants et la m^re voa-
lurenl vivre au cœur les uns des autres, sans soins, sans dift-
tractions. 11 n'y avait plus ai pleurs ni cris joyeux. L'alnf,
couché sur l'herbe près de sa nuére, restait sous son regard
comme un amant, et lui baisait les pieds. Marie, inquiet,
allait lui cueillir des fleurs, les lui apportait d'un air triste,
et s'élevait sur la pointe des pieds pour prendre sur ses lè-
vres unbaiser déjeune fille. Celle femme blanche, aux grands
yeux noirs, tout abattue, lente dans ses mouvemcnis, ne se
{ilaignant jamais, souriant à ses deux enfants bien vivants,
d'une belle santé, formaient un tableau sublime auquel no
manquaient ni les pompes mélancoliques de l'automne avec
ses feuilles jaunies et ses arbres à demi dépouillés, ni la
lueur adoucie du soleil et les nuages blancs du ciel de la
Touraine.
Bntiii madame Willemsens fui condamnée par un méde-
cin à ne [las sortir de sa chambre. Sa chambre fut chaque
jour embellie des fleurs qu'elle aimait, et ses enfants y de-
meurèrent. Dans les premiers jours de novembre, elle tou-
cha du piano pour la dernière fois. II y avait un paysage de
Suisse au'dessus du piano. Du côlé de la fenêtre, ses deux
enfants, groupés l'un sur l'autre, lui montrèrent leurs tètes
confondues. Ses regards allèrent alors constamment de ses
enfants au paysage et du paysage A ses enfants. Son visage
se colora, ses doigts coururent avec passion sur les Louches
d'ivoire. Ce fut sa dernière fête, fèie inconnue, fêle célébrée
dans les profondeurs de son âme par le génie des souvenirs.
Le médecin vint, et lui ordonna de garder le lit. Cette sen
tence effrayante fut repue par la mère et par les deux fils
duns un silence presque slupide.
Quand le médecin s'en alla : — Louis, dit-elle, conduts-
nioi sur la terrasse, que je voie encore mon pays.
A cËlle [larole proférée simplement, l'enfaul donna le brai
252 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
à sa noère et Tamena au milieu de la terrasse. Là ses jeai
se portèrent, invoiontaircment peut-être, plus sur le ciel que
sur la terre ; mais il eût été difficile de décider en ce m<H
menl où étaient les plus beaux paysages, car les nuages re-
pn^ntaicQt vaguement les plus majestueux glaciers des
Alpes. Son front se plissa violemment, ses yeux prirent une
expression de douleur et de remords, elle saisit les deux
mains de ses enfants et les appuya sur son cœur violem-
ment agité : — Père et mère inconnus ! s'écria-t-elle en
leur jetant un regard profond. Pauvres anges I que devien-
drez- vous ? Puis, à vingt ans, quel compte sévi^re ne me
demanderez-vous pas de ma vie et de la vôtre?
Elle repoussa ses enfants, se mit les deux coudes sur la
balustrade, se cacha le visage dans les mains, et resta là
pendant un moment seule avec elle-même, craignant de se
laisser voir. Quand elle se réveilla de sa douleur, elle trouva
Louis et Marie agenouillés à ses côtés comme deux anges ;
ils épiaient ses regards, et tous deux lui sourirent douce-
ment.
— Que ne puis-je emporter ce sourire ! dit-elle en es-
suvant SCS larmes.
Elle rentra pour se mettre au lit, et n'en devait sortir que
couchée dans le cercueil.
Huit jours se passèrent, huit jours tout semblables les
uns aux autres. La vieille femme de chambre et Louis res-
taient chacun à leur tour pendant la nuit auprès de madame
Willemsens, les yeux attachés sur ceux de la malade. C'é-
tait à toute heure ce drame profondément tragique, et qui
a lieu dans toutes les familles lorsqu'on craint, à chaque res-
piration trop forte d'une malade adorée, que ce ne soit ht
dernière. Le cinquième jour de cette fatale semaine, le mé-
decin proscrivit les fleurs. Les illusions de la vie s'en allaient
une à une.
Depuis ce jour, Marie et son frère trouvèrent du feu sous
leurs lèvres quand ils venaient baiser leur mère au front.
Enfin le samedi soir, madame Willemsens ne pouvant sup-
porter aucun bruit, il fallut lîisser sa chîimbrc en drsordro.
Ce défaut de soin fut un commcucoment d'agonie pour celle
LA GRENADIÈRE 253
femme (?î(^[Tnnto, nmourciisc de grâce. Louis ne voulut plus
quiltcr sa mûre. Pétulant la nuit du dimanche, à la clarté
(l'une lampe et au milieu du silence îe plus profond, Louis,
qui croyait sa mère assoupie, lui vit écarter le rideau d'une
main blanche et moite.
— Mon fils, dit-elle.
L'accent de la mourante eut qiielque chose de si solennel
que son pouvoir venu d'une âme agitée réagit violemment
sur l'enfant; il sentit une chaleur exorbitante dans la moelle'
de ses os.
— Que veux-tu, ma mère?
— Ecoute-moi. Demain, tout sera fini pour moi. Notrs ne
nous verrons plus. Demain, tu seras un homme, mon enfant.
Je suis donc obligée de faire quelques dispositions qui soient
un secret entre nous doux. Prends la clef de ma petite ta-
ble. Bien ! Ouvre le tiroir. Tu trouveras à gauche deux pa-
piers cachetés. Sur Tun, il y a: — Louis. Sur l'autre : BÎarië.
— Les voici, ma mère.
— Mon fils chéri, c'est vos deux actes de naissance ; ils
vous seront nécessaires. Tu les donneras à garder à ma
pauvre vieille Fanny, qui vous les rendra quand vous en
aurez besoin.
Mamtcnant, reprit-elle, n'y a-l-il pas au même endroit un
papier sur lequel j'ai écrit quelques lignes?
— Oui, ma mère.
Et Louis commençant à lire : Marie -Aiigus ta Willemsens,
née à.,.
— Assez, dit -elle vivement. Ne continue pas. Quand je
serai morte, mon fils, tu remettras encore ce papier à Fanny
et tu lui diras de le donner à la mairie de Sainl-Cyr, où iF
doit servir à faire dresser exactement mon acte de décès.
Prends ce qu'il faut pour écrire une lettre que je vais te
dicter.
Quand elle vit son fils prêt, et qu'il se tourna vers elle
comme pour l'écouter, elle dit d'une voix calme : Monsieur
le comte, votre femme lady Brandon est morte à Saint-Cyr,
près de Tours^ département d'Indre-et-Loire, Elle vous é
lardonné.
25^ &CÈiN£S DE LA VIE VVdVLK
— Signe.
Elle s'arrêta, indécise, agitée.
— Souffrez-vous davantage? demanda Louî\
— Signe : Louis- Gaston,
Elle soupira, puis reprit : — Cachette la lettre, et écris
l'adresse suivante: A lord Brandon. Brandon-Square, Hyde-
Park. LondFCS. Angleterre.
— Bien, reprit-elle. Le jour de ma mort tu feras affranchir
cette lettre à Tours.
— Maintenant, dit-elle apr^s une pause, prends le petit
portefeuille que tu connais, et viens près de moi, mon cher
enfant.
— Il y a là, dit-elle quand Louis eut repris sa place, douze
mille francs. Ils sont bien à vous, hélas ! Vous eussiez été
plus riches, si votre père...
— Mon père, s'écria Tenfant, où est-il?
— Mort, dit-elle en mettant un doigt sur ses '^vres, mort
pour me sauver l'honneur et la vie.
Elle leva les yeux au ciel. Elle eût pleuré, si elle avait
encore eu des larmes pour les douleurs.
— Louis, reprit-elle, jurez-moi là, sur ce chevet, d'ou-
blier ce que vous avez écrit et ce que je vous ai dit.
— Oui, ma mère.
— Embrasse- moi, cher ange.
Elle tit une longue pause, comme pour puiser du courage
en Dieu, et mesurer se» paroles aux forces qui lui restaient
— Écoute. Ces douze mille francs sont toute votre for^
tune ; il faut que tu les gardes sur toi, parce que quand je
serai morte il viendra des gens justice qui fermeront tonl
ici. Rien ne vous y appartiendra, pas môme votre mère I El
vous n'aurez plus, pauvres orphelins, qu'à vous en aller,
Dieu sait où. J'ai assuré le sort de Fanny. Elle aura cent
dcus tous les ans, et restera sans doute à Tours. Mais que
feras- tu de toi et de ton frère ?
Elle se mit sur son séant et regarda Tenfant intrépidCy
qui, la sueur au front, pâle d'émotions, les yeux à demi
voilés par les pleurs, restait debout devant son lit.
— Mère, répondit-il, d'un son de voix profond, fj ai
LA 6RENÂDIÊRE 255
pensé. Je conduirai Marie au collège de Tours. Je donnerai
dix mille francs à la vieille Fanny en lui disant de les met-
tre en sûreté et de veiller sur mon frère. Puis, avec les cent
louis qui resteront, j'irai à Brest, je m'embarquerai comme
novice. Pendant que Marie étudiera, je deviendrai lieute-
nant de vaisseau. Enfin, meurs tranquille, ma mère, va I je
reviendrai riche, je ferai entrer notre petit à l'École poly-
technique, où je le dirigerai suivant ses goûts.
Un éclair de joie brilla dans les yeux à demi éteints de la
mère, deux larmes en sortirent, roulèrent sur ses joues en-
flammées ; puis, un grand soupir s'échappa de ses lèvres, et
elle faillit mourir victime d'un accès de joie, en trouvant
l'âme du père dans celle de son fils devenu homme tout à
coiqp.
— Ange du ciel, dit-elle en pleurant, tu as effacé par un
mot toutes mes douleurs. Ah I je puis souffrir. — C'est mon
fils, reprit-elle, j'ai fait, j'ai élevé cet homme I
Elle leva ses mains en l'air et les joignit comme pour ex-
primer une joie sans bornes; puis elle se coucha.
— Ma mère, vous pâlissez, s'écria l'enfant.
— Il faut aller chercher un prêtre, répondit-elle d'une
voix mouranie.
Louis réveilla la vieille Fanny qui, tout effrayée, courut
au prcsbvtère de Saint-Cvr.
Dans la matinée, madame Willemsens reçut les sacre-
ments au milieu du plus louchant appareil. Ses enfants,
Fanny et la famille du closier, gens simples déjà devenus
de la famille, était agenouillés. La croix d'argent, portée
par un humble enfant de chœur, un enfant de chœur de vil-
lage ! s'élevait devant le lit, et un vieux prêtre administrait le
viatique à la mère mourante. Le viatique ! mot sublime,
idée plus sublime encore que le mot, et que possède seule
la religion apostolique de l'Église romaine.
— Cette femme a bien souffert 1 dit le curé dans son sira
pie langage.
Marie Willemsens n'entendait plus ; mais ses yeux res-
taient attachés sur ses deux enfants. Chacun, en proie à la
erreur, écoutait dans le plus profond silence les aspira-
256 SCENES DE LA VIE PRIVEE
lions delà niouranlc, qui déyX s'iîlaient ralenties. Puis, par
intervalles, un soupir profond annonçait encore la vie en
trahissant un débat intérieur. Enfin, la mère ne respira plus.
Tout le monde fondit en larmes, excepté Marie. Le pauvre
enfant était encore trop jeune pour comprendre la morl.
FaniiY et la closiùrc fermèrent les veux à cette adorable
créature dont alors la beauté reparut dans tout son éclat.
Elle:', renvoyèrent tout le monde, ôlèrent les meubles de la
chambre, mirent la morte dans son linceul, la couchèrenl,
allumèrent des cierges autour du lit, disposèrent le béni-
tier, la branche de buis et le crucifix, suivant la coutume du
pays, poussèrent les volets, étendirent les rideaux; puis le
vicaire vint plus tard passer la nuit en prières avec Louis,
qui ne voulut point quitter sa mère. Le mardi matin Tenter-
renicnt se fit. La vieille l\mny, les deux enfants, accompa-
gnés de la closière, suivirent seuls le corps d'une femme
dont l'esprit, ki beauté, les grâces avaient une renommée
europ<'(;nne, et dont à Londres le convoi eût été une nou-
velle pompeusement enregistrée dans les journaux, une sorte
de solennité aristocrati(|ue, si elle n'eût pas commiâ le plus
doux des crimes, un crime toujours puni sur celle terre, afin
que ces anges pardonnes entrent dans le ciel. Quand la
terre fut jetée sur le cercueil de sa mère, Marie pleura,
comprenant alors qu'il ne la verrait plus.
Une simple croix de bois, plantée sur sa tombe, porta
cette inscription due au curé de Saint-Cyr:
Cy GIT
UNE FEMME MALIÏEUIŒUSE
morte à treiitc-six ans»
AYANT NOM AUGUSTA DANS LES CIEUX
Priez pour cUel
Lorsque tout fut fini, les deux enfants vinrent à la Gre
nadière, jetèrent sur Thabitation un dernier regard , puis,
8C tenant par la main, ils se diî^posèrenl à lu quilior avee
Fanny, confiant tout aux soins du closicr.etlc ciiargcaul de
■répond re à la justice.
LA GRENADIÊRE 257
Ce fut alors que la vieille femme de chambre appela
Louis sur les marches de la pompe, le prit à part et lui dit :
— Monsieur Louis, voici l'anneau de madame !
L'enfant pleura, tout ému de retrouver un vivant souve-
nir de sa mère morte. Dans sa force, il n'avait point songé
à ce soin suprême. Il embrassa la vieille femme. Puis ils
partirent tous trois par le chemin creux, descendirent la
rampe et allèrent à Tours sans détourner la tête.
— Maman venait par là, dit Marie en arrivant au pont.
Fanny avait une vieille cousine, ancienne couturière reti-
rée à Tours, rue de la Guerche. Elle mena les deux enfants
dans la maison de sa parente avec laquelle elle pensait à
vivre en commun. Mais Louis lui expliqua ses projets, lui
remit l'acte de naissance de Marie et les dix mille francs ;
puis accompagné de la vieille femme, il conduisit le lende*
main son frère au collège. Il mil le principal au fait de sa
situation, mais fort succinctement, et sortit en emmenant
son frère jusqu'à la porte. Là, il lui fit solennellement les
recomniandalions les plus tendres en lui annonçant sa soli-
tude dans le monde, et, après l'avoir contemplé pendant un
moment, il l'embrassa, le regarda encore, essuya une larme,
et partit en se retournant à plusieurs reprises pour voir jus-
qu'au dernier moment son frère resté sur le seuil du collège.
Un mois après, Louis-Gaston était en qualité de novice à
bord d'un vaisseau de l'Etat, et sortait de la rade de Ro-
cheforl. Appuyé sur le bastingage de la corvette YlriSy il
regardait les côtes de France qui fuyaient rapidement et s'ef-
façaient dans la ligne bleuâtre de l'horizon. Bientôt il se
trouva seul et perdu au milieu de l'Océan, comme il Tétait
dans le monde et dans la vie.
— 11 ne faut pas pleurer, jeuue homme I il y a un Dieu
pour tout le monde, lui dit un vieux matelo* de sa grosse
voix tout à la fois rude et bonne.
L'enfant remercia cet homme par un regard plein de
fierté. Puis il baissa la tête en se résignant à là vie des ma*
rins. 11 était devenu père.
AngouVMne, août 1832.
17
LE MESSAGE
A MONSIEUn LE MARQUIS Dill^SO PABETO
J'ai toujours eu le désir de raconter une histoire simple
et vraie, au récit de laquelle un jeûna homme et sa maî-
tresse fussent saisis de frayeur et se réfugiassent au cœur
l'un de l'autre, comme deux enfants qiii se serrent en ren-
contrant un serpent sur le bord d'un bo4s. Au risque de di-
minuer l'intérêt de ma narration ou de passer pour un fat,
je commence par vous annoncer le but de mon récit. J'ai'
joué un rôle dans ce drame presque vulgaire ; s'il ne vous
intéresse pas, ce sera ma faute autant que celle de la vérité
historique. Beaucoup de choses véritables sont souveraine-
ment ennuyeuses. Aussi est-ce la moitié du talent que de
choisir dans le vrai ce qui peut devenir poétique.
En 1819, j'allais de Paris à Moulins. L'état de ma boupsis
m'obligeait à voyager sur Timpériale de la diligence. Le^
Anglais, vous le savez, regardent les places situées dans
cette partie aérienne de la voiture comme les meilleures.
Durant les premières lieues de de la rou<te, j*ai irouv-é miUl^
excellentes raisons pour justifier l'opinion de nos voisins.
Un jeune homme, qui me parut être un peu plus riche que
je ne l'étais, monta, par goût, près de moi, sur la bapquetls.
Il accueillit mes arguments par des sourires iDQJfcQsifs.
Bientôt une certaine conformité d'&ge, dépensée, neldre mu-
tuel amour pour le grand air, pour les riches aspects des
pays que nous découvrions à mesure que la lourde voiture
avançait ; puis, je ne sais quelle attraction magnétique, im-
possible à expliquer, firent naître entre nous cette espèce
d'intimité momentanée à laquelle les voyageurs s'abandon-
nent avec d'autant plus de complaisance que ce sentinicul
260 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
(?pli($mtre paraît devoir cesser proniptemciil et n'engager
à rien pour l'avenir. Nous n'avions pas fait trente lieues que
nous parlions des femmes et de l'amour. Avec toutes les
précautions oratoires voulues en semblable occurrence, il
fut naturellement question de nos maîtresses. Jeunes tous
deux, nous n'en étions encore, l'un et l'autre, qu'kl'àfemine
d'un certain âge, c'est-à-dire à la femme qui se trouve entre
trente-cinq et quarante ans. Oh I un pocle qui nous eût
écoutés de Montargis à je ne sais quel relais; aurait re-
cueilli des expressions bien enflammées, des portraits ravis-
sants et de bien douces confidences! Nos craintes pudiques,
nos interjections silencieuses et nos regards encore rougis-
sants étaient empreints d'une éloqHcnce dont le charme
naïf ne s'est plus retrouvé pour moi. Sans doute il faut res-
ter jeune pour comprendre la jeunesse. Ainsi, nous nous
comprîmes à merveille sur tous les points essentiels de la
passion. Et, d'abord, nous avions commencé à poser en fait
et en principe qu'il n'y avait rien de plus sot au monde
qu'un acte de naissance ; que bien des femmes de quarante
ans étaient plus jeunes que certaines femmes de vingt ans
et qu'en définitive les femmes n'avaient réellement que l'âge
qu'elle paraissaient avoir. Ce système ne mettait pas de
terme à l'amour, et nous nagions, de bonne foi , dans un
océan sans bornes. Enfin, après avoir fait nos maîtresses
jeunes, charmantes, dévouées, comtesses, pleines de goût,
spirituelles, fines; après leur avoir donné de jolis pieds,
une peau satinée et môme doucement parfumée, nous nous
avouâmes, lui, que madame une telle avait trente-huit ans,
et moi, de mon côté, que j'adorais une quadragénaire. Là-
dessus, délivrés l'un et l'autre d'une espèce de crainte va-
gue, nouft reprîmes nos confidences de plus belle en nous
trouvant confrères en amour. Puis ce fut à qui, de nous deux,
accuserait le plus de sentiment. L'un avait fait une fois deux
cents lieues pour voir sa maîtresse pendant une heure.
L'autre avait risqué de passer pour un loup et d'ôlre fusilld
dans un parc, afin de se trouver à un rendez-vous nocturne.
Enfin, toutes nos folies! S'il y a du plaisir à se rappeler
les dangers passés, n'y a-t-il pas aussi bien des délices à sa
LE MESSAGE 261
souvenir des plaisirs (^vanouis? n'est- ce pas en jouir deux
fois? Les périls, les grands et les petits bonheurs, nous nous
disions tout, môme les plaisanteries. La comtesse de mon ami
avait fumé un cigare pour lui plaire ; la mienne me faisait mon
chocolat et ne passait pas un jour sans m' écrire ou me voir;
la sienne était venue demeurer chez lui pendant trois jours au
risque de se perdre ; lamienne avait fait encore mieux, ou pis
si vous voulez. Nos maris adoraient d'ailleurs nos comtesses ;
ils vivaient esclaves sous le charme que possèdent toutes
les femmes aimantes ; et, plus niais que l'ordonnance ne le
porte, ils ne nous faisaient tout juste de péril que ce qu'il
en fallait pour augmenter nos plaisirs. Oh! comme le vent
emportait vile nos paroles et nos douces risées !
En arrivant à Pouilly, j'examinai fort attentivement la per-
sonne do mon nouvel ami. Certes, je crus facilementqu'il devait
ôlro trrs-siricusemcnt aimé. Figurez-vous un jeune homme
de laillc moyenne, mais très-bien proportionnée, ayant une
figure heureuse et pleine d'expression. Ses cheveux étaient
noirs et ses yeux bleus ; ses lèvres étaient faiblement ro-
sées; SOS dénis, blanches et bien rangées ; une pftleur gra-
cieuse décorait encore ses trails fins, puis un léger cercle
do bistre cernait ses yeux, comme s'îrl eût été convalescent.
Ajoutez i\ co.la qu'il avait des mains blanches, bien mode-
lées, soignées comme doivent l'être celles d'une jolie femme,
qu'il paraissait fort instruit, était spirituel, et vous n'aurez
j)as do peine à m'a^ccorder que mon compagnon pouvait
iaiio honneur à une comtesse. Enfin, plus d'une jeune fille
l'eût envié pour mari, car il était vicomte, et possédait en-
viron douze à quinze mille livres do rente sans compter les
cspénuices,
A une lieue de Pouilly, la diligence versa. Mon malheu-
reux camaî ade jugea devoir, pour sa sûreté, s'élancer sur les
bords d'un champ fraîchement labouré au lieu de se cram-
j)onnor i\ la banquette comme je le fis, et de suivre le mcu-
voniont de la diligence. Il prit mal son élan ou glissa, je ne
sais comment l'accident eut lieu, mais il fut écrasé par la
voiture, qui tomba sur lui. Nous le transportâmes dans une
iijuirjuii (le |)ayoan. A travers les gémissements que lui ar*
262 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
radiaient d'atroces douleurs, il put me léguer na de eet
soins à remplir auxquels les derniers vieux d'un moar-aat
donnent un caractère sacré. Au oiilieu de son agonie. Il
pauvre enfant se tourmentait, avec toute la candeur dont on
est souvent victime à son âge, de la peine que ressentinuft
sa maîtresse si elle apprenait brusquement sa tnort par uii
journal. Il me pria d'aller moi-môme la lui anaonccr. Puis H
me fil chercher une clef suspendue à un ruban qu'il porlail
en sautoir sur la poilrinc. ie la trouvai à moitié cnfoucéd
dans les chairs. Le mourant ne proféra pas la moindre
plainte lorsque je la retirai, ie plus délicatement qu'il me fut
possible, de la pluie qu'elle y avait faite. Au moment où il
achevait de me donner toutes les instructions nécessaires
pour prendre chez lui, à la Charité-sur-Loire, les lettres
d'amour que sa maîtresse lui avait dciitos, et qu'il me con-
jura de lui rendre, il perdit la parole au milieu d'une phrase;
son dernier geste me fit comprendre que la fatale clef se-
rait un gage de ma mission auprès de sa mère. Affligé de oo
pouvoir formuler un seul mol de remercîment, car il ne
doutait pas de mon zèle, il me regarda d'un œil suppliant
pendant un instant, me dit adieu en me saluant par un mou-
vement de cils, puis il pencha la tête et mourut. Sa mort
fut le seul accident funeste que causa la chule de la voi-
ture. — Encore y eut-il un peu de sa faute, me disait lo
conducteur.
A la Charité, j'accomplis le testament verbal de ce pauvre
voyageur. Sa mère était absente ; ce fut une sorte de bon-
heur pour moi. Néanmoins, j'eus a essuyer la douleur d'une
vieille servante, qui chancela lorsque je lui racontai la mort
de son jeune maître ; elle tomba demi-morte sur une chaise
en voyant cette clef encore empreinte de sang; m:)is comme
j'étais tout préoccupé d'une t)lus haute sou^Prance, celle
d'une femme à laquelle le sort arrachait son dernier amour,
je laissai la vieille femme de charge poursuivaul le cours (fe
ses prosopopées^ et j'emportai la précieuse correspondance,
soifc^neusemeut cachetée par mon ami d'un jour.
^<e ch&teau où demeurait la comtesse se trouvait à huit
s de Moulins, et encore fallait-il, pour y arriver, faire
iir Btleûiiire Hwlins. Cepeatluil, avw l'eBlbouûisiDeïf
jeunesse, jt résolus de faire la roiile i pied, e( d'alltr
iCit vUe pour devancer ki r«iiaKim,âe des mauT»)s«i uoU'-
les, v]ui iTiiirche si rapidement. Js n'ûrfornû du plu*
jrt eheous, et j'aUai par Les seiuiers du Bourhuaaais,
rlani, pour ainsi dire, un attal sur in«a épaules. A naesura
a je m'av^Dcuis vers le cMleui de Uuni^rsaD, j'ëuls d«
LS CQ plus e&i'ayé du singulier ^krinaga qua j'avaia ea-
pris. Mon îmaginalioB inveituil millH fuiUisies roiM-
^ues. Je me représeolsis Uutes lef ùtuatùiit daai
ijueUes je pouvais reneoatret madam de Uouifwcsaa, ou,
jr obi^ir à la poâliqse des remoAs, la Juliette Mal ain)4c
jernnc voyageur, J« rorgoai& des rvpooses spiriiwitee à
i questions que je supposais davoir m'eire faile». Celait (
kque déWur de bois, daaa cbaque chenin «eux, mt
létilion de la scène de Sasie et de sa Unl«f)iet & laquoll*
-end cuoipu de la baltûUe. X la LenU d« «on aeeuc, i*
pensai d'abord qu'A mon uainlien, X taon liBftcit, à l'Iia-
ilé qua je voulus d^ployar; auis Iwsquâ js fut 4ans la
fs, une ré&cxioD me iraveisa l'Ane eouinic im) iio«p df
idre qui sillonne et idehira un ^oiladanufwtcisw. Quelle
rible nouvelle pour uaa fenune qui, lotK wuufté» eu «4
ment de son jeune ami, espaçait d'tuiurs ea hmre de*
3S sans noni„gp[£s s'être donudaùllopeises pour l'aoïcDcr
jalcraent dKi elhl Euili), il y avait eaciwa un« obariij
lelle k âlra U messager de la dm»-|. Au&ai UAUti^a la pu
ma ci'ollaiiiatin'cnibaurbeDt dm» lescfaeniÙB du fiouf
mais. J'aLieiKois btenlU ubb gr«Bd« aveoua d« ctalilaH
ore, au bout de laquelle 1^ inaes«s (tu «bateau d^
ntpersaa se «LessiuiTent dans 1« «Jel CMiimo das iiuagei
uiB i couours clairs et fantusliquca. &) arrivant A I4
'le du diAUwi, je la trouvai tout ouv«ile. Cotte «ircoa-
Qca imprévue détruiaait mes plaaa et nice »uppcisiliou>
«nnioins j'entrai hardimeal, cl j'*us aussitôt i nés coid»
IK chiens qui abojèruut as vrais chiens 4c
264 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
A ce bruil, une grosse servante accourut, et quand je lui
eus dit que je voulais parler à madame la comtesse, elle me
montra, par un geste de main, les massifs d'un parc à Fan-
glaise qui serpentait autour du château, et me répondit : — -
Madame est par là...
— Merci ! dis-je d'un air ironique. Son par là pouvait me
faire errer pendant deux heures dans le parc.
Une jolie petite fille k cheveux bouclés, à ceinture rose,
à robe blanche, à pèlerine plissée, arriva sur ces entrefaîtes,
entendit ou saisit la demande et la réponse. A mon aspect,
elle disparut en criant d'un petit accent fin : — Maman,
voilà un monsieur qui veut te parler! Et moi de suivre, à
travers les détours des allées, les sauts et les bonds de la
pèlerine blanche, qui, semblable à un feu follet, me mon-
trait le chemin que prenait la petite fille.
Il faut tout dire. Au dernier buisson de l'avenue, j'avais
rehaussé mon col, brossé mon mauvais chapeau et mon pan-
talon avec les parements de mon habit, mon habit avec ses
manches, et mes manches l'une par l'autre ; puis je l'avais
boutonné soigneusement pour montrer le drap des rêvera,
toujours un peu plus neuf que ne Test le reste ; enfin, j'a-
vais fait descendre mon pantalon sur mes bottes, artistoment
frottées dans l'herbe. Grâce à cette toilette de Gascon, j'es-
pérais ne pas être pris pour l'ambulant de la sous-préfecture;
mais quand aujourd'hui je me reporte par la pensée à cette
heure de ma jeunesse, je ris parfois de moi-môme.
Tout à coup, au moment où je composais mon maintien,
au détour d'une verte sinuosité, au milieu de mille fleurs
éclairées par un chaud rayoïf de soleil, j'aperçus Juliette et
son mari. La jolie petite fille tenait sa mère par la main, et
il était facile de s'apercevoir que la comtesse avait hâté
le pas en entendant la phrase ambigué de son enfant. Éton-
née à l'aspect d'un inconnu, qui la saluait d'un air assez
gauche, elle s'arrêta, me fit une mine froidement polie et
une adorable moue qui, pour moi, révélait toutes ses espé-
rances trompées. Je cherchai, mais vainement, quelques-unes
de mes belles phrases si laborieusement préparées. Pendant
ce moment d'hésitatiqp mutuelle, le mari put alors arriver
LE MESSAGE 265
on scène. Des myriades de pensées passèrent dans ma cer-
velle. Par contenance, je prononçai quelques mots assez
insignifiants, demandant si les personnes présentes étaient
bien réellement monsieur le comte et madame la comtesse
de Montpersan. Ces niaiseries me permirent de juger d'un
seul coup d'œil, et d'analyser, avec une perspicacité rare à
l'âge que j'avais, les deux époux dont la solitude allait être
si violemment troublée. Le mari semblait être le type des
gentilshommes qui sont actuellement le plus bel ornement
des provinces. Il portait de grands souliers à grosses se-
melles; je les place en première ligne, parce qu'ils me frap-
pèrent plus vivement encore que son habit noir fané, son
pantalon usé, sa cravate lâche et son col de chemise recro-
quevillé. Il y avait dans cet homme un peu du magistrat,
beaucoup plus du conseiller de préfecture, toute l'importance
d'un maire de canton auquel rien ne résiste, et l'aigreur d'un
candidat éligible périodiquement refusé depuis 1816; in-
croyable mélange de bon sens campagnard et de sottise;
point de manières, mais la morgue de la richesse; beaucoup
de soumission pour sa femme, mais se croyant le maître, et
prêt à se regimber dans les petites choses, sans avoir nul
souci des affaires importantes ; du reste, une figure flétrie,
très-ridéo, hâlée, quelques cheveux gris, longs et plats, voilà
l'homme. Mais la comtesse ! ah! quelle vive et brusque op-
position ne faisait-elle pas auprès de son mari I C'était une
petite femme à taille plate et gracieuse, ayant une tournure
ravissante, mignonne et si délicate, que vous eussiez eu peur
de lui briser les os en la touchant; elle portait une robe de
mousseline blanche ; elle avait sur la tête un joli bonnet à
rubans roses, une ceinture rose, une guimpe remplie si dé-
licieusement par ses épaules et par les plus beaux contours,
qu'en les voyant il naissait au fond du cœur une irrésistible
envie de les posséder. Ses yeux étaient vifs, noirs, expres-
sifs, ses mouvements doux, son pied charmant. Un vieil
homme à bonnes fortunes ne lui eût pas donné plus de trente
années, tant il y avait de jeunesse dans son front et dans les
détails les plus fragiles de sa tête. Quant au caractère, elle
me ])aruL tenir tout à la fois de h comtesse de Lignolles et
266 SCÈNES J)£ LA VIE PRIVÉE
de la marquise de B..., deux types de femme toujours frais
dans la mémoire d'un jeune homme, quand il a lu le roman
de Louvet. Je pénOlrai soudain dans tous les secrets de oe
ménage, et pris une résolution diplomatique di^jne d'un vieil
ambassadeur. Ce fut peut-être la seule fois de ma vie que
j'eus du iact et que je compris en quoi consistait Fadr^e
des couTlisans et des gens du monde.
Depuis ces jours d'insouciance, j'ai eu trop de batailles, à
livrer pour distiller les moiaiulres actes de la vie et ue n^
faire qu'en accomplissant les cadences de l'étiquette et Al
bon ton qui sèchent les émotions les plus généreuses.
— Monsieur le comte, je voudrais vous parler en j^rtico-
lier, dis-je d'un air mystérieux et en faisant quelques pas tm
arrière.
U me suit. Juliette nous laissa seuls et s'éloigna néglîgen-
ment en femme certaine d'apprendre les secrets de son mari
au moment où elle voudra les savoir. Je racootai brièvcmept
au comte la mort de mon compagnon de voyage. L'effet que
cette nouvelle produisit sur lui me prouva qu'il portait ui^
atfeclion assez vive à son jeune collaborateur, et cette di"
couverte me donna la hardiesse de répondre ainsi daas le
dialogue qui s'ensuivit entre nous deux.
— Ma femme va être au désespoir, s'écria-t-il, et je seru
obligé de prendre bien des précautions pour l'instruire de ce
malheureux événement.
— Monsieur, en m'adressant d'abord à vous, lui dis-je,
j'ai rempli un devoir. Je ne voulais pas m'acquitter de celle
mission donnée par un inconnu près de madame la comtesse
sans vous en prévenir; mais il m'a confié une espèce de
fidéicommis honorable, un secret dont je n'ai pas le pouvoir
de disposer. D'après la haute opinion qu'il m'a donnée da
votre caractère, j'ai pensé que vous ne vous opposerîes
pas à ce que j'accomplisse ses derniers vœux. Madame la
comtesse sera libre de rompre le silence qui m'est imposd.
En entendant son éloge, le gentilhomme balança très-
agréablemcnl la tète. U me répondit par un compliment asseï
entortillé, et finit en me laissant le champ libre. Noua re-
vînmes sur nos pas. En ce moment, la cloche annonça le
LE MESSAGE 267
dîner ; je fus invité à le partager. En nous retrouvant grave»
et silencieux, Juliette nous examina furtivement. Étrange-
ment surprise de voir son mari prenant un pr(jtexle frivole
pour nous procurer un tôte-à-tôte, elle s'arrêta en me lan-
çant un de ces coups d'œil qu'il n'est donné qu*aux femmes
de jeter. Il y avait dans son regard toute la curiosité permise
à une maîtresse de maison qui reçoit un étranger tombé chez
elle comme des nues; il y avait toutes les interrogations que
méritaient ma mise, ma jeunesse et ma physionomie,
contrastes singuliers ! puis tout le dédain d'une maîtresse
idolâtrée aux yeux de qui les hommes ne sont rien, hormis
un seul ; il y avait des craintes involontaires, de la peur, et
l'ennui d'avoir un hôte inattenilu, quand elle venait, sans
doute, de ménager à son amour tous les bonheurs de la
solitude. Je compris cette éloquence muette, et j'y répondis
par un triste sourire plein de pitié, de compassion. Alors, je
la contemplai pendartt un instant dans tout l'éclat de sa
beauté, par un jour serein, au milieu d'une étroite allée
bordée de fleurs. En voyant cet admirable tableau, je né
pus retenir un soupir.
— Hélas ! madame, je viens de faire un bien pénible
voyage, entrepris... pour vous seule.
— Monsieur I me dit-elle.
— Oh 1 repris-je, je vie4as au nom de celui qui vous nomme
Juliette. — Elle pâlit. — Vous ne le verrez pas aujourd'hui.
— Il est malade? dit-elle à voix basse.
— Oui, lui répondis-je. Mais, de grâce, modérez-Vous. Je
suis chargé par lui de vous confier quelques secrets qui vous
concernent, et croyez que jamais messager ne sera ni plus
discret ni plus dévoué.
— Qu'y a-t-il?
— S'il ne vous aimait plus?
— Oh 1 cela est impossible ! s'écria-t-elle en laissant
échapper un léger sourire qui n'était rien moins que franc.
Tout à coup elle eut ane sorte de frisson, me jeta un re-
gard fauve et prompt, rougit et dit : — Il est vivant?
Giand Dieu I quel mot terrible ! j'étais trop jeune pour en
268 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
soutenir Tacccnt, je ne répondis pas, et regardai cette mal-
heureuse femme d'un air hébété.
— Monsieur! monsieur, une réponse ! s'écria-t-elle.
— Oui, madame.
— Cela est-il vrai? oh ! dites-moi la vérité, je puis Tcii-
tendre. Dites. Toute douleur me sera moins poignante que
ne l'est mon incertitude.
Je répondis par deux larmes que m'arrachèrent les étranges
accents par lesquels ces phrases furent accompagnées.
Elle s'appuya sur un arbre en jetant un faible cri.
— Madame, lui dis-je, voici votre mari !
— Est-ce que j'ai un mari ?
A ce mot, elle s'enfuit et disparut.
— Eh bien I le dîner refroidit, s'écria le comte. Yeuez,
monsieur.
Là-dessus, je suivis le maître de la maison qui me con-
duisit dans une salle à manger où je vis un repas servi avec
tout le luxe auquel les tables parisiennes nous ont accou-
tumés. Il y avait cinq couverts : ceux des deux époux et
celui de la petite fille ; le mien^ qu: devait être le sien; le
dernier était celui d'un chanoine de Saint-Denis qui, les
grâces dites, demanda : — Où donc est notre chère com-
tesse?
— Oh! elle va venir, répondit le comte qui, après nous
avoir servi avec empressement le potage, s'en donna une
très-ample assiettée et l'expédia merveilleusement vite.
— Oh ! mon neveu, s'écria le chanoine, si votre femme
était là, vous seriez plus raisonnable.
— Papa se fera mal, dit la petite fille d'un air malin-
Un instant après ce singulier épisode gastronomique, et
au moment où le comte découpait avec empressement je ne
sais quelle pièce de venaison, une femme de chambre entra
et dit : — Monsieur, nous ne trouvons point madame 1
A ces mots, je me levai par un mouvement brusque en re-
doutant quelque malheur, et ma physionomie exprima si vi-
vement mes craintes, que le vieux chanoine me suivit au
jardin. Le mari vint par décence jusqu'au seuil de la porte»
LE MESSAGE 269
— Restez I restez ! n'ayez aucune inquiétude, nous cria-
t-il.
Mais il ne nous accompagna point. Le chanoine, la femme
} chambre et moi nous parcourûmes les sentiers et les
boulingrins du parc, appelant, écoulant, et d'autant plus
inquiets que j'annonçai la mort du jeune vicomte. En cou-
rant, je racontai les circonstances de ce fatal événement, et
m'aperçus que la femme de chambre était extrêmement atta-
chée à sa maîtresse ; car elle entra bien mieux que le cha-
noine dans les secrets de ma terreur. Nous allâmes aux pièces
d'eau, nous visitâmes tout sans trouver la comtesse, ni le
moindre vestige de son passage. Enfin, en revenant le long
d'un mur, j'entendis des gémissements sourds et profondé-
ment étouffés qui semblaient sortir d'une espèce de grange.
A tout hasard, j'y entrai. Nous y découvrîmes Juliette, qui,
mue par l'instinct du désespoir, s'y était ensevelie au mi-
lieu du foin. Elle avait caché là sa tête afin d'assourdir ses
horrible s cris, obéissant à une invincible pudeur; c'étaient
des sanglots, des pleurs d'enfant, mais plus pénétrants, plus
plaintifs. Il n'y avait plus rien dans le monde pour elle. La
femme de chambre dégagea sa maîtresse, qui se laissa faire
avec la flasque insouciance de l'animal mourant. Cette fille
ne savait rien dire autre chose que ; — Allons, madame,
allons...
Le vieux chanoine demandait; — Mais qu*a-t-elle?
Qu'avez-vousnia nièce?
lùîfin, aidé par la femme de chambre, je transportai
Juliette dans sa chambre; je recommandai soigneusement
de veiller sur elle et de dire à tout le monde que la com-
tesse avait la migraine. Puis, nous redescendtioes, le cha-
noine et moi, dans la salle à manger. Il y avait déjà quelque
temps que nous avions quitté le comte, je ne pensai guère»
à lui qu'au moment où je me trouvai sous le péristyle, son
inHiffcrcnce nie surprit ; mais mon étonnement augmenta
quand je le trouvai philosophiquement assis à table; il avait
mangé presque tout le dîner, au grand plaisir de sa fille qui
souriait de voir son père eu flagrante désobéissance aux ^
ordres de la comtesse. La singulière fnsouciance de ce mari
270 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
me fut expliquée par la Vtgbse altercalion qui s'éleva soudain
entre le chanoine et lui. Le comte était soumis à une diète
sévère que les médecins lui avaient imposée pour le guérir
d'une maladie grave dont le nom m'échappe; et, poussé
par cette gloutonnerie féroce, assez familière aux convales-
cents, Tappétit de la bôle l'avait emporté chez lui sur toata
les sensibilités de Thommc. En un m(»nest j'avais vu It
nature dans toute sa vérité, sous deux aspects bien différ^uti
qui mettaient le comique au sein même de la plus horriUe
douleur. La soirée fut triste. J'étais fatigué. Le ohanoiiie
employait toute son intelligence à deviner la cause da
pleurs de sa nièce. Le mari digérait silencieusement, après
s'être contenté d'une assez vague explication que la com-
tesse lui fit donner de son malaise par sa femme de chambre,
et qui fut, je crois, empruntée aux indispositions naturelles
à la femme. Nous nous couchâmes tous de bonne heure. En
passant devant la chambre de la comtesse pour aller au gito
où me conduisit un valet, je demandai timidement de ses
nouvelles. En reconnaissant ma voix, elle me fît entrer, vou-
lut me parler; mais, ne pouvant rien articuler, elle indint
la tête, et je me retirai. Malgré les émotions cruelles que je
venais de partager avec la bonne foi d'un jeune homme, je
dormis accablé par la fatigue d'une marcbc forcée. A une
heure avancée de la nuit, je fus réveillé par les aigres bruis-
sements que produisirent les anneaux de mes rideaux violem-
ment tinés sur leurs tringles de fer. Je vis la comtesse assise
sur le pied de mon lit. Son visage recevait toute la lumière
d'une lampe posée sur ma table.
— EsUoQ toujours bien vrai, monsieur? me dit-elle. Jt
ne sais comment je puis vivne après l'horrible coup qui vient
de me frapper ; mais en ce moment j'éprouve du calme. Jt
veux tout apprendre.
— Quel calme ! me dis-je en apercevant l'cfifrayante pâ-
leur de son teint qui contrastait avec la couleur brune di
sa chevelure, en entendant les sons gutturaux de $a voix, j
en resitont sinpéfait des ravages dont témoignaient tous sa j
traits altci'i-â. UXie était étiolée déjà comme une feuille dé- r
|)0uillée des dcrniôics teintes qu'y imprime l'aulomne. Ses ^
LE MESSAGE 271
yeux rouges et gonflés, dénués de toutes leurs beautés, bjb
réfléchissaient qu'uiie amère el profonde douJeur : vous eus-
siez dit d'un nuage gris, là où naguère petillaU le soleil.
Je lut redis ^xnf^ment, sans trop a^^uyicr sur certaines
circonstances trop doulouxeuses pour elle, Tévénement ra-
pide qui Tavait privée de son ami. Je lui racontai la première
journée de notre voyage, si remplie par les souvenirs de leur
amour. Elle ne pleura point, elle écou-tait avec avidité, la
tête pendiée vers moi, comme un médecin zélé qui épie un
mal. Saisissant un moment où ell0 me parut avok* entière-
ment ouvert son cœur aux souffîrances et vouloir se plonger
dans son malheur avec toute l'ardeur que donne la première
fièvre du désespoir, je lui parlai des craintes qui agitèrent
le pauvre mourant, et lui dis comment et pourquoi il m'avait
chargé de ce fatal message. Ses yeux se séchèrent alors sous
le feu sombre qui s'échappa des plus profondes régions de
l'âme. Elle put pâlir encore. Lorsque je lui tendis les lettres
que je gardais sous mon oreiller, elle les prit machinale-
Tnent ; puis elle tressaillit violemment, et me dit d'une voix
crev'îp ! — Et moi qui brûlais les siennes I Je n'ai rien de
lui I nen ! rien !
Elle se frappa fortement au front.
— Madame, lui dis-je. Elle me regarda par un mouvement
convuîsif. — J'ai coupé sur sa tête, dis-je en continuant,
une mèche de cheveux que voici.
Et je lui présentai ce dernier, cet incorruptible lambeau
de celui qu'elle aimait. Ah ! si vous ayiea reçu comme moi
les larmes brûlantes qui tombèrent al^rs sur mes mains,
vous sauriez ce qu'est la reconnaissance quand elle est si
voisine du bienfait ! Elle me serra les mains, et d'une voix
étouffée, avec un regard brillant de fièvre, un regard où son
frêle bonheur ravonnait à travers d'horribles souffrances :
— Ah î vous aimez I dit- elle. Soye? toujours heureux I ne
perdez pas celle qui vous est chère !
Elle n'acheva pas, et s'enfuit avec son trésor.
Le londemain, celte scène nocturne, confondue dans mes
rèvos, me parut être une fiction. Il fallut, pour me con-
vaincre (le la douloureuse vérité, que je cherchasse infruc-
272 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
tueusement les lettres sous mon chevet. Il serait inutile de
vous raconter les événements du lendemain. Je restai plu-
sieurs heures encore avec la Juliette que m'avait tant vantée
mon pauvre compagnon de voyage. Les moindres paroles,
les gestes, les actions de cette femme me prouvèrent la no-
blesse d'âme, la délicatesse de sentiment qui faisaient d'elle
une de ces chères créatures d'amour et de dévouement û
rares semées sur cette terre. Le soir, le comte de Montper-
san me conduisit lui-même jusqu'à Moulins. En y arrivant^
il me dit avec une sorte d'embarras : — Monsieur, si ce n'est
pas abuser de votre complaisance, et agir bien indiscrète-
ment avec un inconnu auquel nous avons déjà des obliga-
tions, voudriez-vous avoir la bonté de remettre, à Paris^
puisque vousy allez, chez monsieur de... (j'ai oublié le nom),
rue du Sentier, une somme que je lui dois, et qu'il m'a prié
de lui faire promptement passer?
— Volontiers, dis-je.
Et dans l'innocence de mon âme, je pris un rouleau do
vingt-cinq louis, qui me servit à revenir à Paris, et que je
rendis fidèlement au correspondant, soi-disant créancier, de
monsieur de Monlpersan.
A Paris seulement, et en portant cette somme dans la
maison indiquée, je compris l'ingénieuse adresse avec la-
quelle Juliette m'avait obligé. La manière dont me fut prêté
cet or, la discrétion gardée sur une pauvreté facile & de-
viner, ne révèlent-elles pas tout le génie d'une femme ai-
mante?
Quelles délices d'avoir pu raconter celte aventure à une
femme qui, peureuse, vous a serré, vous a dit : — Oh 1 cher
ne meurs pas, toi 1
Paris, janvier 1833»
GOBSECK
A DOKSIEim LE nAROK BjUtCROC DE
Parmi tous les él^Tea de VsndAnie, n«iH (omineB, )e croîs, in
Hiil^qui ae soient relranv^a su milieu àt la Mrrièi'e. dus lelli'es, nous
qui cDltivions déji la ptiilasopliîe à l'<^s« j)i uou^ ni devions cultiver
qu<r le De viris! Toïcl l'ouvrage qiie je disais qunnil nous hou!
sommes rêvas, el penilsnl que In travaillais ï les beaux aun^$w
sui' h philnsophifl allomande. Ainsi nOos n'avo:i9 manqué ni l'un
ni l'uniic k nns localions. To éprODieru donc sans dente i toir
in Ion nom nnUnl de plnlsir qu'on > ea k l'y inscrire
Ton viaui camarade de collée,
A une heure du malin, pendant l'bivcr de lS3â ti 1830,
il se troimiit encore dans le salon de la vicomtesse de Grand'
Jie!i deux personnes Étrangères à sa famille. Un jeune et joli
homme sortit en entendant sonner la pendule. Quand le
bruil de la voiture relenlil dans la cour, la vicomtesse, no
voyant plus que son frùre et un ami de la famille qui ache-
vaient leur partie de piquet, s'avança vers sa G)te qui, debout
devant la chemini:e du salon , scmblaïl examiner un ;;iir(lc-
vuG en titliopliamc , et qui écou.'^it le bruil du cabnolet de
manière a jusiifier les craintes de ta, mère,
— Camille, si vous a ntinucz à lentr avec le j'^ittic conile
de (te^taud la conduiUt que vous avez eue ce soir, vous
m'obligerez & at plus lit recevoir. Écoulez, mon enfaul, si
vous avez confiance en oia tendresse, laissez-moi \ous gui-
der dans la vie. A din-sept aiis on ne sail juser ni de l'a-
T<-iiir, ni du pass^, ni de certaines cpnsi dé râlions socinH.
Ji' rc vous ferai qu'une seule observation- Monsieur de lli's-
taud a uoe mÈre qui manderait des millions, une femme oial
27& SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
nde, une demoiselle Goriot qui jadis a fait beaucoup ]
d'elle. Elle s'est si mal comportée a\nec son père qu*e
mérite certes pas d'avoir un si bon fils. Le jeune c
dore et la soutient avec une piété filiale digne des plus e
éloges; il a surtout de son frère et de sa sœur un s
tréme. — Quelque admirable que soit cette conduite,
la comtesse d'un air fin, tant que sa mère existera,
les familles trembleront de confier à ce petit Restaud Yi
et la fortune d'une jeune fille.
— J'ai entendu quelques mots qui me donnent envie
tervenir entre vous et mademoiselle de Grandlieu, i
l'ami delà famille. — J'ai gagné, monsieur le comte,
en s'adressant à son adversaire. Je vous laisse pour i
au secours de votre nièce.
— Voilà ce qui s'appelle avoir des oreilles d'avoué. î
la vicomtesse. Mon cher Derville, comment avez-vo
entendre ce que je disais tout bas à Camille?
— J'ai compris vos regards, répondit Derville en
seyant dans une bergère au coin de la cheminde.
L'oncle se mit à côte de sa nièce, et madame de G:
lieu prit place sur une chauffeuse, entre sa fille et Dei
— Il est temps, madame la vicomtesse, que je vous
une histoire qui vous fera modifier le jugement que
portez sur la fortune du comte Ernest de Restaud.
— Une histoire ? s'écria Camille. Commencez donc
monsieur.
Derville jeta sur madame de Grandlieu un regard
fit comprendre que ce récit devait l'intéresser. La vicon
de Grandlieu était, par sa fortune et par l'antiquité d
nom, une des femmes les plus remarquables du fa
Saint-Germain ; et, s'il ne semble i»as naturel qu'un !
de Paris pût lui parler si familicrement et se comportAi
elle d'une manière si cavalière, il est néanmoins facile
pliquer ce phénomène. Madame de Grandlieu, rcnlr
France avec la famille royale, était venue habiter P
elle n'avait d'abord vécu que de socours accon
Louis XVIII sur les fonds de la lislo civile, situati
supportable. L'avouc eut l'occasioii de découvrir ouï
GOfiSECK 275
vices de forma dans la vente que la république avait jadis
faite de l'hôtel de Grandlieu, et prétendit qu'il devait être
restitué à la vicomtesse. Il entreprit ce procès moyennant
un forfait, et le gagna. Encouragé par ce succès, il chicana
si bien je ne sais quel hospice, qu'il en obtint la restitu-
tion de la forôt de Liceney. Puis, il fit encore recouvrer
quelques actions sur le canal d'Orléans et certains immeu-
bles assez importants que l'empereur avait donnés en dot à
des établissements publics. Ainsi rétablie par l'habileté du
jeune avoué, la fortune de madame de Grandlieu s'était
élevée à un revenu de soixante mille francs environ, lors
de la loi sur l'indemnité qui lui avait rendu des sommes
énormes. Homme de haute probité, savant, modeste et de
bonne compagnie, cet avowé devint alors l'ami de la famille.
Quoique sa conduite envers madame de Grandlieu lui eût
mérité l'estime et la clientèle des meilleures maison du fau-
bourg Saint-Germain, il ne profitait pas de cette faveur
comme en aurait pu profiter un homme ambitieux. Il résis-
tait aux offres de la vicomtesse qui voulait lui faire vendre
sa charge et le jeter dans la magistrature, carrière où, par
ses protections, il aurait obtenu le plus rapide avancement.
A l'exception de l'hôtel de Grandlieu, où il passait quelque-
fois la soirée, il n'allait dans le monde que pour y entrete-
nir SCS relations. Il était fort heureux que ses talents eussent
été mis en lumière i)ar son dévouement à madame de Grand-
lieu, car il aurait couru le risque de laisser périr son étude.
Derville n'avait pas une âme d'avoué. Depuis que le comte
Ernest de Restaud s'était introduit chez la vicomtesse, et que
Derville avait découvert la sympathie de Camille pour ce
j(nine homme, il était devenu aussi assidu chez madame do
Grandlieu que l'aurait été un dandy de la Ghaussée-d'Antia
iiuuvellenicnt admis dans les cercles du noble faubourg.
Quelques jours auparavant, il s'était trouvé dans un bal au-
près de Camille, et lui avait dit en montrant le jeune comte '
— Il est dommage que ce garçon -là n'ait pas deux ou trois
millions, n'est-ce pas? — Est-ce un malheur? Je ne le crois
])cis, avait-elle répondu. Monsieur de Restaud a beaucoup
de talent, il est instruit, et bien vu du ministre auprès du«
276 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
quel il a été placé. Je ne doute pas qu'il ne devienne
homme très- remarquable. Ce garçon-là trouvera tout auia«i
de fortune qu'il en voudra, le jour où il s^ra parvenu au
pouvoir. — Oui, mais s'il était dr?jà riche? — S'il était rie
dit Camille en rougissant. Mais toutes les jeunes persoi
qui sont ici se le disputeraient, ajouta-t-elle o.n montrani
les quadrilles. — El alors, avait répondu l'avoué, niadcmoi-
selle de Grandiieu ne serait plus la seule vers laquelle il
tournerait les yeux. Voilà pourquoi vous rougissez I Vouj
vous sentez du goût pour lui, n'est-ce pas? Allons, dites...
— Camille s'était brusquement levée. — Elle l'aime, avai
pensé Derville. Depuis ce jour, Camille avait eu pour l'a-
voué des attentions inaccoutumées en s'apercevant qu'il ap*
prouvait son inclination pour le jeune comte Ernest de Res*
taud. Jusque-là, quoiqu'elle n'ignorât aucune des obligation!
de sa famille envers Derville, elle avait eu pour lui pliu
d'égards que d'amitié vraie, plus de politesse que de senti'
ment ; ses manières aussi bien que le ton de sa voix lu
avaient toujours fait sentir la dislance que l'étiquette mcllai'
entre eux. La reconnaissance est une dette que les enfanb
n'acceptent pas toujours à l'inventaire.
— Celte aventure, dit Derville après une pause, me rap-
pelle les seules circonstances romanesques de ma vie. Yoi«
riez déjà, reprit-il, en entendant un avoué vous parler d*^ui
loman dans sa vie ! Mais j'ai eu vingt-cinq ans comme tou
le monde, et à cet âge j'avais déjà vu d'étrangjps choses. J(
dois commencer par vous parler d'un personnage que vow
ne pouvez pas connaître. Il s'agit d'un usurier. Saisirez-
vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudraL
que l'Académie me permit de donner le nom de face /u-
nabe? elle ressemblait à du vermeil dédoré. Les chcvcus
de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés et d
gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant i
celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en broniu.
Jaunes comme ceux d'une fouine, ses petits yeux n'avaica
presque point de cils et ciaiguaient la lumière ; mais l'abal-
jour d'une vieille casquette les en garantissait. Son nn
pointu était si grôlé dans le bout, que vous l'eussiez coui-
GOBSECK 277
é à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alçhi-
)tes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou
Metzu. C'^t homme parlait bas, d'un ton doux, et ne
nportait jainaîs. Son Age (îlait un problème : on ne pou-
l pas savoir s'il Clait vieux avant le temps, ou s'il avait
nagé sa jeunesse afin qu'elle lui servît toujours. Tout était
pre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap
l du bureau jusqu'au tapis de lit, au froid sanctuaire de
vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs
ubles. En hiver, les tisons de son foyer, toùjoiirs enterrés
is un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses ac-
is, depuis l'heure de son lever jusqu'à ses accès de toux
;oir, étaient soumises à la régularité d'une pendule. C'était
quelque sorte un homme -mode te que lé sommeil remon-
. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier,
'arrête et fait le mort ; de même, cet homme s'interrora-
t au milieu de son discours et se taisait au passage d'une
ture, afin de ne pas forcer sa voix. A rimitatioh dePon-
clle, il économisait le mouvement vital, et concentrait
s les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s'é-
ilait-elle sans faire plus de bruit que le sable d'une hor-
e antique. Quelquefois ses victimes criaient beaucoup,
mportaicnt; puis après il se faisait un grand silence,
nme dans une cuisine où Ton égorge un canard. Vers le
r, l'homme-billet se changeait en homme ordinaire, et ses
taux se métamorphosaient en cœur humain. S'il était con-
t de sa journée, il se frottait les mains en laissant échap-
• par les rides crevassées de son visage une fumée de
été, car il est impossible d'exprimer autrement le jeu muet
ses muscles, où se peignait une sensation comparable au
e à vide de Bas-de-Cuir. Enfin, dans ses plus grands accès
joie, sa conversation restait monosyllabique, et sa conte-
nce était toujours négative. Tel est le voisin que le hasard
avaitdonncdans la maisonque j'habitais ruedesGrôs, quand
l'étais encore que second clerc etque j'achevais ma troisième
née de droit. Cette maison, qui n'a pas de cour, est hu«
de et sombre. Les appartements n'y tirent leur jour que
la rue. La distribution claustrale qui divise lei)âtimeat
278 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
en chambre d'égale grandeur, en ne leur laissant d'autre
issue qu'un long corridor éclairé par des jours do souf-
france, annonce que la maison a jadis fait partie d*un cou-
vent. A ce triste aspect, la gaieté d*un fils de famille expi-
rait avant qu'il entrât chez mon voisin : sa maison et lui se
ressemblaient. Vous eussiez dit de l'huître et son rocher.
Le seul être avec lequel il communiquait, socialement par^
lant, était moi ; il venait me demander du feu, m'emprun-
tait un livre, un journal, et me permettait le soir d'cnlrcr
aans sa cellule, où nous causions quand il était de bonne
humeur. Ces marques de confiance étaient le fruit d'un voi-
sinage de quatre années et de ma sage conduite, qui, faute
d'argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des p
renls, des amis? était-il riche ou pauvre? Personne n'aurail
pu répondre à ces questions. Je ne voyais jamais d'argenl
chez lui. Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de
la Banque. Il recevait lui-môme ses billets en courant dam
Paris d'une jambe sèche comme celle d'un cerf. Il é
d'ailleurs martyr de sa prudence. Un jour, par hasard, ii
portait de l'or; un double napoléon se fit jour, on ne
conimeut, à travers son gousset ; un locataire qui le suivan
dans l'escalier ramassa la pièce et la lui présenta. — C
ne m'appartient pas, répondit-il avec un geste de surprise
A moi de l'or I Vivriis-je comme je vis si j'étais riche? —
Le matin il apprêtait lui-môme son café sur un réchaud A
tôle, qui restait toujours dans l'angle noir de sa cheminée;
un rôtisseur lui apportait à dîner. Notre vieille portièn
montait à une heure fixe pour approprier la chambre. Enfin
par une singularité que Sterne îippellerait une prédes
lion, cet homme se nommait Gobseck. Quand plus lard j(
SCS affaires, j*aj)|)ris qu'au moment où nous nous conn
il avait environ soixante-seize ans. Il était né vers nw
dans les faubourgs d'Anvers, d'une juive et d'un Hollandars
et se nonniiait Jean-Esther Van Gobseck. Vous savez com-
bien Paris s'occupa de l'assassinat d'une femme nommée b
belle Hollandaise ? Quand j'en parlai i)ar hasard à mon M'
cien voisin, il me dit, sans exprimer ni le moindre intdrtl
rà la plus l(\!:ôre ^urprlîo : — C'cr.t :r.i petite liitce. CcW
GOBSECK 279
parole fut tout ce que lui arracha la mort de sa seule et
unique héritière, la petite-fille de sa sœur. Les débats m'ap-
prirent que la belle Hollandaise se nommait en effet Sara
Van Gobseck. Lorsque je lui demandai par quelle bizarrerie
sa petite nièce portait son nom : — Les femmes ne se sont
jamais mariées dans notre famille, me répondit-il en sou-
riant Cet homme singulier n'avait jamais voulu voir une
seule personne des quatre génératioi.s femelles où se trou-
vaient ses parents. Il abhorrait ses héritiers et ne concevait
pas que sa fortune pût jamais être possédée par d'autres que
lui, même après sa mort. Sa mère l'avait embarqué dès l'âge
de dix ans en qualité de mousse pour les possesions hol-
landaises dans les grandes Indes, où il avait roulé pendant
viogt années. Aussi les rides de son front jaunâtre gardaient-
elles les secrets d'événements horribles, de terreurs sou-
daines, (le hasards inespérés, de traverses romanesques, de
joies infmies ; la faim supportée, l'amour foulé aux pieds, la
fortune comi)romise, perdue, retrouvée, la vie maintes fois
en danger, et sauvée peut-être par ces déterminations dont
la rapide urgence excuse la cruauté. Il avait connu M. de
Lally, l'amiral Simeuse, M. de Kergarouët, M. d'Estaing, le
bailli de Suffren, M. de Portenduôre, lord Gomwallis, lord
Hastings, le père de Tippo-Saeb et Tippo-Saeb lui-même*
Ce Savoyard, qui servit Madhadji-Sindiah, le roi de Delhy,
et contribua tant à fonder la puissance des Mahrattes, avait
fait des affaires avec lui. Il avait eu des relations avec Victor
Hughes et plusieurs célèbres corsaires, car il avait long-
temps séjourné à Saint-Thomas. Il avait si bien tout tenté
pour faire fortune qu'il avait essayé de découvrir l'or de
cette tribu de sauvages si célèbres aux environs de Buénos-
Ayres. Enfin il n'était étranger à aucun des événements de
la guerre de l'indépendance américaine. Mais quand il par-
lait des Indes ou de l'Amérique, ce qui ne lui arrivait avec
personne, et fort rarement avec moi, il semblait que ce fût
une indiscrétion, il paraissait s'en repentir. Si l'humanité^
si la sociabilité sont une religion, il pouvait être considéré
comme un athée. Quoique je me fusse proposé de l'exami-
ner, je dois avouer à ma honte que jusqu'au dernier mo«
280 SCÈNES DE LA VIE PRIVES
ment son cœur fut impénétrable. Je me suis quelquefois
demandé à quel s«3xe il appartenait. Si tous les uàurîers res-
semblent à celui-là, je crois qu'ils sont du genre neutre.
Éluit-il resté fidèle à la religion de sa mère, et regardait-il
les chréliens comme sa proie? s'était-il fait catholique,
mahométan, brahmeou luthérien? Je n*ai jamais rien su de
SCS opinions religieuses. Il me paraissait être plus idifférent
qu'incrédule. Un soir j'entrai chez cet homme qui s'était
fait or, et que, par antiphrase ou par raillerie, ses victimes,
qu'il nommait ses clients, appelaient papa Gobseck. Je le
trouvai sur son fauteuil, immobile cemme une statue, les
yeux arrêtés sur le manteau de la cheminée où il semblait
relire ses bordereaux d'escompte. Une lampe fumeuse dont
le pied avait été vert jetait une lueur qui, loin de colorer
ce visage, en faisait ressortir la pâleur. Il me regarda si-
lencieusement et me montra ma chaise qui m'attendait.
— A quoi cet être-là pense-il ? me dis-je. Sait-il s'il existe
un Dieu, un sentiment, des femmes, un bonheur? Je le
plaignit comme j'aurais plaint un malade. Mais je compre-
nais bien aussi que, s'il avait des millions à la Banque, il
pouvait posséder par la pensée la terre qu'il avait parcou-
rue, fouillée, soupesée, évaluée, exploitée. — Bonjour,
papa Gobseck, lui dis-je. II tourna la tête vers moi, ses grof
sourcils noirs se rapprochèrent légèrement ; chez lui, celt^
inflexion caractéristique équivalait au plus gai sourire d'un
méridional. — Vous êtes aussi sombre que le jour où Ton
est venu vous annoncer la faillite de ce libraire de qui vous
avez tant admiré l'adresse, quoique vous en ayez été la vic-
time. — Victime? dit-il d'un air étonné. — Afin d'obtenir
son concordat, ne vous a-t-il pas réglé votre créance en
billets signés de la raison de commerce en faillite; et quand
il a été rétabli, ne vous les a-t-il pas soumis à la réduction
voulue par le concordat ? — Il était fin, répondit-il, mais
je l'ai repincé. — Avez-vous donc quelques billets ft pro-
tester? nous sommes le trente, je crois. — Je lui parlais
d'argent pour la première fois. Il leva sur moi ses yeux par
un mouvement railleur; puis, de sa voix douce dont les
accents ressemblaient aux sons que tire de sa flûte im él(:vo
GOBSECK 281
qui n*en a pas Tembouchure : — Je m'amuse, me dit-il. —
Vous vous amusez donc quelquefois? — Croyez-vous qu'il
n'y ait de poètes que ceux qui impriment des vers, me de-
manda-t-il en haussant les épaules et me jetant un regard
de pitié. — De la poésie dans cette tôte I pensai-jc, car je
ne connaissais encore rien de sa vie. — Quelle existence
pourrait être aussi brillante que Test la mienne ? dit-il en
continuant, et son œil s'anima. Vous êtes jeune, vous avez
les idées de votre sang, vous voyez des figures de femme
dans vos tisons, moi je n'aperçois que des charbons dans
les miens. Vous croyez à tout, moi je ne crois à rien. Gar-
dez vos illusions, si vous le pouvez. Je vais vous faire le
décompte de la vie. Soit que vous voyagiez, soit que vous
restiez au coin de votre cheminée et de votre femme, il
arrive toujours un âge auquel la vie n'est plus qu'une ha-
bitude exercée dans un certain milieu préféré. Le bonheur
consiste alors dans l'exercice de nos facultés appliquées à
des réalités. Hors ces deux préceptes, tout est faux. Mes
principes ont varié comme ceux des hommes, j'en ai dû
changer à chaque latitude. Ce que l'Europe admire, l'Asie
le punit. Ce qui est un vice à Paris, est une nécessité quand
on a passé les Açores. Rien n'est fixe ici-bas, il n'y existe
que des conventions qui se modifient suivant les climats.
Pour qui s'est jeté forcément dans tous les moules sociaux,
les convictions et les morales ne sont plus que des mots
sans valeur. Reste en nous le seul sentiment vrai que la na-
ture y ait mi« ; l'Instinct de notre conservation. Dans vos
sociétés européennes, cet instinct se nomme intérêt persori"
nel. Si vous aviez vécu aulani que moi vous sauriez qu'il
n''"«^i qu'une seule chose matérielle dont la valeur soit assez
certaine pour qu'un homme s'en occupe. Cette chose... c'est
l'or. L'or représente toutes les forces humaines. J'ai voyagé,
i'ai vu qu'il y avait partout des plaines ou des montagnes :
les plaines ennuient, les montagnes fatiguent; les lieux ne
signifient donc rien. Quant aux mœurs, l'homme est le même
partout; partout le combat entre lo pauvre et le riche est
rtabli, partout il est inévitable; il vaut donc mieux être
l'exploitant que d'être l'exploité; partout il se rencontre des
282 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
gens mustuleux qui travaillent et des gens lymphatiques qui
se tourmentent; partout les plaisirs sont les mômes, car
partout les sens s'épuisent, et il ne leur survit qu'un seul
sentiment, la vanité ! La vanité , c'est toujours le moi, La
vanité ne se satisfait que par des flots d'or. Nos fantaisies
veulent du temps, des moyens physiques ou des soins. Eh
bien! l'or contient tout en germe, et donne tout en réalité.
Il n'y a que des fous ou des malades qui puissent trouver du
bonheur à battre les caries tous les soirs pour savoir s'ils
gagneront quelques sous. Il n'y a que des sots qui puissent
employer leur temps à se demander ce qui se passe, si ma-
dame une telle s'est couchée sur son canapé seule ou en
compagnie, si elle a plus de sang que de lymphe, plus de
tempérament que de vertu. Il n'y a que des dupes qui puis-
sent se croire utiles à leurs semblables en s' occupant à tracer
des principes politiques pour gouverner des événements
toujours imprévus. Il n'y a que des niais qui puissent aimer
à parler des acteurs et à répéter leurs mots; à faire tous les
jours, mais sur un plus grand espace, la promenade que fait
un animal dans sa loge; à s'habiller pour les autres, à man-
ger pour les autres; à se glorifier d'un cheval ou d'une voi-
ture que le voisin ne peut avoir que trois jours après eux.
N'est-ce pas la vie de vos Parisiens traduite en quelques
phrases? Voyons l'existence de plus haut qu'ils ne la voient.
Le bonheur consiste ou en émotions fortes qui usent la vie,
ou en occupations réglées qui en font une mécanique an-
glaise fonctionnant par temps réguliers. Au-dessus de ces
bonheurs, il existe une curiosité, prétendue noble, de con-
naître les secrets de la nature ou d'obtenir une certaine
imitation de ses effets. N'est-ce pas, en deux mots, l'art ou
la science, la passion ou le calme? Eh bient toutes les pas-
sions humaines agrandies par le jeu de vos intérêts sociaux
viennent parader devant moi qui vis dans le calme. Puis,
votre curiosité scientifique, espèce de lutte où l'homme a
toujours le dessous, je la remï)lace par la pénétration de tous
les ressorts qui font mouvoir l'humanité. En un mot, je pos-
sède le monde sans fatigue, et le monde n'a pas la moindre
prise sur moi. Écoutez-moi, reprit-il, par le récit des évé^
GOBSECK 283
nements de la matinée , vous devinerez mes plaisirs. — Il
se leva, alla pousser le verrou de sa porte, tira un rideau
de vieille tapisserie dont les anneaux crièrent sur la tringle,
et revint s'asseoir. — Ce malin, me dit-il , je n*aVais que
deux effcls à recevoir, les autres avaient été donnés la veille
comme comptant à mes pratiques. Autant de gagné I car, à
Tcscompte, je déduis la course que me nécessite la recette,
en prenant quarante sous pour un cabriolet de fantaisie. Ne
serait- il pas plaisant qu'une pratique me fît traverser Paris
pour six francs d'escompte, moi qui n'obéis à rien, moi qui
ne paye que sept francs de contributions ! Le premier billet,
valeur de mille francs présentée par un jeune homme, beau
fils à gilets pailletés, à lorgnon, à tilbury, cheval anglais, etc.,
était signé par Tune des plus jolies femmes de Paris, mariée
à quelque riche propriétaire, un comte. Pourquoi cette
comtesse avait-elle souscrit uue lettre de change, nulle en
droit, mais excellente en fait; car ces pauvres femmes crai-
gnent le scandale que produirait un protêt dans leur ménage
et se donneraient en payement plutôt que de ne pas payer?
Je voula's connaître la valeur secrète de celte lettï'o de
change. Était-ce bêtise, imprudence, amour ou charité? Le
second billet, d'égale somme, signé Jenny Malvaul, m'avait
été présenté par un marchand de toiles en train de se rui-
ner. Aucune personne, ayant quelque crédit à la Banque, ne
vient dans ma boutique, où le premier pas fait de ma porte
à mon bureau dénonce un désespoir, une faillite près d*é-
clore, et surtout un refus d'argent éprouvé chez tous les
banquiers. Aussi ne vois-je que des cerfs aux abois, traqués
par la meute de leurs créanciers. La comtesse demeurait
rue du Ilelder, et ma Jennv rue Montmartre. Combien de
conjectures n'ai-je pas faites en m'en allant d*\ci ce matin ?
Si ces deux femmes n'étaient pas en mesure, elles allaient
me recevoir avec plus de respect que si j'eusse été leur pro-
pre père. Combien de singeries la comtesse ne me jouerait-
elle pas pour mille francs? Elle allait prendre un air affec-
tueux , me parler de cette voix dont les câlineries sont
réservées à l'enrlosscur du billet, me prodiguer des paroles
caicsfvinîcs, me supplier peut-être, et moi... Là, le vieillard
284 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
me jeta son re$;ard blauc. — Et moi, inébranlable 1 rq>rU*
il. Je suis là comme un vengeur, j'apparais comme un re-
mords. Laissons les hypothèses. Jf*arrive. — Madame la com-
tesse est couch(3e, me dit une femme de chambre. — Quaad
scra-t-elle visible? — A midi. — Madame la comtesse serait-
ellc malade? — Non, monsieur; mais elle est rentrée du bal à
trois heures. — Je m'appelle Gobseck, dites-lui mon nom, je
serai ici à midi. Et je m'en vais en signant ma présence sur
le tapis qui couvrait les dalles de Tescalier. J'aime à crotter
les tapis de Fhomme riche, non par petitesse, mais pour
leur faire sentir la griffe de la nécessité. Parvenu rue
MoDtmarlre, à une maison de peu d'apparence, je pousse
une vieille porte cochère, et je vois une de ces cours obs-
cures où le soleil ne pénètre jamais. La loge du portier était
noire, le vitrage ressemblait à la maucbe d'une douillette
trop longtemps portée, il était gras, brun, lé/.ardé. — Made-
moiselle Jonny Mal vaut? — Elle est sortie; mais si vous venez
pour un billet, l'argent est là. — Je reviendrai, dis-je. Du
moment où le portier avait la somme, je voulais connaître
la jeune fille; je me figurais qu'elle était jolie. Je passe la
matinée à voir les gravures étalées sur le boulevard ; puis,
à midi sonnant, je traversais le salon qui précède la cham-
bre de la comtesse. — Madame me sonne à l'instant, me
dit la femme de chambre, je ne crois pas qu'elle soit visi-
ble. — J'attendrai, répoudis-je en m'assayant sur un fau-
teuil. Les persienncs s'ouvrent, la femme de chambre accourl
et me dit : — Entrez, monsieur. A la douceur de sa voix, je
devinai que sa maîtresse ne devait pas être en mesure. Com-
bien était belle la femme que je vis alors ! Elle avait jeté à
la Iiàle sur ses épaul(*s nues un chàle de cachemire dans le-
quel elle s'enveloppait si bien que ses formes pouvaient se
deviner dans leur nudité. Elle était vêtue d'un peignoir garni
de ruches blanches conmie neige et qui annonçait une dé-
pense annuelle d'environ deux mille francs chez la blanchis-
seuse en fin. Ses cheveux neirs s'échappaient engrosses bou-
cles d'un joli madras négligemment noué sur sa tête à la
manière des créoles. Son lit offrait le tableau d'un désordre
produit sans doute par un sommeil agité. Un peintre aurait
payé pour rester |»endaiit qtrelqvM mewwnfg lit ^dtieii éé
celte scène. Sous des draperies T«l(i|HtteaseiiieiH ëttai^ées,
un oreiller enfoncé sur un édredon de soie Mette, et doot .
Tes garnitures en dentehe se défdcbaléttt ^çÎTemeiH sar tk
fond d'azur, offrait l'empreinte des formés indécise* qKt ifér'
Veillaient rimamqation-. ^r une larfle peav d'ours, étendue
aux pieds dés lions ciselés dails Tseajoii du Ht, brMlt1«|Kdei
souliers de satin blanc, jetés avec l^incuilë ^e c«^ ïaïaiiï»
situde d*un bal. Sur utiè chaise était une robe froissée 4ù^
les manches touchaient à terre* Dés ha& que le iHieMlre
souffle d'air aurait emportés, étaient entortillés diR]s4epieé
dfun fauteuil. De blancltes jarretières flottaient le îong d'une
causeuse. Un éventail de prix, à moitié ééplié, rehiisaîtsur
la cheminée. Les tiroirs de la commode restaieAt ouverts*
Des fleurs, des diamants, des gants, un bonqnet, nue eein^
ture gisaient çà et là. Je respirais une vague odeur de jmt*.
fums. Tout était luxe et désordre, beauté' sais. liarmanîçu
Mais déjà pour elle on pour 9on i^dorafietrr, la iMfsêf^, tapie
là-dessous, dressait I9 tète et leur Mssâx Sèttfif «es de&lB
aiguës. La figure fatiguée de la comtesse ressèttlMti eette
chambre parsemée des débris d'une fête, Gto %jAiiil>orioii$
épars me faisaient pitié ; rassemblés, ils âTsïenl msasê h,
veille quelque délire. Ces vestiges d'un amour Aradrajni par
le remords, cette image d'une vie de dissipadon, êe l«ie éi
de bruit, trahissaient des efforts d0 Tantale potirembnuMr.
de fuyants plaisirs. Quelques rougeurs sèinéee tnr le viMifS
de la jeune femme ii;ttest2aient la finesse ép sa peau ^mâ$mê
traits étaient comme gros^s, et le eercle brun fluft.te ééBit-.
nait sous ses yeux sembhdl être plus ferlemecl tonmé^ ffi\
Tordinaire. Néanmdtts la nature a^t wk% d'énergie en «Mo
pour que ces indices de folie n'idtérassent pas aa iMNÉil.
Ses yeux étincelaient. flembUd^ i Ftme de eesfiérJMlkrilrà
dues au pinceau de LéNHtfd de Tfed Q^ai UWMité laa lér:
bleaux), elle éùt^ 'jkMjfl^^ de tiè eC de fime; ffaat «0
mesquin dans tSGs dMmrs ni danil aes irritf; ella likapiMii
l'amour, et me aemblût disvtrir <Hre pina fefie ffié ftaHonr.
Elle me plut. 11 j avait idttnteiops que nnyil «tealr (^lirNlU
pmvi. /'étais doitir A||à P^^T i W ftiH cl iiti mV h ^mt VvM
286 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
sensation qui me ferait souvenir de ma jeunesse. — Mon-
sieur, me dit-elle en me présentant une chaise, auricz-vous
la complaisance d'attendre? — Jusqu'à demain midi, ma-
dame, répondis-je en repliant le billet que je lui avait pré-
senté, je n'ai le droit de i)rolester qu*à cette heure-là.
— Puis, en moi-même, je me disais : — Paye ton luxe, paye
Ion nom, paye ton bonheur, paye le monopole dont tu jouis.
Pour se garantir leurs biens, les riches ont inventé des tri-
bunaux, des juges, et cette guillotine, espèce de bougie où
viennent se brûler les ignorants. MaiSj pour vous qui cou-
chez sur la soie et sous la soie, il est des remords, des grin*
oements de dents cachés sous un sourire, et des gueules de
lions fantastiques qui vous donnent un coup de dent au cœur.
— Un protêt 1 y peusez-vous? s'écria-t-elle en me regar-
dant, vous auriez si peu d'égards pour moi? — Si le roi
me devait, madame, et qu'il ne me payât pas, je l'assigne-
rais encore plus promptement que tout autre débiteur. —
En ce moment nous entendîmes frapper doucement à la porte
de la chambre. — Je n'y suis pas! dit impérieusement la
jeune femme. — Anastasie, je voudrais cependant bien vous
voir. — Pas en ce moment, mon cher, répondit-elle d'une
voix moins dure, mais néanmoins sans douceur. — Quelle
plaisanterie ! vous parlez à quelqu'un, répondit en entrant un
homme qui ne pouvait être que le comte. La comtesse me
regarda, je la compris, elle devint mon esclave. Il fut un
temps, jeune homme, où j'aurais été peut-être assez bôlc
pour ne pas protester. En 1763, à Pondichéry, j'ai fait grâce
à une femme qui m'a joliment roué. Je le méritais, pour-
quoi m'étais-je fié à elle? — Que veut monsieur, me de-
manda le comte. Je vis la femme frissonnant de la tête aux
pieds, la peau blanche et satinée de son cou devint rude;
elle avait, suivant un terme familier, la chaire de poule.
Moi, je riais sans qu'aucun de mes muscles tressaillit. —
Monsieur est un de mes fournisseurs, di^-elle. Le comte me
tourna le dos, je tirai le billet à moitié hors de ma poche.
A ce mouvement inexorable, la jeune femme vint à moi, me
présenta un diamant : — Prenez, dit-elle, et allez-vous-en.
•» Nous échangeâmes les deux \ uleurs, et je sortis en Ja
GOBSECK 287
saluant. Le diamant valait bien une douzaine décents francs
pour moi. Je trouvai dans la cour une nut^e de valets qui
brossaient leurs livrées, ciraient leurs bottes ou nettoyaient
de somptueux équipages. ^ Voilà, me dis-je, ce qui amène
CCS gcns-là chez moi. Voilà ce qui les pousse à voler dé-
cemment des millions, à trahir leur patrie. Pour ne pas se
crottcr en allant à pied, le grand seigneur ou celui qui le
singe, prend une bonne fois un bain de bouel — En ce mo-
ment, la grande porte s'ouvrit, et livra passage au cabriolet
du jeune homme qui m'avait présenté le billet. — Monsieur,
lui dis-je quand il fut descendu, voici deux cents francs que
je vous prie de rendre à madame la comtesse, et vous lui
ferez observer que je tiendrai à sa disposition le gage qu'elle
m'a remis ce matin. — Il prit les deux cents francs, et laissa
échapper un sourire moqueur, comme s'il eût dit: — Ahl
elle a payé. Ma foi, tant mieux 1 — J'ai lu sur cette physio-
nomie l'avenir de la comtesse. Ce jolie monsieur blond,
froid, joueur sans âme, se ruinera, la ruinera, ruinera le mari,
ruinera les enfants, mangera leurs dots, et causera plus de
ravages à travers les salons que n'en causerait une batterie
d'obusiers dans un régiment. — Je me rendis rue Montmartre,
chez mademoiselle Jenny. Je montai un petit escalier bien
roide. Arrivé au cinquième étage, je fus introduit dans un
appartement composé de deux chambres où tout était propre
comme un ducat neuf. Je n'aperçus pas la moindre trace de
poussière sur les meubles de la première pièce où me reçut
mademoiselle Jenny, jeune fille parisienne, vôlue simple-
ment : tôle élégante et fraîche, air avenant, des cheveux
châtains bien peignés, qui, retroussés en deux arcs sur les
tempes, donnaient de la finesse à des yeux bleus, purs
comme le crislal. Le jour, passant à travers de petits ri-
deaux tendus aux carreaux, jetait une lueur douce sur
sa inodcîslc figure. Autour d'elle, de nombreux morceaux
de toile taillés me dénoncèrent ses occupations habituelle,
elle ouvrait dulinge. Elle était là comme le génie de laso-
litudo. Quand je lui pré^;entai le billet, je lui dis que je no
l'avais pas trouvée le matin. — Mais, dit-elle, les fonds
étaient chez la portière. — Je fe'gni'^ 4e ne pss entendre*
288 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
— Mademoiselle sort de bonne heure, à ce qu'il parait t — le
suis rarement hors de chez moi ; mais quand on travaille la
nuit, il faut bien quelquefois se baigner. — Je la regarda.
D'un coup d*œi], je devinai tout. C'était une fille condami
née au travail par le malheur, et qui appartenait à quelque
famille d'honnôte fermiers, car elle avait quelques-uns de
ces grains de rousseur particuliers aux personnes née à la
campagne. Je ne sais quel air de vertu respirait dans ses
traits. Il me sembla que j'habitais une atmosphère de sincé-
rité, de candeur, où mes poumons se rafraîchissaient. Pauvre
innocente t elle croyait à quelque chose ; sa simple coa-
chette en bois peint était surmontée d'un crucifix orné de
deux branches de buis. Je fus quasi touché. Je me sentais
disposé à lui offrir de l'argent à douze pour cent seulement,
afm de lui faciliter l'achat de quelque bon établissement. —
]\lais, me dis-je, elle a peut-être un petit cousin qui se ferait
de l'argent avec sa signature, et grugerait la pauvre fille.
— Je m'en suis donc allé, me mettant en garde contre mes
idées généreuses, car j'ai souvent eu l'occasion d'observer
que quand la bienfaisance ne nuit pas au bienfaiteur, elle
tue l'obligé. Lorsque vous êtes entré, je pensais que Jenny
Malvaut serait une bonne petite femme ; j'opposais sa v«.e
pure et solitaire à celle de cette comtesse qui, déjà tombée
dans la lettre de change, va rouler jusqu'au fond des abfmes
du vice î — Eh bien I reprit-il après un moment de silenee
profond pendant lequel je l'examinais, croyez-vous que ce
ne soit rien que de pénétrer ainsi dans les plus secrets re-
plis du cœur humain, d'épouser la vie des autres, et de la
voir à nu? Des spectacles toujours variés, des plaies hi-
deuses, des chagrins mortels, des scènes d'amour, des mi-
sères que les eaux de la Seine attendent, des joies de jeune
homme qui mènent à l'échafaud, des rires de désespoir et
des fôtes somptueuses. Hier, une tragédie ; quelque bon-
homme de père qui s'asphyxie parce qu'il ne peut plus nour-
rir ses enfants. Demain, une comédie ; un jeune homme
essayera de me ouer la scène de monsieur Dimanche, avec
les variantes de notre époque. Vous avez entendu vanter
l'éloquence des derniers prédicateurs, je suis allé parfois
GOBSECK 289
perdre mon temps à les dcouler, ils m'ont fait changer
d'opinion, mais de conduite, comme disait je ne sais qui,
jamais. Eh bien, ces bons prêtres, votre Mirabeau, Ver-
gniaud et les autres ne sont que des bègues aupiès de mes
orateurs. Souvent une jeune fille amoureuse, un vieux né-
gociant sur le penchant de sa faillite, une mère qui veut
cacher la faute de son fils, un artiste sans pain, un grand
sur le déclin de la faveur, et qui, faute d'argent, va perdre
le fruit de ses efforts, m'ont fait frissonner par la puissance
de leur parole. Ces sublimes acteurs jouaient pour moi
seul, et sans pouvoir me tromper. Mon regard est comme
celui de Dieu, je vois dans les cœurs. Rien ne m'est caché.
On ne refuse rien à qui lie et délie les cordons du sac. Je
suis assez riche pour acheter les consciences de ceux qui
font mouvoir les ministres, depuis leurs garçons de bureau
jusqu'à leurs maîtresses : n'est-ce pas le pouvoir ? Je puis
avoir les plus belles femmes et les plus tendres caresses,
n'est-ce pas le plaisir? Le pouvoir et le plaisirs ne résument-
ils pas tout votre ordre social ? Nous sommes dans Paris
une dizaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les ar-
bitres de vos destinées. La vie n'est-elle pas une machine
à laquelle l'argent imprime le mouvement. Sachez-le, les
movpns se confondent avec les résultats ; vous n'arriverez
t. *
jamais à séparer l'àme des sens, l'esprit de la matière. L'or
est le spiritualisme de vos socités actuelles. Liés par le même
iiUéiét, nous nous rassemblons ù certain jour de la semaine
au ciifc 'l'iiéniis, prùs le pont Nv?uf. Là nous révélons les .
mystères de la finance. Aucune fortune ne peut nous, monr!
lii, nous })Ossédons les secrets de toutes les. fatpilJiea..' Nouai,
avons une espace de livre noir oh s'inscrivent les- notes. Ie8.|
l)lus importantes sur le crécjit.pubjiç.^ ,sur, la..l?anque,,' sur
le commerce. Gasuites de la Bourse, po.usi formons un .saintr»-.
office où se jugent et s'analysent- leis-i^ptipns les. pluf^ indif-
férentes do tous les gens qui. pp^dept unç forUine quel-
conque, et nous devinons tQ.ujopr*' V^^i- CduinCi, surveilla. •
la masse judiciaire, cqlui-ci. là. U,fn,as3P. financtèrfi ; Tun la
masse administrative, . l'autre la mft?.çp.iîOipmQr.i/je* ,Moi,. i'JSi ,
l'œil sur les fils de famille^ les artistes, les gens du mondCi
19
290 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
et sur les joueurs, la partie la plus émguv^ntc de Pam.
Chacun nous dit les secirets du voisin. Les passions tromp<îcs,
les vanitc'S froissées sont bavardes. Les vices, les désappoin-
tements, tes vengeances sont les meilleurs agents de police.
Gomme moi, tous mes confrères ont joui de tout, se sont
rassasié de tout, et sontarHvés à n'aimer le pouvoir et l'argent
(Jnopourle pouvoir et l'argent môme. Ici, dit-U en mé mon-
trant sa chambre nue et froide, l'amant lé plus fougueux qui
s'irrite ailleurs d'une parole cl tire l'épée pour un mot, prie
k mains jointes I Ici le négociant le plus orgueilleux, ici
la femme la plus vaine de sa beauté, ici le mililairô le plus
fier, prient tous, la larme à l'œil ou dé rage ou de douleuri
Ici prient l'artiste le plus célèbre el l'écrivaid dont les notM
sont promis à la postérité. Ici enfin, ajouta- l-il en portant
la main à sont front, se trouve une balanée dans laquelle
se pèsent les successions et les intérêts de Paris tout entier.
Croyez-vous maintenant qu'il n'y ait pas de jouissances soot
ce masque blanc dont l'immobilité vous à ci sôuvem étonné f
dil'-il en me tendant son visage biGme qui sentait l'argent.
Je retournai chez moi stupéfait. Ce petit vieillard sec avait
grandi. Il s'était changé à liies yeux en une iriiage fantas-
tique où se personnifiait le pouvoir de l'or. La vît. In
hommes me faisaient horreur. — Tout doit-Sl donc se nS-
soudre par l'argent ? me demandais-je. Je me souviens de
ne m' être endormi que très- tard. Je voyais des monceaux d'or
autour de moi. La belle comtesse m'occupa. J'avouerai à ma
honte qu'elle éclipsait complètement l'image de la simple et
chaste créature vouée au travail et à l'obscurité ; mais le
lendemain matin, à travers les nuées de mon réveil, la
douce Jenny m'apparut dans toute sa beauté, je ne pensais
plus qu'à elle.
— Voulez-vous un verre d*eau sucrée? dit la vicomtesse
en interrompant D«'rville.
— Volontiers, répondit-il.
— M lis je ne vois là dedans rien qui puisse nous concc^
nèr, (lit madame de Grandlicu en sonnant.
— Sanlànapalo! s'écria Dervillc en lâchant son juron, je
vais bien réveiller mademoiselle Camillo ea lui disant q«l
GOBSECK 291
son bonheur dépendait naguère du papa Gobseck; mais
comme le bonhomme est mort à l'âge de quatre-vingt-neuf
ans, monsieur de Reslaud entrera bientôt en possession d'une
belle fortune. Ceci veut des explications. Quant à Jenny
Malvaut, vous la connaissez, c'est ma femme 1
— Le pauvre garçon, répliqua la vicomtesse, avouerait cela
devant vingt personnes avec sa franchise ordinaire.
— Je le crierais à tout l'Univers, dit l'avoué.
— Buvez, buvei, mon pauvre Derville. Vous ne serez ja-
mais rien, que le plus hfeùreux et le meilleur des hommes.
— Je vous ai laissé rue du Helder, chez une comtesse,
s'écria l'oncle en relevant sa léte légèrement assoupie. Qu'en
avez- vous fait?
— Quelques jours après la conversation que j'avais eue
avec le vieux Hollandais, je passai ma thèse, reprjt Derville.
Je fus reçus licencié en droit, et puis avocat. La confiance
que le vieil av&re avait en moi s'accrut beaucoup. Il me
consultait gratuitement Sur les affaires épineuses dans les-
quelles il s'embarquait d'après des données sûres, et qui
eussent semblé mauvaises à tous les praticiens. Cet homme,
sur lequel personne n'aurait pu prendre le moindre empire,
écoulait mes eonseils avec une sorte de respect. Il est vrai
qu'il s'en trouvait toujours très-bien. Enfin, le jour où je
fus nommé maître clerc de l'étude où je travaillais depuis
trois ans, je quittai la maison de la rue des Grèè, et j'allai
demeurer chez mon patron, qui me donna la table, le loge-
ment et cent cinquante francs par mois. Ce fut un beau
jour! Quand je fis mes adieux à l'usurier, il ne me témoi-
gna ni amitié ni dJplàisir, il ne m'engagea pas à le venir
voir; il me jeta seulement un de ces regards qui, chez lui,
semblaient en quelque sorte trahir le don de seconde vue.
A'1 bout de huit jours, je reçus la visite de mon ancien voi-
sin, il m'apportait une affaire assez difficile, une expropria-
tion ; il continua ses consultations gratuites avec aiAant de
liberté qu^ s'il me payait. A la fin de la seconde année, de
4818 à 1819, mon patron, homme de plaisir et fort dépen-
sier, se trouva dans une gène considérable et fbt obligé de
vendire sa charge. Quoique en ce moment les étadeft ireua-
292 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
sent pas acquis la valeur exorbitante à laquelle elles sont
mont(^os aujourd'hui, mon patron donnait la sienne, en n'en
demandant que cent cinquante mille francs. Un homme ac-
tif, instruit, intelligent, pouvait vivre honorablement, payer
les intc'rôts de cette somme et s'en libérer en dix années
pour pou qu'il inspirât de confiance. Moi, le septième en-
fant d'un petit bourgeois de Noyon, je ne possédais pas une
obolo, et ne connaissais dans le monde d'autre capitaliste
que le papa Gobseck. Une pensée ambitieuse et je ne sait
quelle lueur d'espoir me prêtèrent le courage d'aller le trou-
ver. Un soir donc, je cheminai lentement jusqu'à la rue des
Grùs. Le cœur me battit fortement quand je frappai à la
sombre maison. Je me souvenais de tout ce que m'avait dit
autrefois le vieil avare dans un temps où j'étais bien loin
de soupçonner la violence des angoisses qui commençaient
au seuil de cette porte. J'allais donc le prier comme tant
d'autres. ~Eh bien ! non, me dis-je, un honnôlc homme doit
partout garder sa dignité. La fortune ne vaut pas une U-
clieté, montrons-nous positif autant que lui. Depuis mon dé-
part, le papa Gobseck avait loué ma chambre pour ne pas
avoir de voisin ; il avait aussi fait poser une petite chatière
grillée au milieu de sa porte, et il ne m'ouvrit qu'après avoir
reconnu ma figure. — Eh bien ! me dit-il de sa petite voii
flùtée, votre patron vend son élude. — Comment savcz-voot
cela? Il n'en a encore ])arlé qu'à moi. — Les lèvres du vieil-
lard se tirèrent vers les coins de sa bouche absolument comme
des rideaux, et ce sourire muet fui accompagné d'un regard
froid. — Il fallait cela pour que je vous visse chez moi, ajou-
ta-t-il d'un ton sec et après une pause pendant laquelle je
demeurai confondu. — Écoutez-moi, monsieur Gobseck, ro-
pris-jo avec autant de calme que je pus en affecter devan
ce vieillard qui fixait sur moi des yeux impassibles dont I
feu clair me troublait. 11 fit un geste comme pour me dire
— Parlez. — Je sais qu'il est fort dilficile de vous émouvoir
Aussi ne perdrai -je pas mon Oloquence à essayer de voui
peindre la situation d'un clerc sans le sou, qui n'espère qu'en
vous, et n'a dans le monde d'autre cœur que le vôtre <laiu
lequel il puisse trouver rintcUigence de son avenir. Laissons
GOBSECK 295
le cœur, les affaires so font comme des affaires, et non comme
des romans, avec de la sensiblerie. Voici le fait. L'étude de
mon patron rapporte annuellement entre ses mains une ving-
taine de mille francs; mais je crois qu'entre les miennes elle
en vaudra quarante. Il veut la vendre cinquante mille écus,
*e sens là, dis-je en me frappant le front, que si vous pouviez
me prêter la somme nécessaire à cette acquisition, je serais li-
béré dans dix ans. — Voilà parler, répondit le papa Gobseck'
qui me tendit la main et serra la mienne. Jamais.depuis que
je suis dans les affaires, reprit-il, personne ne m'a déduit plus
clairement les motifs de sa visite. Des garanties? dit-il en
me toisant de la tête ^ux pieds. Néant, ajouta-t-il après une
pause. Quel âge avez-vous? — Vingt-cinq ans dans dix jours,
répondis-jc; sans cela, je ne pourrais traiter. — Juste. —
Eh bien? — Possible. — Ma foi, il faut aller vite; sans
cela, j'aurai des enchérisseurs. — Apportez-moi demain ma-
tin votre extrait de naissance, et nous parlerons de votre
affaire : j'y songerai. — Le lendemain, à Huit heures, j'étais
chez le vieillard. Il prit le papier officiel, mit ses lunettes,
toussa, cracha, s'enveloppa dans sa houppelande noire, et
lut l'extrait des registres de la mairie tout entier. Puis il le
tourna, le retourna, me regarda, retoussa, s'agita sur sa
chaise, et il me dit : — C'est une affaire que nous allons tâ-
cher d'arranger. — Je tressaillis. — Je tire cinquante pour
cent de mes fonds, reprit-il, (lueîtfuefois cent, deux cents,
cinq cents pour cent. — A ces mots, je pâlis. — Mais, en fa-
veur de notre connaissance, je me contenterai de douze et
demi pour cent d'intérêt par... II hésita. — Eh bien! oui,
pour vous je me contenterai de treize pour cent par an. Cela
vous va-i-il? — Oui, répondis-je. — Mais si c'est trop, n'pli-
qua-t-il, défendez-vous. Grelins! — Il m'appelait Grotius en
plaisantant. — En vous demandant treize pour cent, je fais
mon métier; voyez si vous pouvez les payer. Je n'aime pas
un homme qui tope à tout. Est-ce trop? — Non, dis-je, je
serai quitte pour prendre un peu plus de mal. — Parbleu!
dit-il en me jetant son malicieux regard oblique, vos clients
payeront. — Non, de par tous les diables! m'écriai-je, ce
sera moi. Je me couperais la main plutôt que d'écorcher la
2% SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
monde ! — Bonsoir, me dit le papa Gobseck. — ^Maîs le$hQnoral-
res sont tarifés, repris-je. — ïlsne le sont pas, reprit-il, pourle^
transactions, pour les attcrmoiements, pour les conciliations.
Vous pouvez alors compter des mille francs, dos six mille
francs même, suivant l'importance des intérôts, pour vos
conférences, vos courses, vos projets d'actes, vos mémoires
et votre verbiage. Il faut savoir rechercher ces sortes d'af-
faires. Je vous recommanderai comme le plus savant et le
plus habile des avoués, je vous enverrai tant de procès de
ce genre -là, que vous fere^ crever vos confrères de jalousie.
Wcrbrust, Palma, Gigonnet, mes confrères, vous donneront
leurs expropriations ; et Dieu sait s'ils en ont 1 Vous aurez ainsi
deux clientèles, celle que vous achetez et celle que je vous
ferai. Vous devriez presque me donner quinze pour cent de
mes cent cinquante mille francs. — Soit, mais pas plus, dis-
je avec la fermeté d'un homme qui ne voulait plus rien ac-
corder au delà. Le papa Gobseck se radoucit et parut con-
tent de moi. — Je payerai moi-môme, reprit-il, la charge à
votre patron, de manière à m'établir un privilège bien so-
lide sur le prix et le cautionnement. — Ohl tout ce que vous
voudrez pour les garanties.— - Puis, vous m'en représenterez
la valeur en quinze lettres de change acceptées en blane,
chacune pour une somme de dix mille francs. — Pourvu que
cette double valeur soit constatée. — Non I s'écria Gobseck
en m'inlerrompant. Pourquoi voulez-vous que j'aie plus de
confiance en vous que vous n'en avez en moi? — Je gardai
le silence. — Et puis vous ferez, dit- il en continuant avec
un ton de bonhomie, mes affaires sans exiger d'honoraires
tant que je vivrai, n'est-ce pas? — Soit, pourvu qu'il n'y ait
pas d'avances de fonds. — Juste) dit-il. Ah çà, reprit le
vieillard dont la ligure avait peine à prendre un air de boo-
homic, vous me permettrez d'aller vous voir? — Vous me
ferez toujours plaisir. — Oui, mais le matin, cela sera bien
difdcile. Vous aurez vos affaires, et j'ai les miennes. — Ve-
nez le soir. — Oh! non, répondit-il vivement, vous devez
aller rlans le monde, voir vos clients. Moi, j'ai mes amis, à
mon café. — Ses amis! Eh bien! dis-jo, pourquoi »e pus
"^endre l'heure du dîner? — C'est cela, dit Gobseck. A|>rès
. . — ^>«k
oosssCK 295
la Bourse, à cinq heures. Bh bien t vwiâ me verret totts les
mercredis c4 les samedis. MoM cauêërotts de nos affaires
comme un couple d'amis. Aht ah! je sruis gai quelquefois-
Donnez-moi une aile de perdrix et utt verfô de vin deCham"
pagne, nous causerons, le sais bien des ehoséti qu-aujoâr-
d'hui on peut dire, et qui vous aj^endroni à eennr.!ire les
hommes et surtout les femmes. «^ Ta pour la petdrix et le
verre de vin de Champagne. — Ne faites paà des folies, au-
trement vous perdriez ma confiance. Ne prenez pas un grand
train de maison. Ayez une vieille bonne, une seule. J'irai
vous visiter pour m'assurer de votre sattté. J'aurai un capi-
tal placé sur votre tête, hé! hé! ]^ dois Winformer de vos
affaires. Allons, venez ce soir avec votre patron. — Pourriez-
vous mo dire, s'il n'y a pas d'indiscrétion à le demander,
dis-je au petit vieillard quand nous atteignîmes au seuil de
la porte, de quelle importance était mon extrait de baptême
dans cette affaire? ^ Jean^Esther Van Gobseck haussa les
épaules, sourit malicieusement et me répendit: -^Combien
la jeunesse est sotte 1 Apprenez donc, monsieur Favoué, ear
il faut que vous le sachiez pour ne pas vous laisser prendre,
qu'avant trente ans la probité et le talent sont encore des
espèces d'hypothèques. Passé cet ftge, on ne peut plus comp-
ter sur un homme. Et il ferma sa porte. Ttt)ls mois apf ès,]'étais
avoué. Bientôt j'eus le bonheur, madame, de pouvoir entre-
prendre les affaires concernant la restitution de vos proprié-
tés. Le gain de ce procès me fit cennattre. Malgré les inté-
rêts énormes que j'avais à payer à (kibseek, en moins de
cinq ans je me trouvai libre d'engagements. J'épousai Jenny
Malvaut que j'aimais sijcèremcnt. La eonfonnitë de nos des-
tinées, de nos travaux, de nos succès angmentaient la force
de nos sentiments. Un de ses oncles, fermier devenu rtclie,
était mort en lui laissant soixante-dix mille francs qui m^ai-
dèrent à m'acquitter. Depuis ce Jour ma vie ne fut que bon-
heur et prospérité. Ne parlons donc plus de moi, rien n'est
insupportable comme un homme heureux. Revenons à nos
personnages. Un après l'acquisition de mon étude, je fus
entraîné, presque malgré moi, dans un déjeuner de garçon.
Ce lepas était la stite d'une gageure perdue par un de mes
296 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
camarades contre un jeune homme alors fort en vogue dans
le monde élégant. Monsieur de Trailles, la fleur du dandysme
de ce temps-là, jouissait d'une immense réputation.
— Mais il en jouit encore, dit le comte de Bom, en in*
terrompant l'avoué. Nul ne porte mieux un habit, ne con-
duit un tandem mieux que lui. Maxime a le talent de jouer,
de manger et de boire avec plus de grâce que qui que ce
soit au monde. Il se connaît en chevaux, en chapeaux, en
tableaux. Toutes les femmes raffolent de lui. Il dépense
toujours environ cent mille francs par an sans qu'on lui
connaisse une seule propriété, ni un seul coupon de rente.
Type de la chevalerie errante de nos salons, de nos boudoirs,
de nos boulevards, espèce amphibie qui tient autant de
l'homme que de la femme, le comte Maxime de Trailles est
un être singulier, bon à tout et propre à rien, craint et mé-
prisé, sachant et ignorant tout, aussi capable de commettre
un bienfait que de résoudre un crime, tantôt lâche et tantôt
noble, plutôt couvert de boue que taché de sang, ayant plus
de soucis que de remords, plus occupé de bien digérer que
de penser, feignant des passions et ne ressentant rien. An-
neau brillant qui pourrait unir le bagne à la haute société,
Maxime de Trailles est un homme qui appartient à une classe
éminemment intelligente d'où s'élancent parfois un Alirabeau,
un Pitt, un Richelieu, mais qui le plus souvent fournit des
comtes de Home, des Fouquier-Tinville et des Goignard.
— Eh bien I reprit Derville, après avoir écouté le frèro
de la vicomtesse, j'avais beaucoup entendu parler de ce per-
sonnage par ce pauvre père Goriot, l'un de mes clients, mais
j'avais évité déjà plusieurs fois le dangereux honneur de sa
connaissance quand je le rencontrais dans le monde. Cepen-
dant mon camarade me fit de telles instances pour obtenir
de moi d'aller à son dt^jeuner, que je ne pouvais m'en dis-
penser sans être taxé de hégueulisme. Il vous serait difficile
de concevoir un déjeuner de garçon, madame. C'est une
magnificence et une recherche rares, le luxe d'un avare qui
par vanité devient fastueux pour un jour. En entrant, on est
surpris de l'ordre qui règne sur une table éblouissante d'ar^
gect, de cristaux, de linge damassé. La vie est là dans sa
GOBSECK 297
fleur ; les jeunes gens sont gracieux, ils sourient, parlent
bas cl rossemblent à de jeunes mariés, autour d'eux tout est
vierge. Deux heures aprt's, vous diriez d'un champ de ba-
taille après le combat ; partout des verres brisas, des ser-
viettes foulées, chiffonnées; des mets entamés qui répugnent
à voir ; puis, ce sont des cris à fendre la léte, des toasts
plaisants, un feu d'épigrammes et de mauvaises plaisanteries,
des visages empourprés, des yeux enflammés qui ne disent
plus rien, des confidences involontaires qui disent tout. Au
milieu d'un tapage infernal, les uns cassent des bouteilles,
d'autres entonnent des chansons; on se porte des défis, on
s'embrasse ou l'on se bat; il s'élève un parfum détestable
composé de cent odeurs et de cris composés de cent voix;
personne ne sait plus ce qu'il mange, ce qu'il boit, ni co
qu'il dit; les uns sont tristes, les autres babillent; celui-ci
est monomane et répète le môme mot comme une cloche
qu'on a mise en branle ; celui-là veut commander au tu-
multe ; le plus sage propose une orgie. Si quelque homme
de sang-froid entrait, il se croirait à quelque bacchanale.
Ce fut au milieu d'un tumulte semblable que monsieur de
Trailles essaya de s'insinuer dans mes bonnes grâces. J'a-
vais à peu près conservé ma raison, j'étais sur mes gardes.
Quant à lui, quoiqu'il affectât d'être décemment ivre, il
était plein de sang-froid et songeait à ses' affaires. En
effet, je ne sais comment cela se fit, mais en sortant des
salons de Grignon, sur les neuf heures du soir, il m'avait
entièrement ensorcelé, je lui avais promis de l'emmener le
lendemain chez notre papa Gobseck. Les mots : honneur,
vertu, comtesse, femme honnête, femme adorée, malheur,
désespoir, s'étaient, grâce à sa langue dorée, placés comme
par magie dans ses discours. Lorsque je me réveillai le len-
demain matin, et que je voulus me souvenir de ce que j'a-
vais fait la veille, j'eus beaucoup de peine à lier quelques
idées. Enfin, il me sembla que la fille d'un de mes clients
était en danger de perdre sa réputation, l'estime et l'amour
de son mari, si elle ne trouvait pas une cinquantaine de
mille francs dans la matinée. Il y avait des dettes de jeu,
des mémoires de carrossier, de l'argent perdu je ne sais à
298 SCÈNES Dp LA VIE PRIVÉE |
quoi. Mon prestigieux convive m'avait assuré qii'eUe étùl
assez riche pour réparer par quelques année» d'économii
l'échec qu'elle allait faire à sa fortune. Seulement alor« ]<•
commençai à deviner les instances de mon camarade. J'i-
voue, à ma honte, que je ne me doutais nullement de l'iiD'
/)orlaiJce qu'il y avait pour le papa Gobseck à se r^ccomnu»
avec ce dandy. Au moment où je me levais, monsieur
Traiilcs entra. — Monsieur le comte, lui dis-je après e
être adressés les compliments d'usage, je ne vois paS'
vous ayez besoin de moi pour vous présenter chez Van C
seck, le plus poli, le plus anodin de tous les capitalistet.ii
vous donnera de l'argent s'il en a, ou plutôt si voui loi
présentez des garanties suffisantes. — Monûeur, me ré-
pondit-il, il n'entre pas dans ma pensée de vous forcera
me rendre un service, quand même vous me Tauries promis
— Sardanapale ! me dis-je en moi-môme, laîsserairje croÎA
à cet homme-là que je lui manque de parole? — J'ai a
l'honneur de vous dire hier que je m'étais fort mal à propll
brouillé avec le papa Gobseck, dit-il en continuanL Oft
comme il n'y a guère que lui à Paris qui puisse cracher m
un moment, et le lendemain d'une fin de mois, une CM-
taine^ie mille francs, je vous avais prié de fsdre ma|«i
avec lui. Mais n'en parlons plus... — Monsieur de Trullli
me regarda d'un air poliment insultant et se disposaitài'fli
aller. — Je suis prêt à vous conduire, lui dis-je. Lo )
nous arrivâmes rue des Grès, le dandy regardait au
lui avec une attention et une inquiétude qui m'élOBn>
Son visage devenait livide, rougissait, jaunissait tour à r,
et quelques gouttes de sueur parurent sur son front
il a))crçut la porte de la maison do Gobseck. Au inomeo'
nous descendîmes de cabriolet, un fiacre entra dans la
des Grès. L'œil de faucon du jeune homme lui pcr
distinguer une femme au fond de celte voiture. Une expr
de joie presque sauvage anima sa figure ; il appela un ;
l^arçon qui passait et lui donna son cheval à tenir. Now
l'ûmes chez le vieil escompteur. — Monsieur Gobsect, lu;
je, je vous amène un de mes plus intimes amis (do qui m
défie autant que du diable, ajoutai-je à l'oreille du v I*
GOBSECK 299
A ina considëralion, vous lui rendrez vos bonites grâces (au
taux ordinaire), et vous le tirerez de peine (si cela vous con-
vient). — Monsieur de Trailles s'inclina devant Tusurier, s'as-
sit, et prit pour l'écouter une de ces attitudes courtisaneàqucs
dont la gracieuse bassesse vous eût séduit; mais mon Gobseck
resta sur sa chaise, au coin de son feu, immobile, impassible.
Gobseck ressemblait à la statue de Voltaire vue le soir sous
le péristyle du Théâtre-Français; il souleva légèrement,
comme pour saluer, la casquette usée avec laquelle il se
couvrait le chef, et le peu de crâne jaune qu'il montra ache-
vait sa ressemblance avec le marbre. — Je n'ai d'argent que
pour mes pratiques, dit-il. — Vous êtes donc bien fâché
que je sois allé me ruiner ailleurs que chez vous? répondit
le comte en riant. — Ruiner 1 reprit Gobseck d'un ton d'i-
ronie. — Allez-vous dire que l'on ne peut pas ruiner un
homme qui no possède rien? Mais je vous défie de trouver
à Paris un plus beau capital que celui-ci, s'écria le fashio-
sable en se levant et tournant sur ses talons. Cette bouffon-
nerie prescjue sérieuse n'eut pas le don d'émouvoir Gobseck.
— Ne suis-jc pas l'ami intime des Ronquerolles, des dp
Marsay, desFranchessini, des deux Vandenesse, des Ajuda-
Pinto, enfin, de tous les jeunes gens les plus â la mode dans
Paris? Je suis au jeu l'allié d'un prince et d'un ambassadeur
que vous connaissez. J'ai mes revenus àLondres,àCarlsbad,
à Baden, à Bath, â Spa. N'est-ce pas la plus brillante des in-
dustries? — Vrai. — Vous faites une éponge de moi, mordieu !
et vous m'encouragez à me gonfler au milieu du monde,
pour me presser dans des moments de crise ; mais vous êtes
aussi des éponges, et la mort vous pressera. — Possible.
. — Sans les dissipateurs, que deviendriez -vous? Nous
sommes à noua deux l'âme et le corps. — Juste. — Allons,
une poignée de main, mon vieux papa Gobseck, et de la
magnanimité^ si cela est vrai, juste et possible. — Vous ve-
nez à moi, répondit froidement l'usurier, parce que Girard,
Palma, Werbrust et Gigonnet ont le ventre plein de vo«
lettres de change, qu'ils offrent partout à cinquante pour
cent de perte ; or, comme ils n'ont probablement fourni que
moitié de la valeur, elles ne valent pas vingt-cinq. Servi-
1
SOO SCÈNES DE LA VIE PRIViS
leur ! Puis-jc décemment, dit Gobseck en contînuantf jjÊ ^
ter une seule obole à un homme qui doit trente mille frâil ^
et ne possède pas un denier? Vous avez perdu dix ndl ^
francs avant-hier au bal chez le baron de Nudngen.4 ^
Monsieur, répondit le comte avec une rare impudence f ]
toisant le vieillard, mes affaires ne vous regardent pas.
a terme, ne doit rien. — Vrai I — Mes lettres de c'
seront acquittées. — Possible I — Et dans ce moment,
question entre nous se réduit à savoir si je vous présflk^
des garanties suffisantes pour la somme que je viens vtf
emprunter. — Juste. — Le bruit que faisait le Hacre a
s'arrétant à la porte retentit dans la chambre. — Je tt
aller chercher quelque chose qui vous satisfera peat-étt
s'écria le jeune homme. — mon fils! s'écria Gobseck s
se levant et me tendant les bras, quand l'emprunteur cri
disparu, s'il a de bons gages, tu me sauves la vie I J'en i^
rais mort. Werbrust et Gigonnet ont cru me faire ■«
farce. Grâce à toi, je vais bien rire ce soir à leurs dépHL
— La joie du vieillard avait quelque chose d'effrayant. Ct
fut le seul moment d'expansion qu'il eut avec moi!
la rapidité de cette joie, elle ne sortira jamais de n
venir. — Faites-moi le plaisir de rester ici, ajouta-t-ii. \
que je sois armé, sûr de mon coup, comme un homi
jadis a chassé le tigre et fait sa partie sur un tillac q i
fallait vaincre ou mourir, je me défie de cet éldgant eu
— II alla se rasseoir sur un fauteuil, devant son bureau, ai
figure redevint blême et calme. — Oh! oh! repriuîl en
tournant vers moi, vous allez sans doute voir la belle
ture de qui je vous ai parlé jadis, j'entends dans le c -
dor un pas aristocratique. — En effet, le jeune hoi i r^
vint en donnant la main à une femme en qui je n
cette comtesse dont le lever m'avait autrefois été qi i
par Gobseck, l'une des deux filles du bonhomme Gorioi.U
comtesse ne me vit pas d'abord, je me tenais dans rcmbrasoit
de la fenôlre, le visage à la vitre. En entrant dans la cban-
bre humide et sombre de l'usurier, elle jeta un regard de
défiance sur Maxime. Elle était si belle que, malgré sei
faules, je la plaignis. Quelque terrible angoisse agitait soi
CfOBSECK 301
cœur, ses traits nobles et fiers avaient une expression ston-
mlsive, mal déguisée. Ce jeune homme était devenu pour
slle un mauvais génie. J'admirai Gobseck, qui, quatre ans
ilus tôt avait compris la destinée de ces deux êtres sur une
jremière lettre de change. — Probablement, me dis-je, ce
nstre à visage d'ange la gouverne par tous les ressorts
[M) )1 la vanité, la jalousie, le plaisir, l'entraînement
du nae.
— niais, s'écria la vicomtesse, les vertus mêmes de cette
Femme ont été pour lui des armes ; il lui a fait verser des
larmes de dévouement, il a su exalter en elle la générosité
naturel !c à notre sexe, et il a abusé de sa tendresse pour
lui vendre bien cher de criminels plaisirs.
— Je vous l'avoue, dit Derville , qui ne comprit pas les
nés que lui fit madame de Grandlieu, je ne pleurai pas
sur le sort de cette malheureuse créature si brillante aux
ireux du monde et si épouvantable pour qui lisait dans son
cœur; non, je frémissais d'horreur en contemplant son as-
sassin, ce jeune homme dont le front était si pur, la bouche
û fraîche , le sourire si gracieux, les dents si blanches, et
^i ressemblait à un ange. Ils étaient en ce moment tous
ieux devant leur juge, qui les examinait comme un vieux
Jominicain du seizième siècle devait épier les tortures de
jeux Maures, au fond des souterrains du saint-office.' —
nsieur, existe-t-il un moyen d'obtenir le prix des dia-
mants que voici, mais en me réservant le droit de les rache-
:er? dit-elle d'une voix tremblante en lui tendant un écrin.
—Oui, madame, répondis-je en intervenant et me montrant.
Elle me regarda, me reconnut, laissa échapper un frisson,
et me lança ce coup d'œil qui signifie en tout pays : Taisez-
vous ! — Ceci, dis-je en continuant, constitue un acte que
nous appelons vente à réméré, convention qui consiste à
céder et transporter une propriété mobilière ou immobilière
pour un temps déterminé, à l'expiration duquel on peut
rentrer dans l'objet en litige, moyennant une somme fixée.
— Elle respira plus facilement. Le comte Maxime fronça le
sourcil, il se doutait bien que l'usurier donnerait alors une
plus faible somme des diamants^ valeur sujette à des baisses»
302 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉS
Gobseck, immobile, avait saisi sa loupe et contem]
lencieusement l'dcrin. Yivrais-je cent ans , je n'ouo
pas le tableau que nous offrit sa figure. Ses joues pftl
taicnt colorées; ses yeux, où les scintillements des ]
semblaient se répéter, brillaient d'un feu surnaturel
leva, alla au jour, tint les diamants près de sa bouc
meublée, comme s*il eût voulu les dévorer. Il mari
de vagues paroles, en soulevant tour à tour les bra
les girandoles, les colliers, les diadèmes, qu'il préseï
la lumière pour en juger Teau, la blancheur, la taille
sortait de Técrin, les y remettait, les y reprenait enc(
faisait jouer en leur demandant tous leurs feux, plus
que vieillard, ou plutôt enfant et vieillard tout enseir
Beaux diamants! Cela aurait valu trois cent mille
avant la révolution. Quelle eaut Voilà de vrais di
d'Asie venus de Golconde ou de Visapour I En codi
vous le prix? Non, non, Gobseck est le seu) à Pa
sache Ic^s apprécier. Sous Tempire il aurait encore fa
de deux cent mille francs pour faire une parure senii
— Il fit un geste de dégoût et ajouta : — Maintenant
mant perd tous les jours, le Brésil nous en aecable
la paix , et jette sur les places des diamants moins
que ceux de l'Inde. Les femmes n'en portent plus <
cour. Madame y va? — Tout en lançant ces terribl
rôles, il examinait avec une joie indicible les pierre
après l'autre : — Sans tache, disait-il. Voici une
Voici une paille. Beau diamant. — Son visuj^e blôm
si bien illuminé par les feux de ces pierreries , qu
comparais à ces vieux miroirs verd&tres qu'on trouv
les auberges de province^ qui acceptent los reflets lun
sans les répéter, et donnent la ligure d'uB homme lo
en apoplexie au voyageur assez hardi pour s*y regard
Eh bien I dit le comte en frappant sur l'épaule de Go
Le vieil enfant tressaillit. Il laissa ses hochets, les n
son bureau , s'assit et redevint usurrcr, dut*, froid i
comme une colonne de marbre : — Combien vous
— Cent mille francs pour trois ans^ dit le cotnte. -^
sihle! dit Gobseck en tirant d'uueboHc d'aoïgoa des]
GOBSECK 305
CCS incslimablcs pour leur justesse, son écrin à lui! Il pesà
les pierres en évaluant à \ue de pays (et Dieu sait comme!)
le poids des montures. Pendant cette opération, la figure de
l'escompteur luttait entre la joie et la sévérité. La cuuiiciise
était plongée dans une stupeur dont je lui tenais conipic;
il me sembla qu'elle mesurait la profondeur du précipice
où elle tombait. 11 y avait encore des remords dans cette
âme de femme; il ne fallait peut-être qu'un effort, une main
cliarilablement tendue pour la sauver, je l'essayai. — Ces
diamants sont à vous, madame? lui demandai-jc d'une voix
claire. — Oui, monsieur, répondit-elle en me lançai.t un
regard d'orgueil. — Faites le réméré, bavard, me dit Gob-
seck en se levant et me montrant sa place au bureau. • —
Madame est sans doute mariée? demandai je encore. Elle
inclina vivement la tôte. — Je ne ferai pas l'acte I m'écriai-
je. — Et pourquoi? dit Gobseck. — Pourquoi? repris-je en
entraînant le vieillard dans l'embrasure de la fenêtre pour
lui parler à voix basse. Cette femme étant en puissance de
mari , le réméré sera nul , vous ne pourriez opposer votre
ignorance d'un fait constaté par l'acte même., Vous seriez
donc tenu de représenter les diamants qui vont vous être
déposés, et dont le poids, les valeurs ou la taille seront dé-
crits. — Gobseck m'interrompit par un signe de tête et se
tourna vers les deux coupables : — Il a raison, dit-il. Tout
est changé. Quatre-vingt mille francs constant, et vous me
laisserez les diamants, ajouta-t-il d'une voix sourde et flûtée.
En fait de meubles, la possession vaut titre. — Mais... ré-
pliqua le jeune homme. — A prendre ou à laisser, reprit
Gobseck en remettant l'écrin à la comtesse, j'ai trop de ris-
ques à courir. — Vous feriez mieux de vous jeter aux pieds de
votre mari, lui dis-je à l'oreille en me penchant vers elle.
L'usurier comprit sans doute mes paroles au mouvement de
mes l(!vres, et me jeta un regard froid, La figure du jeune
homme devint livide. L'hésitation de la comtesse était pal-
pable. Le comte s'approcha d'elle, et quoiqu'il parlât très-
bas, j'entendis : — Adieu, chère Anastasie, sois heureusel
Quant à moi, demain je n'aurai plus de soucis.— Monsieur)
9'écria la jeune femme en s'adressant à Gobseck, i'accepla
SOI SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
VOS offres. — Allons donc ! répondit le vieillard, vous êtes
bien difficile à confesser, ma belle dame. — Il signa un bon
de cinquante mille francs sur la Banque, et le remit à la
comtesse. — Maintenant, dit-il avec un sourire qui ressem-
blait assez à celui de Voltaire, je vais vous compléter votre
somme par trente mille francs de lettres de change dont la
bonté ne me sera pas contestée. C'est de Tor en barres. Mon-
sieur vient de me dire : Mes lettres de change seront acquit"
tées, ajouta-t il en présentant des traites souscrites par le
comte, toutes protestées la veille à la requête de celui de ses
confrères qui probablement les lui avait vendues à bas prix.
Le jeune homme poussa un rugissement au milieu du-
quel domina le mot : — Vieux coquin I — Le papa Gob-
seck ne sourcilla pas, il tira d'un carton sa paire de pisto-
lets, et dit froidement: — En ma qualité d'insulté, je tirerai
le premier. — Maxime, vous devez des excuses à monsieur,
s'écria doucement la tremblante comtesse. — Je n'ai pas eu
l'intention de vous offenser, dit le jeune homme en balbu-
tiant. — Je le sais bien, répondit tranquillement Gobsffck,
votre intention était seulement de ne pas payer vos lettres
de change. — La comtesse se leva, salua et disparut en proie
sans doute à une profonde liorreur. Monsieur de Trailles fut
forcé de la suivre ; mais avant de sortir : — S'il vous échappe
une indiscrétion, messieurs, dit-il, j'aurai votre sang ou vous
aurez le mien. — Amen, lui répondit Gobseck en serrantses
pistolets. Pour jouer son sang, faut en avoir, mon petit, et
tu n'as que de la boue dans les veines. — Quand la porte fut
fermée et que les deux voitures partirent, Gobseck se leva,
se mit à danser en répétant : — J'ai les diamants! j'ai les
diamants t Les beaux diamants ! quels diamants I et pas cher.
Ah! ahl Werbrust et Gigonnct, vous avez cru attraper le
vieux papa Gobseck ! Ego sum papa! je suis votre maître à
tous! Intégralement payé! Comme il seront sots, ce soir,
quand je leur conterai l'affaire, entre deux ])artics de do-
mino! — Cette joie sombre, cette férocité de sauvage, exci-
tées parla possession de quelques cailloux blancs, me firent
tressaillir. J'étais muet et stupéfait. — Ah ! ah! te voilà, mon
garçon, dit-il. Nous dînerons ensemble. Nous nous amuse-
GOBSECK 305
rons chez ici, je n'ai pas de ménage. Tous ces restaurateurs^
avec leurs coulis, leurs sauces, leurs vins, empoisonneraient
le diable. — L'expression de mon visage lui rendit subitement
sa froide impassibilité. — Vous ne eoneevez pas cela, me
dit-il en s'asseyant au coin de son foy^ où il mit son poê-
lon de fer-blanc plein de lait sur le réchaud. Youiei-vous
déjeuner avec moi? reprit-il, il yisn aura peut-être assez pour
deux. — Merci^ répondis-je, je ne déjeune qu'à midi. — En ce
moment des pas précipités relekitirent dans le corridor.
L'inconnu qui survenait s'arrêta sur le palier de Gobseck,
et frappa plusieurs coups qui eurent un caractère de fureur.
L'usurier alla reconnaître par la chatière, et ouvrit à un
homme de trente-cinq ans environ, qui sans doute lui parut
inoffensif, malgré cette colère. Le survenant, simplement
vêtu, ressemblait au feu due de Richelieu; e^était ie comte
que vous avez dû reacontrer et qui avait, passez-moi cette
expression, là tournure aristocratique des hommes d'Etal de
voire faubourg. — MoJisieur, dit<^il, en s'adt essanl à Gobseck
redevenu calme, ma femme sort d'ici? — Pofesible.— Eh bien,
monsieur, ne me comprenez-vous pas?-^c n'ai pas l'hon-
neur de connaître madame votre épouse, répondit l'usurier.
J'ai reçu beaucoup de monde ce matin : des femmes^ des
hommes, des demoiselles qui ressemblaient à des jeunes
gens, el dos jeunes gens qui ressemblaient à des demoisel-
les. Il me serait bien difficile de... — Trêve de plaisanterie,
monsieur^ je parle de la femme qui sort à l'instant de chez
vous. — Gomment puis-je savoir si elle est votre femme, de-
manda l'usurier, je n'ai jamais eu l'avantage de TOttS voir?
— Vous vous trompez, monsieur Gobseck, dit le comté avec
un profond accent d'ironie. Nous nous sommes rencontrée
Adm la chambre 4e ma femme, un matix). Vous femez tou-
cher un billet souscrU par elle, un billet qu'elle ne éÊ^vaii
pa<. — Ce n'était pas nioA afiaire de rechercher de quelle
niapi(^re elle en avait reçu la valeur, répliqua Gobseck es
Jançani un regard matlicieux au comte. J'avais escompté Tef-
fol à l'un de mes confrères. D'ailleurs, moDsfonr, dU le ca-
pital isic sans s'émouvoir ni presser son débit et en ter
du cut'é dans sa j(itto de lait- v4^u« rot pennctCfStt et v
80
3UG SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
faire observer qu'il ne m'er.t pas prouvé que vous ayez le
droit de me faire dos r-monlninces chez moi; je suis ma- I
jeur depuis Tan soixante et un du siècle dernier. — Mon-
sieur, vous venez d'acheter à vil prix des diamants de famille
qui n'appartenaient pas à ma femme. — Sans me croire obligé
de vous mettre dans le secret de mes affaires, je vous dirai,
monsieur le comte, que si vos diamants vous ont été pris
])ar madame la comtesse, vous auriez dû prévenir, par une
circulaire, les joailliers de ne \ms les acheter, elle a pu les
vendre en détail. — Monsieur! s'écria le comte, vous con-
naissiez ma femme. — Vrai? — Elle est en puissance de marL
' — Possible. — Elle n'avait pas le droit de disposer de ces
dianianls. — Juste. — Kh bien ! monsieur? — Eh bien ! mon-
sieur, je connais votre femme, elle est en puissance de mari,
je le veux bien, elle est sous bien des puissances; mais— je
— ne — connais pas — vos diamants. Si madame la comtesse
si: -ne dos lettres de change, elle peut sans doute faire le
coniniorce, acheter des diamants, en recevoir pour les ven-
dre, ça s'est vu! — Adieu, monsieur, s'écria le compte pâle
de colère, il y a des tribunaux ! — Juste. — Monsieur que voici,
ajouta-t-ii en me montrant, a été témoin de la vente. — Pos-
sible. — Le comte allait sortir. Tout à coup, sentant Timpor-
tance de cette affaire, je m'interposai entre les parties belli-
gérantes. — Monsieur le comte, dis-je, vous avez raison, et
monsieur Gobseck est sans aucun tort. Vous ne sauriez
poursuivre l'acquéreur sans faire mettre en cause votre
femme, et l'odieux de cette affaire ne retomberait pas sur
elle seulement. Je suis avoué, je me dois à moi-même en-
core plus qu'à mon caractère officiel, de \*ous déclarer que
les diamants dont vous parlez ont été achetés par monsieur
Gobseck en ma présence ; mais je crois que vous auriez tort
de contester la légalité de cette vente dont les objets sont
d'ailleurs peu reconnaissables. En équité, vous auriez rai-
§on ; eu justice, vous succomberiez. Monsieur Gobseck est
trop honnête homme pour nier .que cette vente ait été effec-
tuée à son profit, surtout quami ma conscience et mon de-
voir me forcent a l'avouer. Mais intentassiez-vous un pro-
cès, monsieur le comte, l'issue en serait douteuse. Je vous
GOBSECK 307
conseille donc de transiger avec monsieur Gob»v?ck, qui peut
exciper de sa bonne foi, mais auquel vous devrez toujours
rendre le prix de la vente. Consentez à un réméré de sept
à huit mois, d'un an môme, laps de temps qui vous per-
mettra de rendre la somme empruntée par madame la com-
tesse, à moins que vous ne préfériez les racheter dès au-
jourd'hui en donnant des garanties pour le payement. —
L'usurier trempait son pain dans la tasse et mangeait avec
une parfaite indifférence; mais au mot de transaction, il me
regarda comme s'il disait : — Le gaillard ! comme il profite
de mes leçons. De mon côté, je lui ripostai par une œillade
qu'il comprit à merveille. L'affaire élaii fort douteuse, igno-
ble; il devenait urgent de transiger. Gobseck n'aurait pas
eu la ressource de la dénégation, j'aurais dit la vérité. Le
comte me remercia par un bienveillant sourire. Après un
débat dans lequel l'adresse et l'avidité de Gobseck auraient
mis en défaut toute la diplomatie d'un congrus, je préparai
un acte par lequel le comte reconnut avoir reçu de l'usurier
une somme de quatre-vingt-cinq mille francs, intérêts com-
pris, et moyennant la reddition de laquelle Gobseck s'enga-
geait à remettre les diamants au comte. — Quelle dilapida-
lion! s'écria le mari en signant. Gomment jeter un pont sur
cet abîme? — Monsieur, dit gravement Gobseck, avez-vous
beaucoup d'enfants? — Cette demande fit tressaillir le comte
comme si, semblable à un savant médecin, Tusurier eût mis
tout à coup le doigt sur le siège du mal. Le mari ne répon-
dit pas. — Eh bien! reprit Gobseck en comprenant le dou-
loureux silence du comte, je sais votre histoire par cœur.
Cette femme est un démon que vous aimez peut-être encore;
joie crois bien, elle m'a ému. Peut-être voudriez-vous sau-
ver votre fortune, la réserver à un ou deux de vos enfants.
Eh bien I jetez-vous dans le tourbillon du monde, jouez,
perdez cette fortune, venez trouver souvent Gobseck. Le
monde dira que je suis un juif, un arabe, un usurier, un cor-
saire, que je vous aurai ruiné I Je m'en moque ! Si l'on m'in-*
suite; je mets mon homme à bas, personne ne tire aussi
bien le pistolet et l'épéc que votre serviteur. On le sait I
Puis, ayez un ami, si vous pouvez en rencontrer un, auqae*
308 SCÈNES DE LA VIK PRIVÉE
VOUS ferez une vente simulée de vos biens. — N'appelé!!-
vous pas cela un fidéicomniis ? me demanda-t-il en se tour*
nanl vers moi. Le comte parut entièrement absoii>é dans ses
pcnsL^es, et nous quitta en nous disant : — Vous aurez votre
argent demain, monsieur, tenez les diamants prêts. — Ça m'a
l'air d'être bête comme un honnête homme, me dit froide-
ment Gobseck quanti le comte fut parli.*— Dites plutôt bêle
comme un homme passionné. — Le comte vous doit les frais
de l'acle, s'écria-t-il en me voyant prendre congé de lui.
Quelques jours après cette scène qui m'avait initié aux lei^
riblcs mystères de la vie d'une femme à la mode, je visen-
irer le comte, un matin, dans mon cabinet. — Monsieur,
dit-il, je viens vous consulter sur des intérêts graves, en
vous déclarant que j'ai en vous la confiance la plus entière,
et j'espère vous en donner des preuves. Votre conduite en-
vers madame de Grandi icu, dit le comte, est au-dessus de
tout éloge.
— Vous voyez, madame, dit l'avoué à la vicomtesse, que
j'ai mille fois reçu de vouia le prix d'une action bien simple.
Je m'inclinai respectueusement, et répondis que je n'avais
fait que remplir un devoir d'honnête homme. — Eh bieni
monsieur, j'ai pris beaucoup d'informations sur le singulier
personnage auquel vous devez votre état, me dit le comte.
D'après tout ce que j'en sais, jo reconnais en Gobseck un
philosophe de l'école cynique. Que pensez-vous de Sii pro-
bité ? — Monsieur le comte, répondis-je, Gobseck est mon
bienfaiteur... à quinze pour cent, ajoutai-je en riant. Mais
son avarice no m'autorise pas à le peindre ressemblant au
profit d'un inconnu. — Parlez, monsieur I votre franchise no
peut nuire ni à Gobseck ni à vous. Je ne m'attends pas à
trouver un ange dans un prêteur sur gages. — Le papa
Gobseck, repris-je, est intimement convaincu d'un principe
qui domine sa conduite. Selon lui, l'argent est une marchan-
dise que Ton peut, en toute sûreté de conscience, vendre
cher ou bon marché, suivant les cas. Un capitaliste est à ses
yeux un homme qui entre, par le fort denier qu'il réclame
de son argent, comme associé par anticipation dans les en*
treprises et les spéculations lucratives. A part ses principes
■* GOliSECK 309
' ftnanficrs ei ses obsen-alions philoçoplilqueB »ur la naiure
liuiTmitiL' qui lui pt^rmcltcot de se conduire en appnrencc
coiiinic un usurier, je suis inliinement persuadiï que, sorti
de ses affaires, ii est l'homme le plu.s délicat et le plus probe
qu'il y ail à Paris. 1) enste deux iioitimes en lui : il cal avare
CI plulosoplie, petit et grand. Si je mourais en laissant des
pnfiiuls, il serait leur tuteur. Voilà, monsieur, soua quel
speel l'expérience m'a monlié Gobseck. Je ne connais rien
il' sa vie passée. Il peut avoir i^ié co'saire, il a peut-ûlro
traversé le monde entier en irafiquanl dos diamants ou des
liommes, des femmes ou des secrets d'Étal, mais je jure
00 finie liumainc n'a élé ni plua lortomenl trempée
K éprouvée. Le jour où je lui ai porté lu somme qui
h'arquitlait envers'tui, je lui demandai, non sans quelques
Bécauiions oratoires, quel sentiment l'avait poussé jk me
Hre payer de si énormes intérêts, et par quelle raison, vou-
m'ol)llj,cr, moison ami, il ne s'était pas permis un bien-
jl complet. — Mon tils, je l'ai dispensé de la reconnaissance
b le donnunl le droit de croire que tu ne me devais rien;
mmes-nous les meilleurs amis du monde. — Cciie
réponse, monsieur, vous expliquera l'homme mieux (|ue
lonicB les paroles possibles. — Mon parti est irrévocabl émeut
pris, mi" dit le comte. Préparez les actes nécessaires pour
ir:iri'-]iiiHrr ^ Gul'-i'ck la propriété de mes biens, Je ne me
lir i|ii;i ir-Mi,, ir,,,.i-,iciir, pour la rédaction de la contre-lettre
y. 11 I ii;i.ii:i' il il cl^irera que celle vente est simulée, et
ri\i;;.i]_'r(iiciil do remettre ma fortune administrée
comme il sait administrer, entre les mains do tnon
Jb Biné, il l'époque de an majorité. Maintenant, monsieur,
ifaut vous le dire : je craindrais de garder cci acte pré-
X dieï moi. L'attachement de mon fîls pour sa mère me
redouter de lui conlÏGr eollc contre •lettre. Oscraîs-jc
s prier d'en être le déposiiaîref Eu cas de mort, Gob-
BCk vous Instituerail lé^sBlnire de mes propriétés. Ajnû.
t prévu. — Le comte garda le silence pendant un
ioment et parut Irés-agilé. — Mille pardons, monaiuur, mo
■t-il, je souffre beaucoup, cl ma santé me donne les ttluffl
a cniinles. Des chagrins récents onl troublé "■= "■■"' "=--i
310 SCÈNES DE LA VIE PRIVEE
manière cruelle, et nécessitent la grande mesure que je
prends. — Monsieur, lui dis-je, permettez-moi de vous re-
mercier d'abord de la confiance que vous avez en moi. Mais»
je dois la justifier en vous faisant observer que par ces me-
sures vous exhérédez complètement vos... autres enfants.
Ils portent votre nom. Ne fussent-ils que les enfants d*une
femme autrefois aimée, maintenant déchue, ils ont droit à une
certaine existence. Je vous déclare que je n'accepte point la
charge dont vous voulez bien m'honorer, si leur sort n'est
pas fixé. — Ces paroles firent tressaillir violemment le
comte. Quelques larmes lui vinrent aux yeux, il me serra
la main en me disant : — Je ne vous connaissais pas encore
tout entier. Vous venez de me causer à la fois de la joie et
de la peine. Nous fixerons la part dece$ enfants par les did-
posilions de la contre-lettre. — Je le reconduisis jusqu'à la
porte de mon élude, et il me sembla voir ses traits épanouis
par le sentiment de satisfaction que lui causait cet acte de
justice.
— Voilà, Camille, comment de jeunes femmes s'embar-
quent sur des abîmes. Il suffit quelquefois d'une contredanse,
d'un air chanté au piano, d'une partie de campagne, pour
décider d'effroyables malheurs. On y court à la voix pré-
somptueuse de la vanité, de l'orgueil, sur la foi d'un sourire,
ou par folie, par étourderie ! La llonle, le Remords et la
Misère sont trots Furies entre les mains desquelles doivent
infailliblement tomber les femmes aussitôt qu'elles franchis-
sent les bornes...
— Ma pauvre Camille se meurt de sommeil, dit la
vicomtesse en interrompant l'avoué. Va, ma fille, va dormir,
ion cœur n'a pas besoin de tableaux effrayants pour rester
pur et vertueux.
Camille de Grandlieu comprit sa mère, et sortit.
— Vous elcs allé un peu trop loin, cher monsieur Dcrville,
dit la vicomtesse, les îivoués ne sont ni mûres de famille ni
prédicateurs.
— Mais les gazettes sont mille fois plus...
— Pauvre Denille! dit la vicomtesse en interrompant
l'avoué, je ne vous reconnais pas. Croyez-vous donc que ma
flileliae les journaux? — ConlinaeE, ajonla-t-eHeffprtanne
— Tivis mois après la ralîticarion des ventes cODSQnLics
par le comte au profil de Gobseck...
— Vous pouvez nommer le comte de Restaud, puisque
ma tille n'est plus là, dit U vicomtesse.
— Soit! reprit l'avouË. Longtemps aprfs celte scCne, je
n'avais pas encore reçu la contre-lettre qui devait me res-
ter entre les mains. A Paris, les avoués sont emportés par
un courant qui ne leur permet de porter aux affaires de
leurs clients que le degré d'intérêt qu'ils y portent euï-
mémes, sauf les exceiitions que nous savons faire. Cepen-
dant, un jour que l'usurier dlnail chez moi, jelui demandai,
en sortant de table, s'il savait pourquoi je n'avais plus un-
lendu parler de monsieur de Reslaud. — Il y a d'excel-
lentes raisons pour cela, me répondil-ii. Le genlilhomnie
est à la mort. C'est une de ces Smes tendres qui, ne con-
naissant pas la manière de tuer le chagrin, se laissent tou-
jours tuer pur lui. La vie est un travail, un mdtier, qu'il
faut se donner la peine d'apprendre. Quand un Ijomme a su
la vie, à force d'en avoir (éprouvé les douleurs, sa libre se
corrobore etBcquierluneceriaine souplesse qui lui permet de
gouverner sa sensibilité ; il fait de ses nerfs des espèces de
ressorts d'acier qui plioni sans casser; si l'eslomac est bon,
un homme ainsi préparé doit vivre aussi longtemps que vi-
vent les cèdres du Liban, qui sont de fameux arbres. — Le
comte serait mourant? dls-je, — Possible, dit Gobseck.
Vous aurez dans sa succession une affaire juleuse. Je re-
gardai mon homme, et lui dis pour le sonder : — ExpUquei-
moi donc pourquoi nous sommes, le comte et moi, les seuls
auxquels vous vous soyez inléressésT — Parce que vous
êtes les seuls qui vous soyez liés à moi sans linassi'rie, me
répondit-il, Quoiq<ie cette réponse me permit de croire nue
Gobseck n'abuserait pas de sa position, si les contre-leltr»
se perdaient, je résolus d'aller voir te comte. Je prétexUii
des aff'iircs, et nous sortîmes. J'arrivai promptemeol rue du ^
Uelder. Je fus introduit dans un salon où la coint«ssejOiul| fl
^v/ec ses enfants. En m'cntendani annoncer, elle iti leva pu H
312 sciNES t)Ë La Vifi prîy^e
ut) mouVerftent brusque, vint à ma rencontre, et s'assît noi
mot dire en m'indiquant de la main MO, foi^tcmi) Ya<iaiit au-
près du feu. BHc mit sur sa figure ce çoa^que impéûétrabie
sous lequel les femmes du monde savent si bien oaeher
leurs passions. Les chagrins avaient déjà fané ce visage ;
les lignes merveilleuses qui en faisaient autrefois le mérite,
restaient seules pour témoigner de sa beauté, -» Il osl trè»-
essentîel, madame, que je puisse parler à monsieur le
comte... »— Vous seriez donc plus favorisé que je ne le suit,
répondit-elle en m'interrompant. Monsieur de Restaud ne
veut voir personne, il souffre à peine que son médecin vienne
le voir, et repousse tous les soins, même les miens. Les
malades ont de^ fantaisies si bizarres l ils sont comme des
enfants, ih né $avônl ce qu'ils veulent. — Peut-être, comme
les enfants, savent-ils très-bien ce qu'ils veulent. — La
comtesse rougit. Je me repentis presque d*avoir fait cette
réplique digiie de Gobseck. — Mais, repris-je pour changet*
de conversation, il est impossible, madame, que monsieur
de Restaud demeure perpétuellement seul. — Il a son fils
atné près de lui, dit-elle. J'eus beau regarder la comtesse,
cette fbis elle né tôugit plus, et il me parut qu'elle s'était
affermie dans !â résolution de ne pas laisser pénétrer ses se-
crets. — Tous devez comprendre, madame, que ma dé-
marche n'est point indiscrète, rcpris-je. Elle est fondée sur
des intérêts puissants... Je me mordis les lèvres, en sentant
que je m'embarquais dans une fausse route. Aussi, la com-
tesse profila-t-elle sur-le-champ de mon étourderie. — Mes
intérêts ne Sont point séparés de ceux de mon mari, monsieur,
dit-elle. Rien ue s'oppose à ce que vous vous adrc^ez à
moi..; — L'aflbire qui m'amène ne concerne que monsieur
le comte, répondis-je avec fermeté. — Je le ferai prévenir
du désir que vous avez de le voir. — Le ton poli, l'air qu'elle
prit pour prononcer cet^çi phrase ne me trompèrent pas, je
devinai qu'elle ne me laisserait jamais parvenir jusqu'à son
mari. Je causai pendant un moment de choses indifférentes
afin de pouvoir observer la comtesse ; mais,- comme toutes
les femmes qui se sont faites un plan, elle savait dissimuler
nec cette rare perfection qui, chez les personnes de votro
S28 SCtelS DR U VII PRIVÉS
permet d'épouser mademoiselle Camille, tout en oonstituant
à la comtesse de Restaud sa mèrt» à son frère et à sa sœuTi
des dots et des parts suffisantes.
— Eh bien 1 cher monsieur Derville, nous y penserons,
répondit madame de Grandlieu. Monsieur Ernest doit être
bien riche pour faire accepter sa mère par une famille comme
la nôtre. Songez que mon fils sera quelque jour duc de
Grandlieu, et réunira la fortune des deux maisons de Grand-
lieu, je lui veux un beau-frère de son goût.
— Mais, dit le comte de Borne, Restaud porte de gueuUt '
à la traverse d*argent^ accompagné de quatre écussons d'or
chargés chacun d'une croix de sable^ et c'est un très-vieux
blason.
— C'est vrai, dit la vicomtesse ; d'ailleurs, Camille pourra
ne pas voir sa belle-mère, qui a fait mentir le res luta^ la
devise du blason dont vous nous parliez, mon frère.
— Madame de Beauséant recevait madame do Restaud,
dil le vieil oncle.
— 0^' ( dans ses routs, répliqua la vicomtesse.
Paris, janvier 1830.
I
GOBSECK 313
•exe, est le dernier degré de la perfidie. Oseraî-je le dire,
^appréhendais tout d'elle, même un crime. Ce S'intiment pro-
venait d'une vue de l'avenir qui se révélait dans ses gestes,
dans ses regards, dans ses manières, et jusque dans les in-
tonations de sa voix. Je la quittai. Maintenant je vais vous
raconter les scènes qui terminent cette aventure, en y joi-
gnant les circonstances que le temps m'a révélées, et les
détails que la perspicacité de Gobseck ou la mienne m'ont
fait deviner. Du moment où le comte de Restaud parut se
plonger dans un tourbillon de plaisirs, et vouloir dissiper sa
fortune, il se passa entre les deux époux des scènes dont le
secret a été impénétrable et qui permirent au comte de juger
sa femme encore plus défavorablement qu'il ne l'avait fait
jusqu'alors. Aussitôt qu'il tomba malade, et qu'il fut obligé
de s'aliter, se manifesta son aversion pour la comtesse et
pour ses deux derniers enfants; il leur interdit l'entrée de sa
chambre, et quand ils essayèrent d'éluder cette consigne,
leur désobéissance amena des crises si dangereuses pour
monsieur de Restaud, que le médecin conjura la comtesse
de ne pas enfreindre les ordr2s de son mari. Madame de
Restaud ayant vu successivement les terres, les propriétés
de la famille, et même l'hôtel où elle demeurait, passer entre
les mains de Gobseck qui semblait réaliser, quant à leur
fortune, le personnage fantastique d'un ogre, comprit sans
doute les desseins de son mari. Monsieur de Trailles, un
peu trop vivement i?oursuivi par ses créanciers, voyageait
alors en Angleterre. Lui seul aurait pu apprendre à la com-
tesse les précautions secrètes que Gobseck avait suggérées
à monsieur de Restaud contre elle. On dit qu'elle résista
longtemps à donner ça signature, indispensable aux termes
de nos lois pour valider la vente des biens, et néanmoins
le comte l'obtint. La comtesse croyait que son mari capita-
lisait sa fortune, et qU0 le petit volùrhe de billets qui la re-
présentait serait dans une cachette, chez un notaire, ou peut-
être à la Banque. Suivant ses calculs, monsieur de Restaud
devait posséder nécessairement un acte quelconque pour
donner à son fils atné h, facilité de recouvrer ceux de ses
biens auxquels il tenait. Elle prit donc le parti d'établir au
31 H SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
tour de la chambre de son mari la plus exacte surveillance
Elle r(^gna despotiqucmcnt dans sa maison, qui tut soa
mise à. son espionnage de femme. Elle restait toute la jou^
nde assise dans le salon attenant à la chambre de son mari,
et d'où elle pouvait entendre ses moindres paroles et sel
plus légers mouvements. La nuit, elle faisait tendre un lit
dans cette pièce, et la plupart du temps elle ne dormait
pas. Le médecin fut entièrement dans ses intérêts. Ce dé-
vouement parut admirable. Elle savait, avec cette finesse
naturelle aux personnes perfides, déguiser la répugnance
que monsieur de Rcstaud manifestait pour elle, et jouait
si parfaitement la douleur, qu'elle obtint une sorte de
célébrité. Quelques prudes trouvèrent même qu'elle rache-
tait ainsi ses fautes. Muis elle avait toujours devant les yeux
la misère qui l'attendait à la mort du comte, si elle man-
quait de présence d'esprit. Ainsi cette femme, repousséc du
lit de douleur où gémissait son mari, avait tracé un cercle
magique à Tentour. Loin de lui et près de lui, disgraciée et
toute-puissante, épouse dévouée en apparence, elle guettait
la mort et la fortune, comme cet insecte des champs qui
au fond du précipice de sable qu'il a su arrondir en spirale,
y attend son inévitable proie en écoutant chaque grain de
poussière qui tombe. Le censeur le plus sévère ne pouvait
s'empêcher de reconnaître que la comtesse portait loin le
sentiment de la maternité. La mort de son père fut, dit-on,
une leçon pour elle. IdoliUre de ses enfants, elle leur avait
dérobé le tableau de ses désordres, leur âge lui avait permis
d'atteindre à son but et de s'en faire aimer, elle leur a donné
la meilleur et la plus brillante éducation. J'avoue que je ne
puis me défendre pour cette femme d'un sentiment admi-
ralif et d'une compatissance sur laquelle Gobseck me plai-
sante encore. A cette époque, la comtesse, qui reconnaissait
la bassesse de Maxime, expiait par des larmes de sang les
fautes de sa vie passée. Je le crois. Quelque odieuses que
fussent les mesures qu'elle prenait pour reconquérir la for-
tune de son mari, ne lui étaient-elles pas dictées par son
amour maternel et par le désir de réparer ses torts envers
Ses enfants? Puis, comme plusieurs femmes qui ont subi les
GOBSECK 315
orages d'une passion , peut-être éprouvait-elle le besoin de
redevenir vertueuse. Peut-être ne connut-elle le prix de la
vertu qu'au moment où elle recueillit la triste moisson se*
m6c par ses erreurs. Chaque fois que le jeune Ernest sortait
de chez son père, il subissait un interrogatoire inquisilorial
sur tout ce que le- comlc avait fait et dit. L'enfant se prêtait
complaisammcnt aux désirs de sa mère qu'il attribuait à un
tendre sentiment, et il allait au-devant de toutes les ques-
tions. Ma visite fut un trait de lumière pour la comtesse qui
voulut voir en moi le ministre des vengeances du comte, et
résolut de ne pas me laisser approcher du moribond. Mû
par un pressentiment sinistre, je désirais vivement me pro-
curer un entretien avec monsieur de Restaud, car je n'étais
pas sans inquiétude sur la destinée des contre-lettres ; si
elles tombaient entre les mains de la comtesse, elle pouvait
les faire valoir, et il se serait élevé des procès interminables
entre elle et Gobseck. Je connaissais assez l'usurier po.ur
savoir qu'il ne restituerait jamais les biens à la comtesse, et
il y avait de nombreux éléments de chicane dans la con-
texture de ces titres dont l'action ne pouvait être exercée
que par moi. Je voulus prévenir tant de malheurs, et j'allai
chez la comtesse une seconde fois.
— J'ai remarqué, madame, dit Derville à la vicomtesse
de Grandlieu en prenant le ton d'une confidence, qu'il existe
certains phénomènes moraux auxquels nous ne faisons pas
assez attention dans le monde. Naturellement observateur,
j'ai porté dans les affaires d'intérêt que je traite, et où les
passions sont vivement mises en jeu, un esprit d'analyse
involontaire. Or, j'ai toujours admiré avec une surprise nou-
velle que les intentions secrètes et les idées que portent en
eux deux adversaires sont presque toujours réciproquement
devinées. Il se rencontre parfois entre deux ennemis la
même lucidité de raison, la même puissance de vue intel-
lectuelle qu'entre deux amants qui lisent dans l'âme l'un
de i'autre. Ainsi , quand nous fûmes tous deux en pré-
sence, la comtesse et moi, je compris tout à coup la cause
de l'antipathie qu'elle avait pour moi, quoiqu'elle déguisût
ses sentiments sous les formes les plus gracieuses de la po-
316 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
litcsse et de TairidniK^. J'dlais w coofident imposé, etB
impossible qu'une femme ne haïsse pas un homme <
qui elle cet obligée de rougir. Quant à elle, elle devinai
si j'(^tais rhommc en qui son mari plaçait sa confi
ne m'avait pas encore remis sa fortune. Notre convera
dont je vous fais grâce, est restée dans mon souvenir eooi
une des luttes les plus dangereuses que j'ai subies. La
tesse, douée par la nature des qualités nécessaires pour
ccr d'irrésistibles séductions, se montra tour à tour
.fiùre, caressante, confiante; elle alla même jusqu'à i
d'allumer ma curiosité, d'éveiller l'amour dans mon e |
afin de me dominer; elle échoua. Quand je pris coni^éd'eiift
je surpris dans ses yeux une expression de haine et de fi
qui me fit trembler. Nous nous séparâmes enn<
aurait voulu pouvoir m' anéantir, et moi je me seu
pilié pour elle, sentiment qui, pour certains caractères,
vaut à la plus cruelle injure. Ce sentiment perça < w
dernières considérations que je lui présentai. Je lui ■
je crois, une profonde terreur dans l'àme en lui dé
que, de quelque manière qu'elle pût s'y prendre elle i
nécessairement ruinée. — Si je voyais monsieur le c i
au moins le bien de vos enfants... — Je serais à volrf ii
dit-elle en m'interrompanl par un geste de dégoût. Lue
les questions posées entre nous d'une manière û f r K a
résolus de sauver cette famille de la misère qui Taiiei
Drlenniné à commettre des illégalités judiciaires, si
étaient nécessaires pour parvenir à mon but, voici i
furent mes prcparatifs. Je fis poursuivre monsieur lei
de Restaud pour une somme due fictivement à Gobsc ■
j'obtins des condamnations. La comtesse cacha néo •
ment cette procédure, mais j'acquérais ainsi le droit ae
apposer les scellés à la mort du comte. Je corrompis a
un (les gens de !a niaison, et j'obtins de lui la pn
qu'un moment môme où son maître serait sur le point a
piror, il viendrait me prévenir, fùt-cc au milieu de la nou.
afin que je pusse intervenir tout à coup, effrayer laconil
en la menaçant d'une subite apposition de scellés, et sao'
ver ainsi les contre-lettres. J'appris plus tard que c«
GOBSECK 517
femme étudiait le Code en entendant les plaintes de son
mari mourant. Quels effroyables tableaux ne présenteraient
pas les âmes de ceux qui environnent les lils funèbres, si l'on
pouvait en peindre les idées I Et toujours la fortune est le
mobile des intrigues qui s'élaborent, des plans qui se for-
ment, des trames qui s'ourdissent 1 Laissons maintenant df
côté ces détails assez fastidieux de leur nature, mais qui ont
pu vous permettre de deviner les douleurs de cette femme,
celles de son mari, et qui vous dévoilent les secrets de quel-
ques intérieurs semblables à celui-ci. Depuis deux mois ,
le comte de Reslaud, résigné à son sort, demeurait couché,
seul, dans sa chambre. Une maladie mortelle avait lentement
affaibli son corps et son esprit. En proie à ces fantaisies de
malade dont la bizarrerie semble inexplicable, il B*op|xsait
à ce qu'on appropriât son appartement , il se refusait à
toute espèce de soin, et môme à ce qu'on Ht son lit. Cette
extrême apathie s'était empreinte autour de lui : les meublée
de sa chambre restaient en désordre; la poussière, les toiles
d'araignées couvraient les objets les plus délicats. Jadis n-^
che et recherché dans ses goûts, il se complaisait alors dans
le triste spectacle que lui offrait cette pièce où la che-
minée, le secrétaire et les chaises étaient encombrés des
objets que nécessite une maladie; des fioles vides ou plei-
nes, presque toutes sales; du linge épars, des assiettes bri-
sées, une bassinoire ouverte devant le feu, une Iwignoire
encore pleine d'eau minérale. Le sentiment de la destruc-
tion était exprimé dans chaque détail de ce chaos disgra-
cieux. La mort apparaissait dans les choses avant d'envahir
la personne. Le comte avait horreur du jour, les persionnes
des fenêtres étaient fermées, et l'obscurité ajoutait encore à
la sombre physionomie de ce triste lieu. Le malade avait
considérablement maigri. Ses yeux, où la vie semblait s'être
réfugiée, étaient restés brillants. La blancheur livide de son
visage avait quelque chose d'horrible, que rehaussait en-
core la longueur extraordinaire de ses cheveux qu'il n'avait
jamais voulu laisser couper, et qui descendaient en longues
mèches plates le long de ses joues. Il ressemblait aux fa-
natiques habitants du désert. Le chaf rin éteignait tous les
318 SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE
sentiments humains en cet homme à peine âgé de cinquante
ans, que tout Paris avait connu si brillant et si heureux. Au
commencement du mois de décembre de l'année 4824, un
malin, il regarda son fils Ernest qui était assis au pied de
son lit, et qui le contemplait douloureusement. — SoufiFrei-
vous? lui avait demandé le jeune vicomte. — Non! dit41
avec un effravant sourire, tout est ici et autour du camrl
Et après avoir montré sa lête, il pressa ses doigts déchar-
nés sur sa poitrine creuse, par un geste qui fil pleurer Er-
nest. — Pourquoi donc ne vois-je pas venir monsieur
Derville? demanda-t-il à son valet de chambre qu'il cr03falt
lui être attaché, mais qui était tout à fait dans les intérêts
de la comtesse. — Comment, Maurice, s'écria le moribond
qui se mit sur son séant et parut avoir recouvré toute sa
présence d'esprit, voici sept ou huit fois que je vous envoie
chez mon avoué, depuis quinze jours, et il n'est pas venu?
Croyez-vous que l'on puisse se jouer de moi? Allez le chéi^
cher sur-le-champ, à l'instant, et ramenez-le. Si vous n'exé-
cutez pas mes ordres, je me lèverai moi-même et j'irai...
— Madame, dit le valet en sortant, vous avez entendu mon-
sieur le comte, que dois-je faire? — Vous feindrez d'aller
chez l'avoué, et vous reviendrez dire à monsieur que son
homme d'aflaires est allé à quarante lieu d'ici pour un pro-
cès important. Vous ajouterez qu'on l'attend à la fin de la
semaine. — Les malades s'abusent toujours sur leur sort,
pensa la comtesse, et il attendra le retour de cet homme.
— Le médecin avait déclaré la veille qu'il était difficile qur
le comte passât la journée. Quand, deux heures après, le
valet de chambre vint faire à son maître celte réponse dés-
espérante, le moribond parut Irès-agilé. — Mon Dieuî
mon Dieu ! répéla-t-il à plusieiirs reprises, je n'ai confiance
qu'en vous. — 11 regarda son fils pendant longtemps, et lui
dit enfin d'une voix affaiblie : — Ernest, mon enfant, tu e»
bien jeune ; mais tu as un bon cœur et tu comprends sans
doute la sainteté d'une promesse faite à un mourant, à un
père. Te sens-tu capable de garder un secret, de l'enseve-
lir en toi-même de manière que ta mère elle-même ne s'en
doute pas ? Aujourd'hui, mon fils, il ne reste que toi dam
GOBSECK 319
B maison à qui je puisse me fier. Tu ne trahiras pas ma
lance? — Non, mon père. — Eh bien! Ernest, jeté re-
trai, dans quelques moments, un paquet cacheté qui ap-
icnt à monsieur Derville, tu le conserveras de manière
personne ne sache que lu le possèdes, tu t'échapperas
'hôtel et tu le jetteras à la petite poste qui est au bout
a rue. — Oui, mon père. — Je puis compter sur toi?
3ui, mon père. — Viens m'embrasser. Tu me rends ainsi
lort moins amère, mon cher enfant. Dans six ou sept
ées tu comprendras l'importance de ce secret, et
s lu seras bien récompensé de ton adresse et de la
lité, alors tu sauras combien je t'aime. Laisse-moi
un moment et empêche qui qiie ce soit d'entrer ici. —
est sortit, et vit sa mère debout dans le salon. — Ernest,
lit-elle, viens ici. — Elle s'assit en prenant son fils entre
deux genoux, et le pressant avec force sur son cœur,
l'embrassa. — Ernest, ton père vient de te parler. —
, maman. — Que t'a-t-il dit? — Je ne puis pas le répé-
maman. — Oh ! mon cher enfant, s'écria la comtesse
l'embrassant avec enthousiasme, combien de plaisir me
ta discrétion ! Ne jamais mentir et rester fidèle à sa
)lc, sont deux principes qu'il ne faut jamais oublier. •—
1 que tu es belle, maman! Tu n'as jamais menti, toi! j'en
, bien sûr. — Quelquefois, mon cher Frnest, j'ai menti.
, j'ai manqué à ma parole en des circonstances devant
[uelles cèdent toutes les lois. Écoute, mon Ernest, tu et
)z grand, assez raisonnable pour t'ape^-cevoir que ton
2 me repousse, ne veut pas de mes soins, et cela n'est
naturel, car lu sais combien je l'aime. — Oui, maman.
Mon pauvre enfant, dit la comtesse en pleurant, ce mal-
r est le résultat d'insinuations perfides. De méchantes
s ont cherché à me séparer de ton père, dans le but de
sfaire leur avidité. Ils veulent nous priver de notre fortune
d'approprier. Si ton père était bien portant, la division
existe entre nous cesserait bientôt, il m'écouterait ; et
ime il est b«n. aimant, il reconnaîtrait son erreur; mais
•aison s'est altérée, et les préventions qu'il avait contre
i sont devenues une idée fixe, une espèce de folie, l'effet
320 SCÈNES DB LA VIE PRIVÉE
do s:i maladie. La prédilection que iaû. ^to a pour t
une nouvelle preuve du dérangement de ses facultés. '
t'es jamais aperçu qu'avant sa maladie il aimât moins
Une et Gi orgos que toi. Tout est caprice chez lui. L
dresse qu'il te i)orte pourrait lui sui^gércr l'idée de te d
des ordres à exécuter. Si lu ne veux pas ruiner ta fa
mon cher ange, et ne pas voir la mère mendiant soi
comme une pauvresse, il faut tout lui dire... — Ah
s'écria le comte, qui, ayant ouvert la porte, se monlr
à coup presque nu, déjà même aussi sec, aussi déc
qu'un squelette. Ce cri sourd produisit un eflTel terribi
la comtesse, qui resta immobile et comme frappée d
peur. Son mari était si frôle et si pftle, qu'il semblait
de la tombe. — Vous avez abreuvé ma y\e de chagrl
vous voulez troubler ma mort, pervertir la raison de
fils, en faire un homme Vicieux! crla-t41 d'une Toiirt
La comtesse alla se jeter aux pieds de ce mourant
dernières émotions de la vie rendaient presque hideu:
versa un torrent de larmes. — Grftcel grftcel s'écfît-l
— Avez-vous eu de la pitié pour moi? démanda-t-il. Je
ai laissée dévorer votre fortune, Toulfez-vous mainlenai
vorer la mienne, ruiner mon fils? — Eh bien! oui, p
pitié pour moi, soyez inflexible, mais les enfants! Cou
nez votre veuve à vivre dans un couvent, j'obéirai ; je
pour expier mes fautes envers vous tout ce qu'il vous |
de m'ordonner ; mais que les enfants soient heureux!
les enfants! les enfants! — Je n'ai qu'un enfant réfî
le comte en tendant, par un geste désespéré, son b
charné vers son lils. — Pardon I repentie ! i*epenlieî...
la comtesse en embrassant les pieds humides de son
Les sanglots l'cmpCchaient de parler, et des mois va
incohértnis, sortaient de son gosier brûlant. — ,
ce que vous disiez à Ernest, vous osez parler de n
tirt dit le moribond, qui renversa la comtesse en a\
le pied. — Vous me glacez, ajouta -t-il avec uni
diff. lence qui eut quelque chose d'efifrayant. Vous
été mauvaise fille, vous avez été mauvaise femme,
serez mauvaise mare.-— La malheureuse femme tombe
GOBSECK 321
nouîe. Le mourant regagna son lit, s'y coucha , et perdit
connaissance quelques heures après. Les prêtres vinrent lui
administrer les sacrements. Il était minuit quand il expira.
La scène du matin avait épuisé le reste de ses forces. J* ar-
rivai à minuit avec le papa Gobseck. A la faveur du désor-
dre qui régnait, nous nous introduisîmesjusque dans le petit
salon qui précédait la chambre mortuaire, et où nous trou-
vâmes les trois enfants en pleurs, entre deux prêtres qui
devaient passer la nuit près du corps. Ernest vint à moi et
me dit que sa mère voulait être seule dans la chambre du
comte. — N'y entrez pas, dit-il avec une expression admi-
rable dans l'accent et le geste; elle y prie! — Gobseck se
mit à rire, de ce rire muet qui lui était particulier. Je me
sentais trop ému par le sentiment qui éclatait sur la jeune
figure d'Ernest, pour partager Tironie de Tavare. Quand
l'enfant vit que nous marchions vers la porte, il alla s'y col-
ler en criant : — Maman, voilà des messieurs noirs qui le
cherchent 1 — Gobseck enleva l'enfant comme si c'eût été
une plume, et ouvrit la porte. Quel spectacle s'offrît à nos
regards 1 Un affreux désordre régnait dans cette chambre.
Échevelée par le désespoir, les yeux étincelants, la comtesse
demeura debout, interdite, au milieu de hardes, de papiers,
de chiffons bouleversés. Confusion horrible à Toir en pré-
sence de ce mort. A peine le comte était-il expiré, que sa
femme avait forcé tous les tiroirs et le secrétaire; autour
d'elle le tapis était couvert de débris, quelques meubles et
plusieurs portefeuilles avaient été brisés, tout portait l'em-
preinte de ses mains hardies. Si d'abord ses recherches
avaient été vaines, son attitude et son agitation me firent
supposer qu'elle avait fini par découvrir les mystérieux pa-
piers. Je jetai un eoup d'œil sur le lit, et avec l'instinct que
nous donne l'habitude des affitires^ je devinai ce qui s'était
passé. Le cadavre du comte se trouvait dans la ruelle du
lit, presque en travers, le nez tourné vers les matelas, dé-
daigneusement jeté comme une des enveloppes de papier
qui étaient à terre, car lui aussi n'était plus qu'une enve-
loppe. Ses membres roidis et inflexibles lui donnaient
quelque chose de grotesquement horrible. Le mourant
322 SCÈNES DE LA VIE PRIviE
avait sans doute caché la contre-lettre sous son oreiller,
comme pour la préserver de toute atteinte jusqu'à sa mort*
La comtesse avait deviné la pensée de son mari^ qui d'ûl-
leurs semblait être écrite dans le dernier geste, dans la con-
vulsion des doigts crochus. L'oreiller avait été jeté en bas
du lit, le pied de la comtesse y était encore imprimé ; à ses
pieds, devant elle, je vis un papier cacheté en plusieurs en-
droits aux armes du comte, je le ramassai vivement et j'y
lus une suscription indiquant que le contenu devait m'ètre
remis. Je regardai fixement la comtesse avec la perspicacité
sévère d'un juge qui interroge un coupable. La flamme du
foyer di'vorait les papiers. En nous entendant venir, la com-
tesse les y avait lancés en croyant, à la lecture des premières
dispositions que j'avais provoquées en faveur de ses enfants,
anéantir un testament qui les privait de leur fortune. Une
conscience bourrelée et l'effroi involontaire inspiré par
un crime à ceux qui le commettent lui avaient ôïé Tusage
de la r(^flcxion. En se voyant surprise, elle voyùt peut-
être l'écliafaud et sentait le fer rouge du bourreau. Cette
femme attendait nos premiers mots en haletant, et nous re-
gardait avec des yeux hagards. — Ah I madame, dis-jc en
retirant de la cheminée un fragment que le feu n'avait ))as
atteint, vous avez ruiné vos enftints I ces papiers étaient leurs
titres de propriété. — Sa bouche se remua, comme si clic
allait avoir une atUque de paralysie. — Hé I bé t s'écria
Gobseck dont l'exclamation nous fit l'effet du grincement
produit par un flambeau de cuivre quand 6n le pousse sur un
marbre. Après une pause, le vieillard me dit d'un ton calme:
— Voudriez-vous donc faire croire à madame la comtesse
que je ne ^\iis pas le légitime propriétaire des biens que m'aj
vendus monsieur le comte ? Cette maison m'appartient de-
puis uu moment. — Un coup de massue appliqué sourlain |
sur ma tète, m'aurait moins causé de douleur et de surprise.
La comtesse remarqua le regard indécis que je jetai sur
rusurier. — Monsieur ! monsieur! lui dit-elle sans trouver
d'autres paroles. — Vous avez un fidéicommis? lui dcman-
dai-je. — Possible. — Abuseriez-vous donc du crime com-
mis par madame ? — Juste. — Je sortis, laissant la conUosso
GOBSECK 323
assise auprès du lit de son mari et pleurant chaudes larmes.
Gobseck me suivit. Quand nous nous trouvâmes dans la rue,
je me séparai de lui ; mais il vint à moi, me lança un de
ces regards profonds par lesquels il sonde les cœurs, et me
dit de sa voix flûlée qui prit des toi^s aigus : — Tu te mêles
de me juger ? — Depuis ce temps-là, nous bqus sommes
peu vus. Gobseck a lou6 l'hôtel du comte, il va passer les
ét(?s dans les terres, fait le seigneur, construit les fermes,
répare les moulins, les chemins, et plante des arbres Un
jour je le rencontrai dans une allée aux Tuileries. — La
comtesse mène une vie héroïque, lui dis-je. Elle s'est con-
sacrée à Téducation de ses enfents qu'elle a parfaitement
élevés. L'alné est un charmant sujet... — Possible. — Mais,
lui dis-je, ne devriez-vous pas aider Ernest î — Aider Er-
nest ! s'écria Gobseck. î^on, non 1 te malheur est notre plus
grand maître, le malheur lui apprendra la valeur de l'argent,
celle des hommes et celle des femmes. Qu'il navigue sur la
mer parisienne 1 quand il sera devenu bon pilote, nous lui
donnerons un bâtiment. — Je le quittai sans vouloir m'ex-
pliquer le sens de ses paroles. Quoique monsieur de Res^
taud, auquel sa mère a donné de )a répugnance pour moi,
soit bien éloigné de me prendre pour conseil, je suis allé
la semaine dernière chez Gobseck pour l'instruire de Vamour
qu'Ernest porte à mademoiselle Camille en le pressant d'ac-
complir son mandat puisque le jeune comte arrive à sa ma-
jorité. Le vieil escompteur était depuis longtemps au lit et
souffrait de la maladie qui devait l'emporter. Il ajourna
sa rrponse au moment où il pourrait se lever et s'occuper
d'affiiires, il voulait sans doute ne se défaire de rien tant
qu'il aurait un souffle de vie ; sa réponse dilatoire n'avait
pas d'autres motifs. En le trouvant beaucoup plus malad§
qu'il ne croyait l'être, je restai près de lui penç^an^ assçz
de temps pour reconnaître les progrès d'une p^sion que
l'âge avait convertie en une sorte cje fqliç. Autin de nV-
voir personnç dans la maison qu'il b^|pi\(aU) \\ s'en était fait
]e principal locataire et il en lai^^it \on\^ \/d$ clwûbre^
inoccupées, {l n'y avait rien de changi^ ^^u^ cgll^ oik \\ de-
meurait. Les meubles, que je connaissais si bien depuis
326 SCËiNËS DE LA VIE PRIVES
nettement sur son oreiller comme si elle eût été do bronze;
il étendit son bras sec et sa main oaseuse sur sa cDuverture,
qu'il serra comme pour se retenir; il regarda son foyer, froid
autant que l'était son œil métallique, et il mourat avec toute
sa raison, en offrant ^ la portière, à l'invalide et à moi,
rimage de ces vieux Romains attentifs qne Letbière a peints
derrière les consuls, dans son tableau de U Mort des enfants
de Brutus, — A-t-il du toupet, le vieux Lascar 1 me dit l'in-
valide dans son language soldatesque. Moi j'écoutais encore
la fantastique énumération que le moribond PvVait faite de ses
riciicsscs, et mon regard qui avait suivi le sien restait sur
le monceau de cendres dont la grosseur me frappa. Je pris
les pincettes, et, quand je les y plongeai^ je frappai sur un
amas d'or et d'argent, composé sans doute des recettes
faites pendant sa maladie et que sa faiblesse Tavait empê-
ché de cacher, ou que sa défiance ne lui avait pas permis
d'envoyer à la Banque. — Gourez chez le juge de paix, dis-je
au vieil invalide, afin que les scellés soient promplcmcnt
apposés ici I — Frappé des dernières paroles de Gobseck, et
de ce que m'avait récemment dit la portière, je pris les clefs
dos chambres situées au premier et au second étage pour les
aller visiter. Dans la première pièce que j'ouvris, j'eus l'ex-
priciîiion des discours que je croyais insensés, en voyant les
effets d'une avarice à laquelle il n'était plus resté que cet
instinct illogique dont tant d'exemples nous sont offerts par
les avares de province. Dans la chambre voisine do celle où
Gobseck était expiré, se trouvaient des pûtes pourris, une
foule de comestibles de tout genre et môme des coquillages,
des j)oissons qui avaient de la barbe et dont les diverses
puanteurs faillirent m'asphyxier. Partout fourmillaient des
vers et dos insectes. Ces présents, récemment faits, étaient
mêlés à des boîtes de toutes formes, à des caisses de thé, à
dos halles de café. Sur la cheminée, dans une soupière d'ar-
gent, étaient dos avis d'arrivage de marchandises consignées
en sou nom au Havre: balles de coton, boucauts 4c sucre,
tonneaux de rhum, cafés, indigos, tabacs, tout un bazar de
denrées coloniales 1 Cette pièce était encombrée do meubles,
d'argenterie, de lampes, de tableaux, de vases, do livres, de
I
1
GOBSECK 325
puleux, depuis la vaisselle des riches jusqu'aux tabatières
d'or des spéculateurs. Personne ne savait ce que devenaient
ces présent faits au vieil usurier. Tout entrait chez lui, rien
n'en sortait. — Foi d'honnête femme, me disait la portière,
vieille connaissance à moi^ je crois qu'il avale tout sans que
cela le rende plus gras, car il- est sec et maigre comme
l'oiseau de mon horloge. — Enfin, lundi dernier, Gobseck
m'envoya chercher par l'invalide, qui me dit en entrant dans
mon cabinet : — Venez vite, monsieur Derville, le patron
va rendre ses derniers comptes; il a jauni comme un citron,
il est impatient de vous parler; la mort le travaille, et son
dernier hoquet lui grouille dans le gosier. — Quand j'entrai
dans la chambre du moribond, ie le surpris à genoux devant
sa cheminée, où, s'il n'y avait pas de feu, il se trouvait un
énorme monceau de cendres. Gobseck s'y était traîné de son
lit, mais les forces pour revenir se coucher lui manquaient,
aussi bien que la voix pour se plaindre. — Mon vieil ami,
lui dis-je en le relevant et l'aidant à regagner son lit, vous
aviez froid, comment ne faites-vous pas de feu? — Je n'ai
point froid, dit-il, pas de feu ! pas de feu I Je vais je ne sais
où, garçon , reprit-il en me jetant un dernier regard blanc
et sans chaleur, mais je m'en vais d'ici! J'ai la carphologicp
dit-il en se servant d'un terme qui annonçait combien son
intelligence était encore nette et précise. J'ai cru voir ma
chambre pleine d'or vivant, et je me suis levé pour en pren-
dre. A qui tout le mien ira-t-il? Je ne le donne pas au gou-
vernement; j'ai fait un testament, trouve-le, Grotius. La belle
Hollandaise avait une fille que j'ai vue je ne sais où, dans la
rue Yivienne, un soir. Je crois qu'elle est surnommée la
Torpille ; elle est jolie comme un amour, cherche-la ,
Grotius. Tu es mon exécuteur testamentaire, prends ce
que tu voudras, mange : il y a des pâtés de foiô gras, des
balles de café, des sucres, des cuillers d'or. Donne le ser-
vice d'Odiot à ta femme. Mais à qui les diamants? Pri-
ses-tu, garçon? j'ai des tabacs; vends-les à Hambourg ,
ils gagnent un demi. Enfin j'ai de tout el il favA tout quit-
ter I Allons, papa Gobseck, se dit-il, pas de faiblesse, sois
toi-mômow — Il se dressa sur son séant, sa figure se dessina
326 SCÈiNES DE LA VIE PlllVÉK
nctlcincnt sur son oreiller comme si elle eût été de bronze;
il étendit son bras sec et sa main Oiseuse sur sa couverture,
qu'il serra comme pour se retenir; il regarda son foyer, froid
auianlque Tétait son œil métallique, et il mourut avec toute
sa raison, eu offrant ^ la portière, à l'invalide et à moi,
l'imairc de ces vieux Romains attentifs que Lethière a peints
derrière les consuls, dans son tableau de la Mort des enfants
de Brutus. — A-t-il du toupet, le vieux Lascar! me dit l'in-
valide dans son language soldatesque. Moi j'écoulais encore
la fantastique énumération que le moribond p.vait faite de ses
richesses, et mon regard qui avait suivi le sien restait sur
le monceau de cendres dont la grosseur me frappa. Je pris
les pincettes, et, quand je les y plongeai, je frappai sur un
amas d'or et d'argent, composé sans doute des receltes
faites pendant sa maladie et que sa faiblesse Tavdt empo-
ché de cacher, ou que sa défiance ne lui avait pas permis
d'envoyer à la Banque, — Gourez chez le juge de paix, dis-je
au vieil invalide, afin que les scellés soient promptement
apposés ici I — Frappé des dernières paroles de Gobseck, et
de ce que m'avait récemment dit la portière, je pris les clefs
des chambres situées au premier et au second étage pour les
aller visiter. Dans la première pièce que j'ouvris, j'eus Tex-
plicalion des discours que je croyais insensés, en voyant les
cffcls d'une avarice à laquelle il n'était plus resté que cet
instinct illogique dont tant d'exemples nous sont offerts par
les avares de province. Dans la chambre voisine de celle où
Gobseck était expiré, se trouvaient des pûtes pourris, une
foule de comestibles de tout genre et mémo des coquillages,
des j)oissons qui avaient de la barbe et dont les diverses
puanteurs faillirent m'asphyxier. Partout fourmillaient des
vers et dos insectes. Ces présents, récemment faits, élaienl
nièlés à des boîtes de toutes formes, à des caisses de thé, â
dos halles de café. Sur la cheminée, dans une soupière d'ar-
gon l, étaient dos avis d'arrivage de marchandises consignées
en son nom au Havre: balles de coton, boucauts de sucre,
tonneaux de rhum, cafés, indigos, tabacs, tout un bazar de
denrées coloniales! Cette pièce était encombrée de meubles,
d'argenterie,' de lauipes, de tableaux, de vases, de livres, do
GOBSECK S27
belles gravures roulées, s^ns cadres, et de curiosités. Peut-
être cette immense quantité de valeurs ne provenait p^ en*
tièrement de cadeaux et constituait des gages qui lui étaient
restés faute de payement. Je vis des écrins armoriés ou chif-
ifrés, des services en beau linge, des armes précieuses, mais
sans étiquettes. En ojivrant un livre qui nie semblait avoir
été déplacé, j'y trouvai des billels de mille francs. Je me
/promis de bien visiter les moindres choses, de sonder les
planchers, les plafonds, les .corniches et les murs, afin d6
trouver tout cet or dont était si passionnément avi^ ce
Hollandais digne du pinceau de Rembrandt. Je n'ai jamais
vu, dans le cours de ma vie judiciaire, pareils effets d'ava-
rice et d'originalité. Quand je revins dans sa chambre, je
trouvai sur son bureau la raison du pêle-mêle progressif et
de l'entassement de ces richesses. Il y avait sous un serre-pa-
piers une correspondance entre Gobseck et les marchands
auxquels il vendait sans doute habituellement ses présents.
Or, soit que ces gens eussent été victimes de l'habileté de
Gobseck, soit que Gobseck voulût un trop grand prix de ses
denrées ou de ses valeurs fabriquées, chaque marché se
trouvait en suspens. Il n'avait pas vendu les comestibles à
Chovet, parce que Chevet ne voulait les reprendre qu'à trente
pour cent de perte. Gobseck chicanait pour quelques francs
de différence, et pendant la discussion les marchandises s'a-
variaient. Pour son argenterie, il refusait de payer les frais
de la livraison. Pour ses cafés, il ne voulait pas garantir les
déchets. Enfin chaque objet donnait lieu à des contestations
qui dénotaient en Gobseck les premiers symptômes de cet
enfantillage, de cet entêtement incompréhensible auxquels
arrivent tous les vieillards chez lesquels une passion forte
survit à l'intelligence. Je me dis, comme il se l'était dit à
lui-môme : — . A qui toutes ces richesses iront-elles?... En
pensant au bizarre renseignement qu'il m'avait fourni sur sa
seule héritière, je me vois obligé de fouiller toutes les mai-
sons suspectes de Paris pour y jeter à quelque mauvaise
femme une immense fortune. Avant tout, sachez que, par
des actes en bonne forme, le comte Ernest de Restaud sera,
sous peu de jours, mis en possession d'une fortune qui lui
TABLE
La Femme de trente tna 1
Le Femmn abandon n<a. ISO
L« Grenadier* 333
Le UeHBge 35S
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